Victor Serge à nouveau

, par LEQUENNE Michel

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Le titre de cette interview, « Extirper Victor Serge des marges de l’histoire », se limite à un sujet, bien réel, et important à l’heure où tous les médias, presse et télévision, s’acharnent à un révisionnisme massif de l’histoire de la révolution d’Octobre et de ses dirigeants et acteurs.
Mais bien avant ce pilonnage des cerveaux, et depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, nous avions déjà eu d’abord, de 1945 à 1947, l’Union sacrée des deux blocs pour censurer les écrits des révolutionnaires anti-staliniens et de leurs historiens. Et la cause de la marginalisation de Victor Serge, comme celle de Trotsky et de tous les trotskistes, fut cette complicité des deux forces de la contre-révolution. Je suis bien placé, pour ma part, pour témoigner des effets de cette censure, ayant été, en même temps, tout au long de ce demi-siècle, à la fois militant trotskiste et acteur de l’édition. Comment ne pas me souvenir en particulier de Rosmer (que j’avais aidé à la réédition difficile des livres de Trotsky, après 1947 et la fin de l’union sacrée) me disant sur son lit de mort : « Hier, personne ne voulait des ouvrages de Trotsky, maintenant, ils se battraient pour en avoir ! » Et ce fut aussi à ce moment que put paraître L’Affaire Toulaev. On comprend aisément pourquoi, dans ce retournement, fut publié ce livre isolé du reste de l’oeuvre, et à quelles fins vicieuses trahissant la pensée de l’auteur, et non pas la trilogie qu’il fallut l’éditeur militant François Maspero pour rééditer à partir de 1971, en même temps que plusieurs de ses ouvrages politiques. On doit noter aussi, et pour faire mesurer la différence entre les deux « auteurs », que si les droits sur les oeuvres de Trotsky étaient en des mains sûres, celles d’abord de Rosmer, puis celles de Marguerite Bonnet, ceux de Serge étaient propriété d’éditeurs (essentiellement Grasset), puis de ceux qui les demandèrent et les obtinrent de Vlady, sans autre garantie que cette volonté de les éditer selon le choix des titres. La marginalisation de Serge vint donc de l’industrie de l’édition, suivant les aléas des courants idéologiques dominants.
Est-ce donc de cela que parle, dans son interview, l’historienne ? Pas du tout ! Elle l’ignore, comme d’ailleurs les événements historiques qui ont suscité les controverses de 1936 à 1946. Seules la retiennent les oppositions de personnes et les considérations abstraites de principes planant au-dessus du temps. D‘où il résulte que, pour elle, la cause responsable de la marginalisation de Serge se ramène... aux trotskistes !
Dès la première question (suggérée par le livre lui-même ?), la sortie anti-trotskiste est télécommandée : « ... la première partie de votre question, qui rappelle à quel point les écrits de Victor Serge sont dédaignés par le mouvement trotskiste, est encore plus pertinente. Que se cache-t-il derrière les désaccords entre Trotsky et Serge et pourquoi ce dernier a-t-il été négligé voire calomnié ? » Et plus loin, elle reprend : « Serge a été méprisé y compris par le mouvement trotskiste contemporain. » Enfin : « Dès que Trotsky a commencé à critiquer Serge, ses partisans dans les organisations de la IVe Internationale lui ont emboîté le pas. Cela constitue une triste démonstration de leur manque d’indépendance idéologique ». Arrêtons nous d’abord là !
Où cette chercheuse professionnelle a-t-elle trouvé que nous avons négligé et calomnié Serge ? En fait de calomnie, c’est nous qui sommes ici calomniés. Je me sens tout particulièrement touché, car un merveilleux hasard m’a fait rencontrer Serge, dont j’ignorais tout, trotskiste de quelques mois que j’étais au début de 1943, par un exemplaire de l’An I de la Révolution russe, sans couverture ni nom d’auteur, volé au pilon par ma première recrue, et qui fut ainsi mon premier introducteur au trotskisme. C’est avec cet unique livre que j’instruisis dans l’isolement mon premier groupe clandestin. Dès après la Libération, j’appris qui en était l’auteur, et cela dans un PCI où ses oeuvres, que l’on me fit lire, étaient l’objet de la plus vive admiration.
Mais là, S. Weissman triomphe : « S’il est considéré comme un grand écrivain (de plus, un grand écrivain au sein de l’Opposition de gauche), comme vous l’avez dit, il a été ignoré et rejeté — ou peut-être “destitué” — en tant que théoricien sérieux. Dans les organisations trotskistes les plus orthodoxes [?], c’est presque comme s’il était admiré en secret. »
Voilà où les choses s’éclairent : d’une part nous avons « négligé » Serge en le considérant comme notre plus grand écrivain, et admiré, mais en secret ! (de qui ?), et d’autre part nous l’avons ignoré, rejeté, « destitué » (!?), comme théoricien peu sérieux. Le problème est là ! Il ne suffit pas d’admirer Serge, et très ouvertement (pour ma seule part, j’ai écrit des articles sur toutes ses oeuvres, dès qu’elles paraissaient, et pas seulement les littéraires, dans notre presse française et internationale, et mon admiration pour lui a été la base de la profonde amitié qui m’a lié pour la vie à Vlady, dès son premier retour en France), mais il faut le reconnaître comme un grand théoricien, un égal de Trotsky, et même si celui-ci, en tous débats, a eu raison contre lui. Sinon, on est un triste suiveur de Trotsky, manquant de toute « indépendance idéologique » ; les pauvres militants de base étant incapables de discuter, de raisonner, et de prendre position avec leurs propres cervelles dans les débats. Pourtant, la particularité que l’on a en général reconnue aux trotskistes, ces militants qui avaient le courage intellectuel d’être des minoritaires faisant front à tous les courants idéologiques dominant, ce fut celle, non d’être des « suiveurs », mais plutôt des femmes et des hommes à l’esprit critique, « coupeurs de cheveux en quatre », voire, pour les Français, d’être d’incorrigibles « discutailleurs ».
Et dans le cours de la période centrale considérée, loin que Trotsky ait été suivi comme un guide infaillible, il ne cessa en France d’être discuté, voire contredit, par exemple par Craipeau et quelques autres, sur le problème de la nature de l’URSS, et tant, sur ses tournants tactiques de ces années trente, que cela conduisit à des ruptures et scissions.
Sous l’insulte de “suivisme”, il y a en réalité ce que S. Weissman dit être “caché”, mais dont elle ne traite pourtant pas sur le fond, bien que cela n’ait jamais cessé d’être fort clair pour nous, à savoir le contenu et les conséquences pratiques des divergences politiques. À moins que l’on puisse considérer comme théoriques des formulations telles que : « Serge pensait que l’organisation devrait être non-sectaire et qu’elle devrait essayer d’unir les forces non-staliniennes tout en restant ferme idéologiquement. » Quel pavé de l’ours sur le front de notre pauvre Serge ! Si sa position avait été alors formulée en ces termes, il n’y aurait même pas eu de discussion : tout trotskiste aurait ricané d’une fermeté idéologique non-sectaire réalisée en unité avec les anti-staliniens... les plus dépourvus de fermeté idéologique ! Le problème réel était justement de savoir quelle solidité on pouvait trouver en tels ou tels groupes, tels ou tels leaders, dans une situation où le sort de notre classe, et le nôtre comme militants mêmes, en dépendaient.
En ce qui concerne une histoire déjà ancienne, la plus affligeante insuffisance idéologique est de prendre position sur des débats dépassés de façon subjective, sans considération des conditions historiques, des malentendus qui en résultent toujours en raison de la situation différente des acteurs, de leurs différences d’expériences, de formation et de perspectives, enfin des limites de leur information.
Le véritable historien doit s’efforcer au contraire de restituer les conditions objectives des débats anciens, et de ne les juger que sur leurs conséquences dans l’action et dans les déterminations des hommes, ce que je me suis efforcé de faire dans mon Trotskisme, une histoire sans fard, où j’ai repris ces éléments-là, qui n’avaient jamais cessé d’être étudiés dans nos rangs, en particulier lors de nos cours de formation. Il fallait pour cela relativiser la petite histoire des personnes, à laquelle se consacre S. Weissman dans son interview. Pour ma part, je ne pus, certes, que partager le jugement que Serge porta sur des hommes tels que Pierre Naville et Raymond Molinier, et d’autant plus que j’eus l’occasion de les bien connaître plus tard, et d’ainsi comprendre ce qui avait pu être négatif dans leur rôle, mais sans méconnaître leur courage et leur sincérité dans leurs oppositions, et surtout sans que cela me cache les graves problèmes de fond qui les avaient opposés et, au niveau au-dessus, qui avaient opposé Serge et Trotsky.

L’avant-guerre mondiale

Les années qui précédèrent le Deuxième Guerre mondiale furent chaotiques. Les forces en présence étaient inextricablement complexes, leurs interactions dans chaque grand événement pouvaient inverser le cours des choses. Dans cette période, Trotsky et Serge n’occupaient pas la même position. Sur le plan matériel, Trotsky avait le grand désavantage d’être bloqué loin du champ des batailles, mal informé, et toujours avec retard, mal aidé par des partisans, tous trop jeunes, sans expérience, et dont aucun n’atteignait à sa taille intellectuelle. D’où quantité de malentendus, aggravés par la présence d’agents staliniens dans nos rangs. Mais c’était un dirigeant révolutionnaire d’une expérience sans pareille, d’une lucidité terrible, et dont la pensée était orientée vers la saisie de la moindre opportunité pour mener le combat le mieux possible. Rien ne put faire de lui un vaincu (pas plus que des Spartacus, Giordano Bruno, Babeuf ou Guevara ne furent vaincus par leur défaite). Victor Serge était un isolé. Ses oeuvres politiques sont d’un historien et d’un grand polémiste révolutionnaire. Lui-même ne se considérait pas comme un théoricien et, en 1944 encore, pouvait énumérer comme les seuls grands théoriciens marxistes, « Marx, Engels, Lénine, Trotsky et Boukharine » (Carnets). Il était un militant aussi grand par le courage que par la culture et la sensibilité. Et c’est ainsi que Trotsky le jugeait, avec à la fois estime et tristesse de leur écart, après que Serge eut refusé la position de confiance qu’il lui proposait. Serge manifesta à cette époque par ses positions politiques qu’il était, comme il le resta jusqu’à la fin de sa vie, un vaincu de la « révolution trahie » (comme d’ailleurs tant d’autres de ces héros de la révolution, brisés par l’effroyable contre-révolution stalinienne, et que, précisément, Victor Serge va peindre dans ses derniers romans qui ignorent la relève d’une nouvelle génération). Et c’est d’ailleurs comme vaincu qu’il se définit lui-même dans ses Carnets, mot repris en titre de leur préface, pour la réédition de 1985, par Régis Debray qui, dans sa régression commencée, s’en enthousiasme : « Le beau métier de vaincu », avouant que, quant à lui, « il n’y croit plus », et ose écrire : « Il y a quelque chose d’inachevé, d’avorté, de mélancolique dans le destin de Victor Serge qui le rend exemplaire. » Or, ce qui le rend exemplaire à mes – à nos – yeux, c’est précisément, au contraire que, vaincu, dans la misère et l’isolement, il ne dégénéra pas et mourut debout. Et le vrai problème est que, dans les années de confusion du « minuit dans le siècle », si Victor Serge a pu voir les événements et certains hommes de plus près que ne le pouvait Trotsky, il lui manqua la foi en l’avenir et en les générations qui naissaient, et il se battit en défensive, avec des alliés battus d’avance, ces « centristes » qui disparurent de la scène comme dans une trappe dès qu’éclata la guerre.
Car c’est à cette aune que l’on doit juger les débats théoriques et stratégiques entre Serge et Trotsky. Quelles sont les questions qui les séparèrent ? Du plus immédiat et tactique au plus général et théorique, quatre problèmes, personnalisés comme ceux de Serge et de Trotsky, quoiqu’ils fussent ceux de tout le mouvement révolutionnaire du temps :

  1. Alliances larges ou construction d’une nouvelle organisation révolutionnaire ? Bien loin que Trotsky ait voulu isoler ses partisans de façon sectaire, il ne cessa de rechercher l’unité révolutionnaire (Bloc des « Quatre » au niveau international et tentative de détacher
    les gauches socialistes des partis réformistes, en même temps que regrouper les membres des oppositions communistes des diverses périodes), mais sur des bases claires et fermes, bien que limitées aux thèmes essentiels. Les divergences se situaient là, à la nature et aux dangers des « centrismes », que S. Weissman ignore en considérant le mot comme s’il était une injure (alors que le phénomène est resté le problème récurrent du « que faire, par quels moyens et voies, avec quelle perspective ? »). Et là, c’est l’histoire qui a jugé.
  2. Stratégie révolutionnaire dans la révolution espagnole. S’il est impossible de refaire l’histoire par l’imagination de ce qui aurait pu se passer si... il est tout de même vraisemblable que si un pouvoir révolutionnaire de comités (des soviets au vrai sens du mot) s’était construit dès 1936, comme Trotsky en portait l’enseignement et aurait tenté de l’impulser, et si un tel pouvoir du peuple s’était substitué au gouvernement de « front populaire », laissant le PC à son peu d’influence initiale, alors la suite de la guerre civile aurait été tout autre. La politique de Nin, au contraire, a abouti à laisser les masses révolutionnaires combattantes sans direction, et ainsi livrées à la répression des staliniens agissant avec la caution du gouvernement de front populaire, d’où le désastre qui l’a conduit à la mort. Dira-t-on que, dans les conditions générales du temps, la défaite était fatale ? Probablement ! Mais il y a différence entre défaite et désastre. Là encore, c’est l’histoire qui a jugé, et dans le sang.
  3. Fondation de la IVe Internationale. Serge ne voyait que la faiblesse des forces trotskistes et la médiocrité de leurs cadres (d’ailleurs bien relative comparée à ceux des groupes centristes) devant la terrible menace de la guerre qui venait. Trotsky, lui, se souvenait de l’effondrement de la IIe Internationale, et du retard de regroupement des forces minuscules qui allaient, à partir de Zimmerwald et Kienthal, être le noyau de la IIIe Internationale. Il voyait loin et avait confiance, à la fois en son programme et dans les militants qui l’avaient rejoint contre le courant torrentueux. La guerre allait lui donner raison en ce qui concerne la préservation du programme et de la continuité d’une organisation internationale de révolutionnaires, bien que la fin de cette Deuxième Guerre mondiale ait été fort différente de celle de la Première (mais cela relève d’autres rapports d’événements, que ni Trotsky ni Serge — ni personne — ne pouvaient prévoir).
  4. Jugements sur la révolution d’Octobre et la nature de l’URSS (d’où le destin du stalinisme). C’est en fait cette question qui sous-tend les trois précédentes. Là, on peut dire que toutes les prévisions se sont révélées fausses. Trotsky a sous-estimé l’efficacité contre-révolutionnaire de la répression stalinienne (toute l’avant-garde anéantie, y compris la partie qui avait cru en la thèse stalinienne de construction du socialisme en un seul pays), mais il avait raison de penser que le système stalinien était voué à la mort (il ne se trompait que sur la façon dont il allait être détruit, et sur le moment). Ceux qui pensèrent comme Serge, Orwell et tant d’autres révolutionnaires, qu’il tendait à l’expansion et qu’il constituait un danger pire que l’impérialisme capitaliste, se trompaient et furent conduits à des politiques diverses allant de la simple défense de la démocratie bourgeoise (pensée comme moindre mal) comme les sociaux-démocrates, jusqu’aux pires collusions avec l’ennemi principal (quasi tous les tenants du nouveau « système impérialiste »). Pour sa part, Serge resta suspendu comme un ludion dans cette contradiction, et non sans illusions sur la possibilité d’évolution progressive des démocraties bourgeoises, en particulier aux Etats-Unis (voir, là aussi, les Carnets).

L’épreuve de la Guerre

Si Trotsky avait été loin des événements du mouvement ouvrier et révolutionnaire en la veille de guerre, Serge se trouva dans la même situation d’éloignement pendant la guerre elle-même, et de façon pire. À la différence de Trotsky, il était sans aucune prise, directe ou même indirecte, sur ce qui se passait en Europe, sinon via quelques gens démoralisés et cherchant où se raccrocher, et naturellement sans connaissance de ce qui se passait dans la clandestinité. Ses Carnets sont éloquents à cet égard. Il allait voir, dans la dernière partie de la guerre, nombre de ses amis se rallier à l’Union sacrée, voire se ranger sous la bannière du PCF en France, lui tournant le dos ou cachant leurs rapports avec lui. Il semble avoir ignoré que le trotskisme avait changé de visages dans la guerre.
Les guerres sont des épreuves de feu où les mous se fondent et les durs se forgent. La plupart des dirigeants du mouvement trotskiste de l’avant-guerre disparurent de la scène, plus ou moins honteusement, et de jeunes inconnus de la veille (ceux à l’égard desquels S. Weissman montre tant de mépris) assurèrent la relève. Certes, ce fut d’abord sur des bases opposées, suite de celles de l’avant-guerre, mais finalement s’unifiant en une seule organisation en France et, presque immédiatement, avec une formation et une direction européennes qui, à la fin du conflit, se trouvèrent dans une Internationale également unifiée. Serge ne paraît pas avoir connu tout cela ! Du moins n’en parle-t-il pas, ni ne mentionne que les trotskistes publièrent en France, tout au long de la guerre, le seul journal révolutionnaire, doublé à la fin d’un journal en allemand, pas plus que de l’activité qui nous coûta tant de morts. Noyau faible, certes, mais le seul opposé au bulldozer politique du stalinisme, et qui permit la naissance d’une nouvelle génération de militants au sein de la guerre même, par le trotskisme sauvée du dévoiement stalinien ou du désespoir. Trotsky avait prévu que sa IVe Internationale serait très faible, et plus qu’elle n’a été, mais par son existence seule, avec ses pauvres forces, moyens, et force cahots, elle a sauvegardé dans d’innombrables luttes, nationales et internationales, la vérité et l’honneur du communisme pour hier, aujourd’hui et demain. À ce positif, si heurté et si modeste soit-il, s’opposent les faillites répétées de tous les « centrismes », flottant entre semi-stalinisme et/ou semi-réformisme, à la recherche de voies moyennes, courtes, sans lucidité ni perspective claire.
Si Serge, dans ce qui apparaît dans ses textes comme expression de sa démoralisation, avait des excuses à ses ignorances, on ne voit pas que S. Weissman en ait, qui ne cite de trotskistes que de gens qui l’ont été peu de temps et ont cessé de l’être depuis longtemps.

Les dernières années de Serge

Les dernières années de Serge, vécues dans un isolement terrible, ne lui permirent pas de comprendre ce qui se passait en Europe, et en particulier en France. D’où le malentendu sur De Gaulle, et sur les possibles progrès de la démocratie bourgeoise. Mais, là encore, S. Weissman limite la question à la lettre à Malraux qui, en effet, s’explique parfaitement. Comment des trotskistes français pourraient-ils dire le contraire, alors que nous-mêmes, en 1945, avons pu croire qu’il restait en Malraux quelque chose de l’homme des années trente, et nous sommes adressés à lui – bien entendu sans réponse – dans notre lutte pour la légalisation de notre journal La Vérité ? Mais, toujours dans les Carnets (dont curieusement S. Weissman ne parle pas, bien qu’elle y puise ce qui lui convient), Serge témoigne de ses illusions sur De Gaulle : « De Gaulle est pour tout le monde le symbole de la Résistance et il faut reconnaître qu’il s’est admirablement, intelligemment comporté au cours des années les plus noires. Un grand homme d’État ou de mouvement suscite toujours la crainte du dictateur, puisqu’il contient le dictateur en germe, mais jusqu’ici [janvier 1946 !] la tenue politique de De Gaulle n’a nullement justifié les accusations murmurées contre lui. » Aujourd’hui, on se dit : « Certes, Serge était loin ». Mais comment pense-t-on que pouvaient réagir à cela de jeunes trotskistes français qui avaient largement eu le temps de juger le brave général De Gaulle ! Et, dans le même temps, le danger, pour Serge, était le PC, certes notre ennemi, à nous aussi qui nous battions sur deux fronts, mais en tant qu’il était le plus solide instrument de rétablissement de l’ordre bourgeois, et non pas, comme le croyait Serge, parce qu’il voulait s’emparer du pouvoir. Cette vue montrait qu’il n’avait pas compris la véritable nature du stalinisme qui, pendant quarante ans encore, n’allait pas cesser de soutenir les révolutions du globe comme la corde soutient le pendu.

Des erreurs et incompréhensions de S. Weissman à la confusion et à la calomnie.

Dans l’avant-dernière partie de son interview, S. Weissman nous donne un résumé de l’histoire de l’URSS, sous l’angle de la question de la « démocratie », qu’elle conclut en ces termes : « La marque d’une révolution saine [sic] — les organes de contrôle démocratique par la
base comme part intégrante d’une révolution victorieuse et d’une société transitoire – a été reléguée
[re-sic] à une question de rhétorique et n’existait plus réellement. » Et voilà pourquoi votre fille est muette, et comment on règle, au compte de Serge, le passage de la révolution à la contre-révolution stalinienne. Il est vrai que, plus haut, on peut lire cette phrase particulièrement ambiguë : « Dans le contexte de la guerre civile espagnole, des procès de Moscou et des purges en URSS, le débat sur Cronstadt en 1921 fut de la plus grande importance entre léninisme et stalinisme et eut une valeur de formation pour une nouvelle génération de militants. » Qu’est-ce à dire ? Si l’on veut savoir comment Serge jugea le soulèvement de Cronstadt, qu’on lise les pages 604 à 611 de l’édition « Bouquins » de ses Mémoires d’un révolutionnaire, écrits en 1943, puis son Vie et mort de Léon Trotsky de 1951, écrit en collaboration avec Natalia Sedova (rééditée en 1961 puis, augmentée, en 1973, par Maspero, alors membre de la LCR). Cela fait justice d’une mythification contre-révolutionnaire, bien établie aujourd’hui, de cette terrible « contre-révolution populaire », comme écrit Serge, et certes de sa non moins terrible répression, mais pas du tout comme début et origine du stalinisme. La différence entre ce qu’écrivent Serge et Trotsky sur la question, c’est que le premier s’étend longuement sur le chaos de la situation politico-sociale, largement incontrôlable depuis le sommet de l’appareil gouvernemental, et que Trotsky s’en tient aux données politiques générales de l’affaire. Et quel’on lise aussi ce qu’en dit Rosmer dans son Moscou sous Lénine (Tiens ! à propos, encore un livre non réédité, de la faute des trotskistes sans doute ?). S. Weissmann est bien obligée de dire : « Serge soutenait toujours le parti [bolchevik], et il n’a pas utilisé ce débat pour mettre en cause la responsabilité personnelle de Trotsky [comme cela se fait calomnieusement de façon très générale aujourd’hui] – mais pour défendre l’idéal d’Octobre contre ceux, tel Anton Ciliga, qui “jugeaient [la révolution] à la seule lumière du stalinisme”. » Serge était clair qui, dans toutes ses oeuvres d’exil, nous montre la destruction de toute la génération d’Octobre par Staline. S.Weissman ne l’est pas. Et c’est pourtant là que gîte le lièvre de l’anti-trotskisme des révisionnistes.
Se réclamant de ses profondes et sérieuses recherches, S. Weissman n’en dit pas moins avec assurance que : « Serge se rendit à la conférence de fondation [de la IVe Internationale] et travailla autant qu’il put avec les camarades français. » Elle confond la pré-conférence
de janvier 1937 avec celle de fondation qui eut lieu en 1938, et à laquelle Serge ne participa pas, étant contre.
Mais il y a pire, c’est la calomnie. Ainsi : « il s’est par la suite avéré que Reiss était un agent stalinien tout comme Sylvia Caldwell. » Nous ne trouvons pas de Sylvia Caldwell dans toute notre documentation touchant les attentats staliniens des années trente en Europe et l’assassinat de Trotsky en 1940, documentation que, pourtant, nous croyons assez complète. Une seule Sylvia : Ageloff ! S’agit-il d’elle ? Ce serait une bien grave accusation, contraire à tout ce que nous savons d’elle, et qu’il ne suffit pas d’énoncer sans préciser d’où on sort une telle affirmation. Mais Reiss ! dont nous savons tout ! Comment S. Weissman ose-t-elle formuler une aussi odieuse insulte ? Et qui, du même coup atteint sa veuve, Elsa Poretski, l’auteur de Les Nôtres !

Serge manipulé par les révisionnistes

Mes derniers articles sur les ouvrages de Serge, publiés dans ces colonnes [1], ont tous noté comment ses préfaciers manipulaient sa pensée à des fins anti-trotskistes. Mon cher Vlady avait été une proie trop facile pour des gens qui l’avaient circonvenu par des manifestations d’adoration de son père, car le grand artiste qu’il était n’avait guère la tête politique. Tout en lui était instinct et sentiment. Quelle aubaine il fut pour des gens qui se servirent de Serge pour cacher leur anticommunisme derrière l’oeuvre antistalinienne de Serge, et se servirent des divergences entre lui et Trotsky, qui, aussi graves qu’elles aient été, restèrent celles de deux révolutionnaires, pour les opposer quant à leur fidélité à la révolution ! Mais Vlady n’était pas un naïf s’il fut trop indulgent. Quant à la défense de la mémoire de son père, il savait si bien à quoi s’en tenir et sur qui compter qu’en avril 1992, m’annonçant qu’un colloque Victor serge s’était tenu à Bruxelles sans que j’en sache rien, il m’écrivait : « Tu aurais dû y être ». Et quant au rapport de ce père à la révolution, ne se manifeste-t-elle pas en le triptyque géant qui couronne son oeuvre picturale, consacré à Trotsky, du vainqueur d’Octobre et de la guerre civile à la tragédie de son assassinat, qu’il a peint en une synthèse étonnante des pôles de sa vie.
Où se situe S. Weissman par rapport aux révisonnistes ? Apprendre qu’elle a fait le discours d’inauguration de la fondation Trotsky de l’Académie des sciences de Moscou, sur le thème « Serge et Trotsky », ne nous rassure guère, après ce qu’elle vient de nous donner à lire ! On peut deviner ce qui, dans la Russie d’aujourd’hui, peut être admis sur le stalinisme et la révolution : évidemment tous les amalgames possibles de condamnation du « négatif » des deux, au profit de la démocratie poutinienne ! Sûrement pas la défense du trotskisme comme authenticité du bolchevisme et du léninisme contre le stalinisme ! Le choix des oeuvres de Serge dont on nous informe de la publication là-bas semble bien aller dans ce sens. On aimerait donc beaucoup avoir là-dessus des informations précises, qu’elles soient rassurantes ou alarmantes.

M.L.

La vigueur de la réaction de Michel Lequenne à l’entretien avec Susan Weissman nous a alertés et conduits à une relecture attentive de la version anglaise du texte. Il apparaît que quelques problèmes de traduction se sont glissés pouvant générer des malentendus.
Nous présentons nos excuses à Susan Weissman, ainsi qu’à Michel Lequenne. Nous apporterons dans notre prochain numéro les corrections nécessaires permettant de lever ces erreurs.

Notes

[1Dans notre numéro 171, sur Vie et mort de Léon Trotsky, préfacé par Richard Greeman, dont je dénonçais le « parti pris anti-trotskyste qui mêle les affirmations partisanes qui lui sont propres, les arguments douteux, les erreurs et même les calomnies. » ; dans le n° 172, « Victor Serge romancier », où je recense toutes ses oeuvres disponibles, regrette l’absence d’une Œuvre complète et dénonce son absence des dictionnaires, aussi bien de langue française que du mondial Laffont-Bompiani, ainsi que du palmarès de la littérature du siècle fait par Le Monde.

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