La destruction d’une société. Aucun autre terme n’est autant propre à décrire ce que le gouvernement d’Ariel Sharon, l’armée israélienne et ses généraux font dans les Territoires palestiniens occupés.
A propos du camp de Jénine, le Financial Times écrit : « Le camp où se concentrent quelque 15 000 habitants s’est trouvé sous le feu, depuis lundi [8 avril], des hélicoptères lance-missiles. Le quotidien Haaretz cite des militaires israéliens qui expriment des réserves face à l’ampleur des destructions dans le camp. “Quand le monde verra les images de ce que nous avons fait là, cela nous fera un tort énorme”, dit l’une des sources citées. La Société palestinienne pour la défense des droits de la personne humaine (LAW) rapportait les propos de témoins présents à Jénine ; ils affirmaient que les Forces [armées] israéliennes, avec des tanks, avec des engins blindés de transport de troupes, avec des bulldozers, tout cela appuyé par sept hélicoptères Apache, avaient tiré 250 missiles et obus de char sur ce camp d’une superficie 1 km2, en 24 heures. » (10 avril 2002)
Le Times de Londres titre : « Une procession d’éclopés quitte Naplouse la morte » (9 avril 2002). Stephen Farrel relate : « Les portes de la mosquée [al-Baiq] crissent et un courant d’air fétide et humide s’échappe de ce bâtiment qui, depuis cinq jours, a servi de morgue et d’hôpital de campagne... Penchée sur un goutte-à-goutte presque vide, Zarah al-Wawe travaillait sans électricité, sans banque de sang, sans ambulances [interdites de déplacement], réclamant de l’aide avec son portable, jusqu’à ce que les piles soient à plat, et criant : “Nous sommes en train de les perdre, nous sommes en train de les perdre.” » Son collègue Muhaned explique à Stephen Farrel : « Hier, nous avions 15 blessés. Nous aurions pu en sauver la moitié. Nous avons dû les enterrer sans leur famille. »
Suzanne Goldenberg, dans le Guardian, termine de la sorte sa chronique sur l’occupation et la dévastation de Naplouse, cette ville « qui possède une fière histoire de résistance active » : « Une fois la nuit tombée, l’armée israélienne, hier, a continué sa campagne pour “attendrir” [dans le sens du verbe utilisé par le boucher ou le tortionnaire] la casbah avant sa chute finale [étant donné la résistance], et plusieurs explosions tonitruantes ont déchiré les ténèbres. “Non, ce n’est pas fini, ils [les militaires israéliens] disent qu’ils vont détruire toute la zone et, vous savez, ces maisons sont si vieilles et si rapprochées que, au moment où vous ne démolissez même qu’une d’entre elles, vous détruirez l’ensemble”, nous indiquait un médecin volontaire palestinien dans la mosquée. »
Rhétorique coloniale...
Quiconque a lu des récits de militaires ou d’historiens de la colonisation retrouve, aujourd’hui, le psittacisme d’ « acteurs » militaires et politiques d’une histoire qui bégaye. Quand, le 9 avril, Shimon Peres parle d’un « massacre » à propos du camp de réfugiés de Jénine, il se défausse, avec couardise. En effet, il connaît l’étendue des crimes et sait qu’ils vont, sous peu, éclater au grand jour. Mais avec cette indulgence — propre aux pleutres dont la dignité se réduit au précepte « éviter le pire » — il stationne au côté de Sharon pour... rester au gouvernement.
Quant à Sharon, on croirait écouter les généraux-politiciens français, anglais ou américains qui ont conduit des guerres coloniales et impérialistes. Toujours, ils invoquèrent le besoin d’une « zone de sécurité » à établir avant de « trouver une solution ». Sans cesse, la « solution » devait être trouvée une fois que le « bon interlocuteur » — « celui qui représente vraiment les intérêts de toute la société » et « non pas les terroristes qui la manipulent » — est dégagé de l’emprise des « extrémistes » et qu’il peut « négocier librement ». Comprenez : que ce « grand réaliste » accepte ce que les occupants lui proposent.
Certes l’histoire n’enseigne rien, d’elle-même. Et, avec la même naïveté — doublée de cette ignorance qui sert de prime à la carrière — de nombreux journalistes reprennent la structure de l’argumentation sioniste. Les plus réticents se retrouvent dans des médias écrits israéliens, entre autres Haaretz. Eux, ils font métier de chercher, d’entendre, d’interpréter.
En arrière-fond des discours de Sharon, de son gouvernement d’unité nationale et de leurs œuvres criminelles, est ancrée une vision constitutive du projet sioniste. Elle a la forme d’un diptyque.
Primo, la « guerre d’indépendance » n’est pas terminée. Autrement dit, la guerre de 1948 n’a été qu’interrompue ; elle n’a jamais pris fin. Sharon l’a proclamé lors de son investiture. Toute l’histoire de l’État sioniste est marquée au fer de la guerre, chaque fois une guerre « voulue par d’autres ». Et, à chacune des reprises, le combat est conduit, prétendument, pour se défendre et pour la paix et la sécurité d’Israël. La saga coloniale européenne, au XIXe siècle, portait les mêmes titres de chapitre et le même déroulement (physio)logique.
Secundo, pour obtenir la paix et la sécurité, il est nécessaire de se défaire de ceux qui la mettent en danger, donc de « pousser au départ » ou éliminer ceux et celles qui « fomentent terrorisme et guerre ».
Le général Sharon qui envahissait le Liban en 1982 — avant de devenir fermier et éleveur de moutons — continue aujourd’hui sa guerre de 1982. Elle, aussi, avait un but proclamé : créer une « zone de sécurité » au Sud-Liban, avec l’appui d’une milice de collaborateurs corrompus, pour « lutter contre les incursions terroristes ». On en connaît l’issue. Et lorsque Sharon, avec la morgue du « juste », affirme qu’il offre un hélicoptère à Yasser Arafat, mais avec un aller simple, il ne fait, en réalité, qu’appliquer au représentant d’un gouvernement ce que l’État sioniste a fait en 1948 et 1967 : imposer l’exode à une population. Ce terme exode devrait posséder un sens achevé pour ceux et celles qui, dans les médias, écoutent ce dirigeant de temps de guerre : il fait ce qu’il dit. Il n’est pas nécessaire d’attendre 20 ans pour qu’un spécialiste le confirme.
... et sionisme colonisateur
Tentons de décrypter la situation présente. Depuis 1994, sous le gouvernement de Yitzhak Rabin (assassiné par un extrémiste sioniste en novembre 1995), la colonisation de la Cisjordanie continua et s’amplifia, parallèlement aux discussions sur le « processus de paix », qui devait avant tout être un processus... qui n’aboutirait pas à une paix. Car, elle minerait un pilier important d’une « vision sioniste » dominante dans l’establishment israélien.
Dès lors, le résultat était prévisible. Au sein du peuple palestinien, un sentiment prit son essor. Alors que les « négociateurs » de la paix multipliaient les discours lénifiants, la vie quotidienne ne changeait pas. Pire, elle se dégradait. Car la colonisation ne signifie pas seulement installation de « colonies juives » — qui apportent un soutien et deviennent un recours politique ainsi qu’un instrument de légitimation pour toutes les opérations militaires — mais aussi les barrages militaires, les routes coupées, le contrôle permanent...
En un mot : la politique de colonisation — qui est toujours restée au centre des choix concrets des divers gouvernements, de Rabin à Peres en passant par Netanyahou, puis Barak — faisait imploser un dit processus de paix, transformé en vaste opération de marketing, comme le rappelle avec finesse un négociateur américain [1].
Cette politique délibérée a préparé le terrain pour une nouvelle vague de résistance plus active du peuple palestinien ; une résistance nécessaire à l’affirmation de son existence, de sa dignité, de sa vie. Une résistance pour l’indépendance ; cette volonté indéfectible d’affranchissement que Sharon et ses pairs veulent briser. Eux qui, pourtant, devraient savoir ce que cela a signifié au cours de l’histoire du peuple juif, sous des formes qui étaient, souvent, fort éloignées du sionisme. Mais, cela, ils ne peuvent plus le reconnaître, non seulement à cause de la rupture culturelle avec l’histoire de la diaspora, des intérêts enracinés dans la constitution d’un État théocratico-« démocratique », mais aussi en raison du risque d’aboutir de manière infaillible à cette interrogation posée, le 4 avril 2002, par le maire de Haïfa dans le quotidien traditionaliste Yediot Achronot : comment juger, à la lumière du présent, le mouvement sioniste ?
Reproduire des réfugiés
Le rappel de 1982 n’est pas inutile. Toutefois, la différence avec 1982 est éloquente. Depuis des mois, les forces armées israéliennes ont déployé un véritable dessein : annihiler les infrastructures matérielles et les « ressources humaines » des Territoires palestiniens occupés. La liste est atrocement aisée à établir : assassinats extrajudiciaires de militants de tous les courants politiques — car ils sont nombreux — au sein de la population palestinienne ; liquidation ou étranglement des ONG (organisations non gouvernementales) ; destruction de centres hospitaliers (comme celui de Ramallah) ; réduction à l’état de ruines du Centre de statistiques de l’Autorité palestinienne et du Ministère de l’éducation, ainsi que du Centre culturel palestinien ; suppression de toutes les archives concernant les examens de baccalauréat et d’université ou encore des recueils administratifs de villes comme Ramallah ou Naplouse. Aujourd’hui, tous les reportages concluent à de véritables massacres et à une sélection des hommes ayant entre 15 et 45 ans... sur un modèle que les forces serbes ont appliqué en Bosnie (comme le décrit, malgré ses insuffisances criantes, le rapport hollandais publié ce 10 avril).
Néanmoins, ce constat reste superficiel — pour autant que ce terme convienne — s’il n’est pas intégré dans un cadre plus large. Ce qui est en marche depuis 1998 — et avec une accélération affolante — n’est autre que l’annihilation des possibilités de fonctionnement d’une société palestinienne sur ces 22 % de territoire — « les territoires occupés » — de la Palestine historique.
Ce projet peut se décliner ainsi. Premièrement, la volonté de la part d’Israël de rendre « invivable » la Cisjordanie et donc de pousser les hommes et les femmes à partir. Sous une forme plus atomisée, c’est l’exode forcé — documenté par les « nouveaux historiens » israéliens — de 1948 ou de 1967. Des départs, sans visage, qui ne devraient pas faire de bruit, comme les « zones militaires fermées » sont avares d’images.
Deuxièmement, s’attaquer aux camps de réfugiés, à cette population en exil permanent ; qui peut toujours être déplacée, car jamais installée. Voilà qui explique la brutalité assassine exercée dans les camps de Jénine et, dès le 10 avril, de Bir Zeit (près de Ramallah) et de Daharyeh (près de Hébron). Les « camps » sont présentés comme des « foyers terroristes ». Dès lors, ils doivent être démantelés. Ils sont des mini-États voyous, pour reprendre la terminologie de l’administration américaine. Leur population pourrait même être regroupée à Gaza. N’est-ce pas à Gaza que sont envoyés les Palestiniens arrêtés et relâchés ?
Cette « concentration » à Gaza avait déjà été proposée par Shimon Peres en 1995, après discussion avec Arafat, sous la dénomination de Gaza first (Miftah). Peres, qui succédait à Rabin, proposait une expérience initiale « d’autonomie » à Gaza, pour vérifier la capacité des « Palestiniens à conduire un État viable ». Ressort le vieux fond raciste de cette classe de propositions coloniales. Le risque est grand, aujourd’hui, que les réfugiés soient les principales cibles de l’occupation. Ainsi, s’effectuerait une sorte de déplacement intérieur aux Territoires occupés, car l’expulsion massive vers la Jordanie ou l’Égypte poserait trop de « problèmes diplomatiques », pour l’heure. Et l’administration Bush ne pourrait fermer les yeux. Enfin, les risques de déstabilisation de ces deux pays seraient accrus. Une fois le « calme revenu » — dans les plans élaborés par l’état-major pour leur guerre prolongée, initiée en 1948 — la possibilité serait offerte d’envisager des processus migratoires vers les pays arabes, qui ont reconnu Israël. D’autant plus que l’État-croupion serait malingre et invivable.
Troisièmement, l’occupation militaire actuelle, avec sa terreur — accompagnée d’une campagne médiatique où la symétrie est établie entre « attentats-suicides » et « lutte contre le terrorisme » —, est tout à fait fonctionnelle à l’établissement d’une vaste bande de sécurité le long de la ligne verte (à l’est des grandes villes israéliennes). Des cartes, différentes de celle de Taba [2], ont été étudiées par Sharon. Ce qui soustrairait des zones importantes à un futur État croupion palestinien et des ressources en eau vitales. Une zone de sécurité aisée à « justifier » aux yeux de la population israélienne, car les coups — depuis des années — portés aux institutions palestiniennes ont favorisé l’émergence de groupes armés indépendants ; presqu’un vœu de l’état-major.
Ce projet sioniste est suicidaire. Mais il est aussi terriblement meurtrier.