Parlons clair : les décrets Lang sur le LMD [1] sont en passe de s’imposer de redoutable façon malgré la salutaire mobilisation étudiante. C’est, à terme rapproché, le modèle universitaire français qui est voué à disparaître. « Feu » le projet de loi de « modernisation » des universités — et rien ne dit qu’il ne ressorte pas, un jour ou l’autre, du placard — achève cette construction libéralement pure.
Mais la LMD se suffit, en quelque sorte, à lui même.
Exit la démocratisation de l’enseignement supérieur, place au marché !
L’Université française était certes loin d’être exempte de défauts sur lesquels on ne s’attardera pas ici. Au moins avait-elle réussi, en une vingtaine d’années, à doubler les effectifs accueillis, dans un mouvement de massification plus que de démocratisation réelle. Ce qui est à la fois peu - parce que les clivages sociaux sont démultipliés à l’Université - et beaucoup - parce que cela a quand même permis à de très nombreux jeunes issus de milieux défavorisés d’accéder à l’enseignement supérieur. C’est cela qui est voué à disparaître si les mobilisations en cours devaient échouer.
LMD : le ver dans le fruit
Sous le fallacieux prétexte de favoriser par une meilleure comparabilité des diplômes la mobilité européenne des étudiants, le ministère tente en réalité d’introduire une logique d’individualisation complète des cursus et des formations.
La tactique ministérielle consiste à brouiller les cartes en maintenant le mythe de l’existence de diplômes nationaux. Alors qu’en réalité, selon les décrets d’avril 2002 instituant le LMD, ne sont réellement nationaux (et même pas véritablement européens) que les grades. Or la délivrance d’un
grade (national) nécessite l’obtention de diplômes qui, eux, sont élaborés par les universités elles-mêmes, sans aucun cadrage national ni harmonisation des contenus. Ces diplômes (d’établissement) s’acquièrent par accumulation d’une certaine quantité de crédits (ECTS [2]) supposés « valoir » eux-mêmes une certaine quantité de travail (mesurée par l’établissement lui-même). En vue de constituer le stock nécessaire de crédits, l’étudiant est « libre » de choisir parmi les différents modules proposés par son université - ou par une autre. Résultat : ce système est tellement illisible qu’il a fallu rendre obligatoire la délivrance d’un « supplément au diplôme », qui s’appellerait « l’annexe descriptive », pour rendre compte du parcours vibrionnaire suivi par l’étudiant butinant parmi les offres de formation en vue de constituer son capital d’ECTS.
En conséquence, alors que jusqu’à présent, les diplômes délivrés avaient une valeur plus ou moins identique sur tout le territoire national, ils ne vaudront dorénavant que ce que vaudront le parcours suivi par l’étudiant et l’établissement qui aura délivré le diplôme, le tout dûment attesté par l’annexe descriptive : que l’on ne confonde pas Dauphine et Trifouilli... Et le jeune diplômé ne pourra plus s’appuyer sur un niveau de qualification reconnue pour négocier son contrat de travail en regard d’une grille de classification professionnelle.
Du libéral à l’état pur
Auparavant, le diplôme sanctionnait une formation dont le contenu, sans être identique d’une université à l’autre, était encadré par des règles. Les différences entre universités restaient contenues dans certaines limites. Foin de cela avec le LMD. Sa logique, avec celle des certifications
professionnelles (régies par le RNCP [3]), est « totalement différente : il s’agit de définir une certification en termes de compétences, de savoir faire... mais pas nécessairement en termes de parcours de formation. » [4] Compétence individuelle et reconnue in fine par l’employeur, contre qualification qui ressort d’une reconnaissance sociale : du libéral à l’état pur... Et d’imaginer [5], si l’on n’avait pas bien compris, « un modèle où l’étudiant puisse choisir, non pas des parcours de formation, mais des parcours d’acquisition de compétences et d’accès à une certification professionnelle. En clair, une offre de formation construite en partant, non des disciplines, mais des compétences. » L’étudiant se retrouvera dans la nécessité de préparer son employabilité et plus dans le désir d’acquérir des connaissances, une culture. Il sera amené à choisir des séquences de formation, s’il est bien conseillé, selon leur cotation auprès des milieux professionnels... Vous avez dit marchandisation...
Cette individualisation radicale des parcours n’est pas le seul danger de ce système pervers.
Adossement à la recherche : Licence pour les uns, Master et Doctorat pour les autres
Si ce sont bien les établissements qui construisent leurs offres de formation, encore faut-il que celles-ci soient « labellisées » par le ministre. L’objectif de cette procédure n’est plus de vérifier la conformité aux règles légales de définition des diplômes, mais d’organiser la rationalisation
budgétaire (et scientifique) dans un environnement concurrentiel. En effet, l’avis donné par la Mission Scientifique, Technique et Pédagogique (1200 experts désignés par le ministre sur la base de critères non transparents) a pour but de trier les filières adossées à la recherche (en fonction du nombre de laboratoires et de la « qualité » des enseignants-chercheurs plus ou moins exprimée en nombre de publications) qui auront le droit d’offrir des formations au delà de la licence. A cet aune, les établissements récents et généralistes, provinciaux ou banlieusards, sont perdants : incapables d’aligner suffisamment de labos et de chercheurs, ils seront rapidement exclus des formations de niveaux M et D, réservées aux établissement de « standard européen ». Pour faire bonne mesure, ajoutez zéro création de postes et une diminution du budget de la recherche et vous comprenez que dans cette course à l’échalote, les établissement les plus prestigieux et les mieux dotés vont accentuer l’écart avec les moins bien lotis. À ceux-ci ne restera tendanciellement que les formations de niveau Licence, privées — faute d’adossement à la recherche — de la dimension critique des savoirs qui devrait faire la richesse de l’enseignement supérieur.
Feu la modernisation...
Le projet de loi dit de « modernisation des universités », si cher à Ferry [6], — qui risque bien de revenir, sous forme législative ou non - complète le dispositif, en ce qu’il organise la concurrence des établissements, qui se doivent naturellement d’être attractifs et performants. Les COS (Conseils d’orientations stratégiques, pas moins), associant aux universités partenaires économiques (le Medef de l’endroit, en somme) et institutionnels (les collectivités locales) consacreront une intrusion du patronat dans la définition et le contenu des formations qualitativement supérieure à son ingérence actuelle, qui s’exerce principalement sur les formations professionnelles — et bien sûr la recherche. Le désengagement de l’État et l’attribution d’un budget global aux universités les amèneront, inévitablement, à chercher des sources de financement. Outre l’élévation possible des droits d’inscription, les partenaires économiques (encore eux) seront activement sollicités.
Tout concourt ainsi à dégager quelques universités d’élite — dont le rayonnement est international — d’une masse d’unités de plus en plus poussées à se cantonner dans des filières professionnelles pour obtenir des subventions.
C’est, ni plus ni moins, la fin d’un service public d’enseignement supérieur.
Alors, la catastrophe...
Si par malheur le LMD devenait la règle, il est probable que la vague actuelle de contractualisation (de 2002 pour la vague A à 2005 pour la D) serait une période d’adaptation progressive et sans total bouleversement. Les écarts vont seulement se creuser entre universités , entre filières générales et professionnelles... Par contre, la vague suivante, qui s’ouvrirait à partir de 2006, serait celle de l’éclatement de la carte des offres universitaires en un pôle d’excellence englobant les établissements métropolitains de standard international dotés de puissants labo de recherche et des établissements généralistes (dont les moins mal lotis auront réussi à préserver quelques labos et Masters) réduits au statut de collèges universitaires et délivrant des formations de niveau licence. Aux premiers, la formation des cadres gestionnaires et dirigeants des entreprises. Aux seconds la formation du vivier des futurs enseignants et, pour les meilleurs, une poursuite d’études dans
quelques filières préservées. Aux troisièmes (la voie professionnelle du bac pro à la licence pro en passant par le BTS), la formation des futurs opérateurs de production et des techniciens. Et pour tous, un « sas » d’accueil en début de contrat dans les entreprises considérées comme les seules aptes à juger des « compétences » du postulant que le diplôme ne certifierait plus.
Il y a de quoi se bouger !
L’histoire racontée à ceux d’en bas
On présente volontiers le LMD comme un ajustement des formations, nécessaire (pour la France), sur ce qui existe partout en Europe.
C’est faux !
L’harmonisation européenne n’est qu’un emballage. Le LMD trouve sa source dans les méandres de la cervelle du regretté Claude Allègre. Lequel a bâti cet échafaudage à partir d’un rapport qu’il avait commandé, dès 1997, pour ne point perdre de temps, à Jacques Attali. Le 3-5-8 est devenu LMD par la grâce du bien aimé Jack Lang, qui nous fit don de ses 2 décrets et de 4 arrêtés, en avril 2002, juste avant de passer le relais. Qui fut prestement repris par notre philosophe-ministre — singulière continuité de l’État !
Sur le plan européen, les ministres allemands, britanniques, italiens vont l’avaliser dans la Déclaration de la Sorbonne en mai 1998. Triste rebond... L’UE n’étant point sourde - pas plus que son Chichi - 29 pays européens lancent en juin 1999 le processus de Bologne (ça y est, les ECTS sont sur orbite) et récidivent à Prague en 2001 par la construction d’un espace européen d’enseignement supérieur...
Les dès sont jetés !
Pour mesurer l’influence du patronat sur le contenu de ces contre-réformes, on peut se souvenir de la contribution de l’institut Montaigne (présidé par l’insatiable Claude Bébéar) au titre prometteur : « Enseignement supérieur : aborder la compétition mondiale à armes égales ». Tout un programme...