Horizon d’émancipation / gratuité

Au centre de la construction de la gratuité d’émancipation : la démocratie, l’égalité sociale.

, par LE MOAL Patrick

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Pour la Fondation Copernic, qui s’est créée il y a 20 ans pour « remettre à l’endroit tout ce que le libéralisme fait fonctionner à l’envers », l’échange que nous avons dans ce Forum pour la gratuité est essentiel. Essentiel pour combattre une société où domine l’idée qu’au fond, le marché capitaliste est indépassable, pour combattre un système de marchandisation débridée où la perception que l’on a de la richesse, de la valeur des biens produits, est « obnubilée » par la représentation marchande. On finit par avoir l’impression que ce qui n’est pas payant est sans valeur. Il faut lutter pied à pied contre les évidences des économistes libéraux, l’amalgame entre les notions de coûts, de prix et de valeur, l’idée que tout se paie, contre l’idéologie de la concurrence impitoyable, du profit maximum…

Il nous faut retrouver la capacité d’imaginer un autre monde, de donner des perspectives collectives, visant à changer toute la société, basées sur d’autres valeurs, de donner à voir comment on peut construire une société émancipée où chacune, chacun, agit selon ses moyens, ses facultés, ses capacités, et chacune, chacun, dispose selon ses besoins. La promotion d’une gratuité construite de biens et services essentiels est un des moyens de cette lutte, parce qu’elle permet de montrer concrètement comment il est possible d’avancer vers une telle société, en répondant aux besoins de la population.

Retrouver la capacité d’imaginer un autre monde

Cette intervention vise à soulever quelques problèmes à aborder pour que l’instauration de la gratuité se fasse dans une perspective émancipatrice.

La gratuité d’émancipation que nous promouvons n’est pas la charité, c’est avant tout une démarche politique qui s’inscrit dans une logique de solidarité. A minima elle permet la réduction des inégalités, mais un de ses objectifs est d’avancer vers l’égalité sociale.

La réduction des inégalités sociales peut exister dès lors que chacune et chacun, quel que soit le niveau de ses revenus, peut accéder librement à des biens ou des services grâce à la gratuité. Mais cette réduction des inégalités n’existe qu’à la condition que le financement des biens et services, mis à disposition gratuitement, soit assuré par un impôt ne favorisant pas les catégories sociales les plus aisées en pénalisant les plus modestes, comme la TVA par exemple. L’effet de réduction des inégalités par la gratuité peut être amoindri voire même annulé dans le cas où la fiscalité nécessaire au financement est inégalitaire ou fortement déséquilibrée au bénéfice des plus riches.

Réduire les inégalités c’est positif, construire l’égalité sociale est un objectif plus ambitieux, qui n’est pas atteint naturellement, mécaniquement.

Un des facteurs contribuant à avancer vers cet objectif d’égalité sociale (est) que la gratuité soit une construction collective, le résultat d’une mise en commun démocratique. Par exemple la gratuité de transports en commun centrés sur les lignes et horaires pour le travail et l’étude, qui permet une économie pour les usagers.es, n’a pas la même fonction que la gratuité de transports en commun organisés pour pouvoir vivre, c’est à dire travailler et étudier bien sûr, mais aussi se distraire, avoir toutes sortes d’activités, ni même que celle de transports en commun qui ont pour objectif de se passer de véhicule personnel dans les villes. Toutes les gratuités n’ont pas la même signification ni les mêmes effets : la façon dont la gratuité est mise en place est aussi importante que l’accès libre : l’accès libre à quoi, pour quoi faire, qui répond à quels besoins ?

Les régimes autoritaires ou dictatoriaux du 20e siècle ont pu instituer ou renforcer la gratuité de nombre de services, pour s’assurer un minimum de légitimité, la gratuité étant la contrepartie quasi-nécessaire à l’arbitraire, à l’absence de liberté. Le clientélisme et le favoritisme ont pu permettre aux groupes dirigeants de maintenir ou consolider leur position hégémonique, en s’assurant d’une certaine neutralité sociale avec plus ou moins de succès. D’autres systèmes politiques plus démocratiques ont instauré ou développé la gratuité avec la volonté politique d’obtenir la paix sociale. Indiscutablement l’accès gratuit à des biens ou services a permis d’améliorer la situation matérielle et culturelle des populations, mais il a aussi permis aux classes dominantes de maintenir leur pouvoir en intégrant socialement, avec plus ou moins de réussite, les catégories et les classes sociales les plus démunies et jugées les plus dangereuses. Par exemple, l’instauration de l’instruction pour tous (et toutes, mais pas tout de suite) était aussi un moyen d’intégrer la classe ouvrière dans le capitalisme, d’en limiter la puissance revendicative et potentiellement hostile au capital. Dit autrement, la gratuité d’un bien ou de sa jouissance n’est en rien un aboutissement ni l’exclusivité d’une démocratie effective.

Par contre, si la gratuité en tant que telle n’est pas l’apanage de la démocratie, il n’y a pas possibilité de véritable démocratie sans accès libre aux biens et services essentiels sous la forme de services publics au travers d’une gratuité visant à l’émancipation.

La gratuité d’accès à des biens ou des services n’acquiert le sens de biens communs, c’est-à-dire décidés et appropriés par toutes et tous, que s’ils sont le produit d’actes démocratiques tant dans la période préalable d’information et de discussion qu’ensuite lors de la prise de décision et durant la phase de réalisation et de contrôle.

Au commandement pour la construction de cette gratuité d’émancipation doit donc être le débat qui permet de définir démocratiquement sa pertinence, son étendue, son champ géographique. Pour cela, il convient de faire vivre les controverses pertinentes et nécessaires, en partant des conflits d’usages potentiels ou réels ou des priorités à dégager quand ni le temps ni les moyens matériels et financiers ne permettent de tout entreprendre.

La combinaison égalité sociale et égalité civique est décisive pour étendre la sphère de la gratuité

Il y a, il y aura des obstacles bien au-delà de la simple routine : le risque autoritaire (ou dictatorial), la puissance des grandes firmes et de la finance mondialisée et débridée, le paternalisme, organisés par les gouvernements, façonnés et bétonnés dans des traités internationaux (à commencer par celui de Lisbonne, instituant l’Union européenne), le démantèlement des cadres sociaux, l’édiction de nouvelles réglementations, fiscales ou autres, favorables au capital constituent des freins ou des obstructions au développement de la gratuité. Leur abrogation doit être dès lors envisagée.

La mobilisation est indispensable pour y faire face, comme aux défis techniques et à la puissance des grandes firmes qui disposent d’alliés solides et compétents dans les corps de l’administration nationale et internationale, civile et militaire.

L’invention démocratique permanente est donc indispensable, décentralisée autant que possible, sachant qu’une activité déployée à l’échelle nationale ne requiert pas les mêmes formes de participation et de mobilisation qu’une activité centrée sur un quartier ou un village, selon aussi le niveau de savoirs plus ou moins complexes de l’activité d’une branche (santé par exemple).

L’articulation entre assemblées élues et participation directe doit être pensée pour tous les espaces publics territoriaux ou d’activité. La formation et l’information des citoyens apparaissent dès lors vitales pour l’exercice effectif de la démocratie. Il s’agit, ici, d’insister sur les conditions de l’égalité civique sans laquelle rien n’est vraiment possible dans une démocratie réelle.

La combinaison égalité sociale et égalité civique est décisive pour étendre la sphère de la gratuité, pour contrer efficacement l’idée que l’évolution du monde est inéluctable, qu’aucun autre mode n’est possible.

Nous promouvons cette gratuité d’émancipation parce qu’à chaque fois que l’on rogne de l’espace, de la puissance au libéralisme, à la tendance à la privatisation généralisée, au règne de l’argent, on permet à l’histoire de s’ouvrir à nouveau, on crée de l’espoir pour une société émancipée.