« Au Chili, la colère couve encore au sein de la population »

, par GAUDICHAUD Franck

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Franck Gaudichaud est professeur des universités en histoire et études latino-américaines contemporaines (Département d’études hispaniques et hispano-américaines, DEHHA) à l’université de Toulouse-Jean Jaurès.

  • Que reprochent les citoyens du Chili à la Constitution actuelle ?

La Constitution chilienne a été adoptée en 1980, sous la dictature d’Augusto Pinochet. C’est un texte assez court, pensé par l’intellectuel Jaime Guzmán pour survivre à la dictature. On peut la qualifier de néolibérale, c’est-à-dire qu’elle consacre un État subsidiaire et laisse une grande place aux marchés et aux intérêts privés. Il ne s’agit pas seulement de quelques articles, c’est vraiment l’esprit général du texte. L’État ne peut pas s’immiscer dans la régulation de l’économie, les droits individuels et la propriété privée sont placés au centre de tout. Toutefois, il y a eu des dizaines d’amendements à ce texte depuis le retour de la démocratie, dont une cinquantaine votés pendant la période de transition, entre la fin des années 1980 et le début des années 1990. En 2005, le président social-démocrate Ricardo Lagos a apposé sa signature au texte à la place de celle de Pinochet. Pour beaucoup, cela signifiait que c’était désormais la Constitution de la démocratie. Jusqu’aux grandes manifestations de 2019 : changer de Constitution a été une des principales revendications à avoir émergé du mouvement populaire.

  • Comment expliquer le rejet massif du projet de nouvelle Constitution en septembre 2022 ?

Fin 2020, les Chiliens avaient approuvé à 80 % l’idée d’une Constituante et ils avaient élu majoritairement des personnalités de gauche, féministes, issues des mouvements sociaux. Et, en effet, ils ont rejeté le texte proposé deux ans plus tard, à 62 %. Il y a un effet pandémie et crise économique qui est passé entre-temps : une partie de la population s’est recentrée sur la question des salaires et de l’inflation. Il y a aussi un effet sanction du gouvernement de Gabriel Boric et des institutions, y compris l’Assemblée constituante, qui est apparue comme faisant partie du système. Il y a enfin une forte capacité de reprise en main du secteur conservateur, notamment dans les médias. L’idée de faire du Chili un État plurinational, qui accorde notamment une place à la minorité mapuche, a cristallisé l’opposition à ce projet progressiste. Le gouvernement de gauche n’a pas défendu clairement ce texte, hésitant à descendre dans l’arène, alors qu’en face le camp conservateur n’a pas hésité une seconde : il y a eu un pilonnage médiatique et idéologique, avec la diffusion de nombreuses fake news.

  • Que peut-on attendre du nouveau texte, rédigé cette fois par une Assemblée constituante majoritairement conservatrice ?

Après l’épisode de la présidentielle, où elle est arrivée en tête au premier tour mais a perdu au second, l’extrême droite continue à se consolider électoralement et socialement. Elle a désormais la charge de rédiger un texte constitutionnel — avec une majorité relative à l’Assemblée constituante — alors qu’elle a toujours été hostile au fait de changer la Constitution. Elle revendique complètement l’héritage de Pinochet. Certains experts pensent que le nouveau texte pourrait même être plus conservateur que l’ancien sur certains points, notamment sur le droit à l’avortement. Toutefois, ce processus n’a rien à voir avec le premier, qui avait consacré une Assemblée constituante souveraine. Cette fois, une commission d’experts nommés par les partis a prérédigé douze points sur lesquels l’Assemblée doit se fonder. Les cinquante élus ont une marge de manœuvre assez faible. En aval, une commission de juristes dira si leurs modifications sont acceptables ou pas. C’est paradoxal, car ces garde-fous avaient été mis en place par le secteur conservateur pour empêcher ce qu’ils considéraient comme des dérives progressistes, mais finalement ils vont servir à encadrer l’extrême droite.

  • Un nouveau « non » au référendum de décembre signerait-il la mort du processus constituant ?

Un nouveau « non » à une deuxième rédaction constitutionnelle en moins de quatre ans serait un vrai coup porté à la perspective d’une nouvelle Constitution. L’extrême droite joue gros : elle serait jugée responsable en cas de nouvel échec. Or, ce camp politique vise la présidentielle de 2025. Elle compte faire de son candidat, José Antonio Kast, le Bolsonaro chilien. Pour l’instant, il est difficile de dire si, en cas de vote négatif, on se dirigerait vers un troisième processus constituant ou vers un abandon. Il ne faut pas oublier que la colère qui a explosé en 2019 couve encore au sein d’une grande partie de la population chilienne.

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