D’ores et déja, la mise en oeuvre des principes du néolibéralisme prônés par le Fonds monétaire international (ceux qui devaient, grâce à l’ajustement structurel, la « transparence » du marché et la réduction des dépenses publiques, contribuer à replacer l’économie mexicaine sur le chemin de la croissance) a aggravé la crise industrielle et les inégalités sociales. Elle a aussi, contre toute attente, relancé la corruption de l’État qu’elle était censé éradiquer.
Avec son salaire mensuel d’environ 1 500 nouveaux pesos [1], Mauricio, électricien industriel qualifié dans une petite entreprise de Mexico, a beaucoup de mal à assurer son budget. Il complète son revenu, quand il le peut, par des extras, les samedis et dimanches, dans son voisinage ou chez d’autres petits patrons. Eugenia, infirmière de nuit à l’hôpital public de Cuernavaca et célibataire, doit, elle, s’accommoder de ses 570 pesos par quinzaine, mais, grâce à un travail supplémentaire de garde-malade auprès d’une personne âgée, elle peut aider sa mère divorcée et ses frères et soeurs en bas âge. Santiago, diplômé de gestion, partage sa longue journée entre un travail de comptable dans une société commerciale et la conduite, en soirée, d’un taxi privé dans les rues de Mexico. Il estime à 3 000 pesos le budget minimum mensuel qui lui permettrait de subvenir normalement aux besoins de son épouse et de ses trois filles. La stagnation de son salaire et la raréfaction de la clientèle des taxis l’empêche, pour le moment, d’y parvenir.
Mauricio, Eugenia et Santiago sont pourtant des « privilégiés » dans un pays où le salaire minimum journalier était, en juin 1993, de 14 pesos, où un kilo de viande de qualité moyenne coûte 22 pesos, où les prix de bon nombre de produits de base (lait, légumes, fruits), des biens d’équipement et des vêtements sont souvent équivalents à ceux des États-Unis.
Le montant des loyers a beaucoup contribué à l’accroissement des inégalités sociales entre 1988 et 1993, puisqu’ils ont augmenté de 266 %, plus du double du taux d’inflation durant la même période (109 %) [2]. Selon les enquêtes nationales les plus récentes, 10 % seulement de la population aurait vu son revenu augmenter depuis 1988, les 90 % restants ayant enregistré une stagnation ou un recul. L’« ouverture », destinée à préparer l’ALENA, n’a donc fait qu’aggraver une distribution de la richesse déjà très inégalitaire.
La mégapole de Mexico souligne peut-être le mieux l’écart entre les ambitions de modernité urbaine « à l’américaine » de la municipalité (projets de grands hôtels, de bureaux, de centres commerciaux et d’immeubles de luxe, le tout pour construire « la ville du XXIe siècle » et la réalité que traduisent les données récentes du Programme national de solidarité (PRONASOL) : 75 % des 9 millions d’habitants de la capitale (l’agglomération compte plus de 15 millions d’habitants) ne perçoivent qu’entre 350 pesos et 1 000 pesos par mois, plus de 60 % des familles dépendent d’aides ou de subventions, deux millions n’ont ni eau courante ni tout-à-l’égout. En avril dernier, le choléra, cette « maladie de la pauvreté », est réapparu dans certains quartiers de la périphérie.
Chômage et cours boursiers
L’internationalisation de l’économie mexicaine s’est fortement accélérée depuis 1990, surtout en matière d’investissements de portefeuille (de 4,5 milliards de dollars à 27,7 milliards, de 1990 à avril 1993). Le Mexique se serait ainsi hissé au troisième rang des placements internationaux (après les États-Unis et le Japon), recevant à lui seul 12 % du total mondial.
Comme ailleurs en Amérique latine, les cours de la Bourse y ont fortement progressé, notamment depuis 1991. Grâce, en particulier, au rachat à bas prix des entreprises privatisées [3], les grandes maisons internationales de courtage ont pu constituer des lignes d’actions de sociétés mexicaines offertes à une clientèle internationale. De nouveaux instruments de placement (également cotés à l’extérieur) et le développement de marchés secondaires de l’argent et des titres ont su attirer, dans une conjoncture mondiale déflationniste marquée par la baisse des taux d’intérêt, des capitaux en quête de rémunération élevée.
Mais souvent il s’agit là de capitaux très volatils. Selon la firme anglaise Baring Securities, 20 % des placements étrangers en dollars se seraient déjà transférés du Mexique vers le Brésil, en raison notamment des doutes sur la ratification de l’ALENA, l’issue des prochaines élections mexicaines, le niveau des taux d’intérêt et le ralentissement de l’économie. Mais, comme le relève le Financial Times , « le Mexique continuera à dépendre lourdement des apports de capitaux extérieurs. Dans ces conditions, la marge de manoeuvre macro-économique du gouvernement sera faible : les investisseurs étrangers peuvent réagir très vite et de manière négative aux politiques économiques qu’ils désapprouveraient [4] ».
Au demeurant, l’afflux de capitaux, même s’il a permis à certains groupes bancaires nationaux d’accroître leurs bénéfices, n’a guère rendu possible l’abaissement des taux d’intérêt. Plus de 80 % des entreprises mexicaines n’ayant pu, en 1992, avoir accès au crédit légal institutionnalisé [5], elles ont dû recourir à des taux usuraires (illégaux) compris entre 45 % et 240 % par an.
Dans les principales villes, le taux de chômage officiel (2,8 % à la fin de 1992) est une construction statistique complètement artificielle, assise sur des enquêtes fragmentaires et sur le postulat discutable que les ouvriers et employés des secteurs liquidés ou en cours de reconversion sont « absorbés » par le secteur informel du commerce et des vendeurs ambulants, en pleine expansion. Pourtant, dans plus de la moitié des branches de l’industrie manufacturière —, qui représentent la plus grande part des emplois de l’industrie (53,5 %) —, la production a chuté en 1992, parfois brutalement. On estime à 40 % la part utilisée de la capacité de production installée, 1,5 million d’emplois seraient directement menacés [6].
Les chiffres globaux portant sur la croissance (3,6 % en 1991, 2,6 % en 1992) masquent mal les problèmes qui conduisent à la paupérisation de nouvelles couches de la population. La petite entreprise voit sa survie menacée par la réduction du marché, l’ouverture commerciale brutale et la concentration des richesses, laquelle diminue le pouvoir d’achat du plus grand nombre.
L’ouverture a également eu pour effet pervers de favoriser l’entrée en contrebande de produits asiatiques, qui échappent ainsi à un impôt « protectionniste » récemment mis en place. Cette contrebande favorise l’essor des marchés informels, en particulier celui de Tepico, le plus grand d’entre eux : là, en plein centre de Mexico, plus de 70 % de la marchandise vendue proviendrait d’importations illégales [7].
L’incapacité de l’industrie manufacturière locale à affronter la concurrence étrangère, notamment américaine, a entraîné un déficit record de la balance commerciale : 11,6 milliards de dollars en 1991, 20,6 milliards de dollars en 1992.
L’assassinat en mai dernier à Guadalajara du cardinal Juan Jesus Posadas Ocampo, attribué aux cartels de la drogue, a révélé à l’opinion internationale l’importance au Mexique des activités illégales. Selon le rapport annuel du département d’État américain, de 50 % à 70 % de la cocaïne et 20 % de l’héroïne destinée aux États-Unis transiteraient par le Mexique. La déréglementation financière, en particulier celle des « maisons de change » qui se sont développées tout au long de la frontière, a favorisé les opérations de blanchiment de l’argent de la drogue [8].
Après les événements de Guadalajara et la mise en cause de responsables politiciens et de hauts magistrats, cet aspect « pervers » de l’ouverture des frontières conduit certains politologues à parler de « colombianisation » de l’économie mexicaine. Il est révélateur que les moyens d’action contre le trafic de stupéfiants n’aient jamais fait l’objet de discussions au moment de la négociation de l’ALENA. Dans différentes régions du pays, l’argent de la drogue a, de fait, occupé le vide « social » provoqué par la réduction des subventions fédérales. Certains « barons » de la cocaïne peuvent désormais défier (ou corrompre) les autorités politiques.
L’ouverture économique mexicaine, initiée pendant le sextennat de M. Miguel de La Madrid (1982-1988), a été précipitée et irréfléchie. La réciprocité attendue de la part des Etats-Unis s’est, jusqu’à présent, heurtée à des comportements arbitraires et unilatéraux contraires aux traités commerciaux [9]. Dans cette perspective, le schéma de développement oblige, sous la pression de l’économie mondiale, non seulement à « amaigrir » l’État et à organiser la flexibilité du travail, mais à supprimer toute forme de croissance indépendante. L’ouverture économique et l’afflux de capitaux extérieurs aboutissent plus souvent à une recherche de l’ « avantage comparatif » salarial (comme en témoigne l’essor anarchique des maquiladoras sur la frontière du Nord) qu’à un véritable transfert de technologie. Le démantèlement de pans entiers des industries traditionnelles pourrait même ramener le pays à une insertion dans le marché mondial comparable à celle du XIXe siècle [10]. Le déséquilibre provoqué par l’ouverture commerciale ne saurait, par ailleurs, être durablement compensé par un afflux de capitaux étrangers équilibrant la balance des paiements.
Quelles sont alors, au Mexique comme dans les autres pays d’Amérique latine, les remèdes à la crise ? Faut-il envisager un retour au national-populisme et à des politiques protectionnistes ? C’est ce que craint, par exemple. M. Elliot Abrams, ancien sous-secrétaire d’État américain pour les affaires interaméricaines, qui constate [11] que, par-delà les résultats à court terme des programmes de réforme économique, ce qui est en question, c’est la mise en place d’un modèle durable de croissance et de stabilité politique. Ce modèle ne saurait s’accommoder du maintien dans la pauvreté de couches de plus en plus importantes de la population. Exprimée par l’architecte de la politique latino-américaine du président Reagan, cette sensibilité sociale peut sembler insolite.
Au Mexique, la richesse reste concentrée entre les mains de 200 familles alors que 20 millions de personnes, environ le quart de la population, vivent en situation d’extrême pauvreté : les recettes libérales, censées instituer davantage de transparence, notamment quant au rôle de l’État, n’ont pas amélioré les règles de la redistribution sociale. Elles n’ont pas non plus mis fin à la corruption politique : l’appareil d’État reste « vassalisé » par des intérêts économiques et financiers puissants, ceux notamment qui ont pu imposer leurs règles lors des récentes privatisations [12].
En fait, un nouveau « capitalisme de compères » a remplacé l’ancien système clientéliste.