Il y a un an, la bataille des retraites

Mais que faut-il faire pour gagner ?

, par POUTOU Philippe

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Tout semblait si prometteur... À partir de janvier 2023, un mouvement social puissant s’est opposé en France au report de 62 à 64 ans de l’âge de la retraite. Pendant plusieurs mois, les syndicats restent unis, la popularité de la protestation reste élevée. Néanmoins les grèves ne durent pas et la « réforme » passe. Pourquoi ? Et quelle leçon en tirer quand on est à la fois un militant révolutionnaire et un ancien responsable syndical ?

Sébastien Marchal. — « Colère Avenir », 2023
sebastienmarchal.fr - formesdesluttes.org

Le dicton s’est vérifié : à la fin lutte sociale, même forte, c’est toujours les mêmes qui gagnent. Pourtant, si le président de la République a bien eu le dernier mot avec sa réforme, ce ne fut pas si simple. Son gouvernement a subi une véritable crise politique, que seul un mouvement social d’envergure pouvait provoquer. Mis en minorité au Parlement, isolé dans l’opinion publique, plus discrédité que jamais, fragilisé, ridiculisé parfois, obligé enfin d’utiliser le 49.3 profondément anti-démocratique…

Plus encore que les fois précédentes, nous avons des questions à nous poser. Pour quelles raisons n’avons-nous pas obtenu satisfaction alors que la mobilisation semblait en avoir la force ? Cette réflexion est primordiale pour éviter que le fatalisme s’installe. Les organisations syndicales et les partis politiques de gauche auraient dû impulser un débat sur les leçons d’un conflit social important, pour tenter d’en comprendre les atouts, les faiblesses, et pour dépasser une telle expérience. Mais non.

C’est dingue d’ailleurs de vivre et de revivre les mêmes fins de mouvement, avec la même dernière manifestation qui n’avait pas été annoncée comme étant la dernière, avec les mêmes déclarations faussement combatives pour prétendre que la lutte continuera sous d’autres formes, alors qu’en réalité elle s’arrête. C’est dingue de voir comment on passe à autre chose aussi facilement, sans préparer la suite.

Pourtant cette bataille des retraites, comme avant elle le mouvement des « gilets jaunes » (qui a duré plusieurs mois en 2018-2019) et même la mobilisation contre la loi travail en 2016 (six mois), a révélé la capacité des exploités à relever la tête face à un capitalisme destructeur.

Ce mouvement a pu surprendre par sa puissance, y compris les milieux militants, remettant au goût du jour la confrontation sociale. En janvier 2023, la mobilisation démarre avec une folle envie de régler ses comptes avec le gouvernement. Nous y sommes prêts car la nouvelle attaque qu’il livre contre les retraites est la suite d’une tentative manquée en 2019-2020 pour cause de pandémie. Les macronistes ont multiplié les agressions, les propos arrogants. Guerre de classe, répression qui se généralise… la colère n’attendait qu’une occasion pour s’exprimer.

D’emblée, les journées de mobilisation à l’appel de l’intersyndicale sont massives. Leur succession montre la détermination, l’espoir qui revient, avec la satisfaction de se retrouver dans la rue, très nombreux, on y crie notre détestation du pouvoir et surtout on discute beaucoup, comme dans des réunions géantes. En plus des manifestations importantes, des sondages révèlent que l’opinion publique est largement aux côtés de la contestation (autour de 70-80 %).

Le gouvernement va contribuer au renforcement de cette mobilisation. Son mépris social devient quasi haineux comme à chaque fois que les opprimés relèvent la tête. La contestation doit être matée. Sa « réforme » doit passer. Pas question de reculer même sur un ou deux points. Puisqu’il n’y a rien à négocier, il ne reste aucun espace de manœuvre pour les syndicats, même les moins combatifs — on pense à la CFDT [1] bien sûr. Une méthode sans finesse, c’est le style de la maison Macron.

Se poser la question de la violence

Face à une telle attitude, l’intersyndicale reste unie et le mouvement tient bon. La dynamique des manifestations et des grèves pousse les syndicats à maintenir le rythme et même, pour la première fois, à appeler à l’extension du mouvement et àdes grèves pour bloquer le pays. Forcément, on se met à penser que cette fois la victoire est possible.

Des secteurs tentent alors de lancer des arrêts de travail reconductibles : les cheminots, électriciens et gaziers, raffineurs (mais pas les chroniqueurs de BFM TV)… Ce sont surtout les éboueurs de Paris qui vont réussir une grève longue que les amas de déchets dans les rues rendent très visible. D’où des images terribles pour le gouvernement. Des images fortes avec des feux de poubelles ou des sacs jetés sur les CRS [2]. Mais cette bagarre démontre surtout la force des travailleuses et des travailleurs ainsi que leur utilité sociale. Quand elles et ils s’arrêtent, alors la société se grippe ou se bloque. De quoi favoriser un regain de fierté et une confiance collective.

Le pouvoir durcit le ton mais n’est pas si serein, il passe en force avec son fameux 49.3, utilisé pour casser l’intersyndicale et briser la lutte. Mais c’est
l’inverse qui se produit : le mouvement s’intensifie et se radicalise. Les médias changent de ton. Durant les premières semaines, même les éditorialistes les plus droitiers semblent alors impressionnés par la popularité des manifestations, et les traitent avec prudence. À tel point que
pour une fois on regarde avec plaisir les chaînes d’information diffusant en boucle des scènes de confrontation de rue, de grève, mais aussi de forces de l’ordre bousculées. Des images remplacent les discours racistes et réactionnaires auxquels on avait eu droit juste un an auparavant lors de la campagne présidentielle. Et qui reviennent juste un an après avec la « loi immigration ».

Pourtant lors du 49.3, à un tournant possible du mouvement, l’extension espérée de la grève ne se produit pas. Les secteurs habituels qui « tiraient » les mobilisations n’ont plus la force. Les cheminots, raffineurs, travailleurs du secteur de l’énergie ont déjà donné les années précédentes lors de grèves longues. Démoralisés après des conflits perdus, il leur est devenu difficile d’y retourner à fond. Les autres secteurs, le privé notamment, ne partent pas en grève. Et le mouvement ne peut pas fonctionner par délégation. Lors des mobilisations précédentes (2010, 2016…), l’absence de grève générale était mise sur le compte d’une intersyndicale frileuse qui n’y appelait pas. Cette fois, c’est différent : les appels à bloquer le pays, les encoura- gements à la grève reconductible ont bien été lancés.

Sans grand succès. Pourquoi ? Des raisons objectives peuvent expliquer la démobilisation du mouvement social. D’abord les dégâts de la crise économique. Les licenciements massifs, les fermetures d’usines, le démantèlement des services publics, la disparition des gros centres d’EDF [3] et de tri postal, ont contribué à affaiblir la classe laborieuse. Avec la précarisation, les réorganisations du travail, son intensification, ses souffrances et son individualisation, jusqu’au télétravail et l’ubérisation, toute une restructuration fragilise et disperse par la violence les velléités de résistance.

Enfin, avec la liquidation de gros sites, privés comme publics, ce sont autant d’équipes militantes syndicales et politiques, de réseaux organisés, de bastions qui ont disparu. Et puis en parallèle, il y a eu toutes les remises en cause des droits des travailleurs, des droits syndicaux, que ce soit sous la présidence Sarkozy (code du travail remanié), sous Hollande-Macron (loi travail, accord national interprofessionnel…), sous Macron (ordonnances…). Autant d’outils de défense qui ont disparu et qui ont dégradé encore le rapport de forces.

Cette perte de liens au travail, de liens politiques aussi, provoque une dissolution de la conscience de classe, celle d’avoir des intérêts communs face à l’exploiteur. D’où un climat de résignation mêlé d’individualisme. Certes en pareilles circonstances des liens se renouent, mais tout ne peut pas basculer en si peu de temps. Nous, militants, le constatons dès qu’il s’agit de défendre des emplois ou des services publics : trop souvent les salariés laissent agir les équipes militantes, restent spectateurs de ce qui les concerne et délèguent le pouvoir, ce qui traduit un manque de confiance collective [4].

Nous n’avons plus la classe ouvrière de juin 1936 ou de mai 1968. Ni même celle de novembre-décembre 1995. Les conditions de travail, les rapports d’exploitation évoluent et transforment les conditions de lutte. Logiquement, la grève générale, qui reste une arme essentielle, ne peut plus intervenir de la même manière qu’autrefois. Cela dit, le fait que la grève reconductible ne soit pas partie comme on l’espérait l’année dernière ne signifie pas qu’elle soit dorénavant impossible. Mais elle sera un événement d’exception.

En 1936 comme en 1968, les deux grandes grèves générales en France ne sont pas parties d’un appel du haut des directions syndicales. Elles ont bel et bien émergé des bases, des usines et autres lieux de travail, des quartiers ouvriers, et se sont étendues grâce aux réseaux militants. Et puis il y a des moments où ça s’emballe vraiment. C’est différent aujourd’hui. Comparer les époques peut nous permettre de mieux comprendre nos difficultés actuelles, sans en conclure que c’est perdu d’avance.

Pourquoi est-il donc si difficile d’avoir un regard critique et lucide sur nos mobilisations actuelles ? Peut-être parce que cela pourrait remettre en cause la stratégie de ceux qui les ont conduites, les directions, syndicales ou politiques, ainsi que leurs méthodes. En se disant qu’un jour tout finira bien par exploser, que le ras-le-bol débordera tout, et que la situation basculera.

Même quand ça explose, comme par exemple avec les « gilets jaunes » ou en juin-juillet 2023 avec la légitime révolte des jeunes dans les quartiers populaires, malheureusement restée isolée, cela ne suffit pas. Nous avons désormais besoin de mieux nous organiser et de nous coordonner davantage. D’où la nécessité de reconstruire des réseaux militants, sur les lieux de travail et dans les quartiers, de les relier les uns aux autres. Cela suppose des structures susceptibles de rassembler, de former, d’aider à développer une conscience de classe, mais surtout de favoriser l’auto-organisation.

Ces outils démocratiques, nous ne les avons pas. Les syndicats ou les partis de gauche actuels ne sont pas adaptés à la situation. Ils sont trop inertes, trop englués dans la routine d’un dialogue social qui n’existe plus depuis longtemps ou dans le respect des institutions conçues au service des dominants. Trop bureaucratisés et déconnectés des bases militantes. Résultat, à chaque mobilisation, on refait pareil, on « reperd » pareil.

Bien sûr, tout cela est facile à dire, beaucoup plus compliqué à construire. Mais nous avons un besoin crucial d’organisations prêtes à la confrontation. C’est ce que pratiquent les mouvements féministes et écologistes, plus jeunes, plus dynamiques, parfois plus radicaux, qui savent recréer des formes d’organisation et des méthodes de lutte plus ajustées au contexte actuel. Face à la brutalité du système capitaliste en crise, face à l’autoritarisme et à la répression généralisée, notamment celle qui sévit dans les entreprises ou dans l’administration, ne sommes-nous pas en situation de légitime défense ?

On en vient à la question de la violence. Il ne s’agit pas de dire que les manifestations, les grèves et autres initiatives classiques sont entièrement dépassées. Non, mais à côté de ces formes de mobilisation pacifiques et rassembleuses, il faut réfléchir à l’utilisation et à la généralisation de formes de combat plus radicales, voire plus violentes. Ainsi, les actions des écologistes de Sainte-Soline (voire de ceux qui sabotent ou brûlent des machines), les collages des féministes, les occupations des zadistes ou de l’association Droit au logement (DAL)…

Au fond, c’est le retour vers les luttes offensives, pour reprendre le contrôle de nos vies, pour se réapproprier les richesses volées par les grosses fortunes. Et derrière ces luttes se pose la question du pouvoir, pour qui et pourquoi. Or la radicalité des revendications et des objectifs dépend du niveau de confiance dans nos forces. On l’a vu entre janvier et avril 2023, plus on était nombreux dans les manifestations, plus les actes étaient déterminés (coupures sauvages d’électricité et de gaz), plus on osait. Tout récemment encore, avec la mobilisation des agriculteurs, quand la colère et la détermination s’expriment avec des modes d’action qui ne reculent pas devant une confrontation, même physique, avec le pouvoir, on a constaté à quel point cela permet d’obtenir un rapport de forces un peu différent et d’engranger ainsi des bouts de victoire en imposant quelques reculs au gouvernement. Un exemple à méditer, même si nous ne partageons pas certains objectifs ou l’idéologie d’un mouvement dirigé par les capitalistes de l’agriculture.

La radicalité n’est pas seulement un mode d’action, c’est aussi l’incarnation de ce qu’une action vise. Et de ce point de vue, on peut penser que la bataille des retraites a souffert des revendications limitées à la seule mise en cause de la « réforme » Macron. Il aurait été plus cohérent, et possiblement plus mobilisateur, de défendre le « 100 % Sécu », la Sécurité sociale généralisée, la redistribution des richesses, le salaire à vie, la réduction du temps de travail, de s’opposer plus frontalement au chômage et à la précarité, avec le principe de conquérir le contrôle et le pouvoir sur l’économie contre le bazar capitaliste.

Ce n’est pas simple. On nous a tellement dit qu’il fallait être réalistes. Nous sommes réduits depuis si longtemps à des luttes défensives. Le refus de l’âge de départ à 64 ans dans l’unité et dans la légalité ne l’a pourtant pas emporté. Même si nous sommes en situation de fragilité, hausser les objectifs, durcir les revendications et adapter nos formes d’organisation comme d’action à cette radicalité pourrait contribuer à forger une conscience politique plus forte, aider à remobiliser. Bref, à redonner confiance.

Ancien délégué syndical à l’usine Ford de Blanquefort. Candidat du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) aux élections présidentielles de 2012, 2017 et 2022.

P.-S.

© Le Monde diplomatique, avril 2024, p. 20. URL : https://www.monde-diplomatique.fr/2024/04/POUTOU/66761

Notes

[1Confédération française démocratique du travail (toutes les notes sont de la rédaction).

[2Compagnies républicaines de sécurité.

[3Électricité de France.

[4Lire « Chronique d’un combat contre le fatalisme », Le Monde diplomatique, juin 2019.

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