Ainsi, il ne se serait finalement rien passé, ou si peu, dans les banlieues à l’automne 2005.
La délinquance au quotidien, « business as usual ». Quelques « agitateurs haineux » manipulant « quelques milliers d’excités sans neurones », auraient fait « reculer la cause des pauvres ».
Rien de politique dans cette « violence groupale » puisque les fauteurs de troubles sont des « groupes et individus délinquants et impunis », dans un monde où règnent « petits et gros trafics », et « règles mafieuses ».
Seuls, des médias en quête de sensationnel et un Sarko Superstar, dans le rôle du justicier, auraient contribué à donner une importance politique à des événements qui auraient dû rester à la rubrique des « faits divers ».
Telle est, sommairement, l’analyse que nous livre Serge Vallon.
« Karcher » et « racaille » en moins, celle-ci ne diffère hélas guère sur le fond de celle du ministre de l’Intérieur.
Même réduction des émeutes à des actes de délinquance : « Ces violences ne sont ni organisées ni politiques. »
Même opposition entre les millions de « bons » jeunes et habitants des quartiers et une minorité violente d’émeutiers sans projet et sans idées.
Le gouvernement lui-même, qui prétendait réduire les émeutes à des actes délinquants, s’est pourtant immédiatement empressé d’annoncer un plan d’action pour les banlieues. Il reconnaissait par là même que les jeunes « émeutiers » exprimaient avec leurs moyens l’exaspération et les attentes de toute une population.
Révolte spontanée, les émeutes des banlieues n’ont pu formuler de manière explicite et encore moins faire aboutir ces exigences.
Elles constituent néanmoins, par bien des aspects, le prologue à la lame de fond anti-CPE du printemps 2006. Celle-ci a mis à mal la distinction entre « bons » jeunes et « casseurs » malgré les tentatives répétées d’opposer les uns aux autres.
Pourquoi donc ne pas commencer par dire que les émeutes de l’automne 2005 sont la conséquence du sort insupportable que notre société réserve aux jeunes qui y vivent, en premier lieu ceux qui sont issus de l’immigration ?
Pourquoi ne pas commencer par dire que la première violence dans ces quartiers est celle du chômage, de la précarité, des discriminations de toutes sortes, des contrôles d’identité « au faciès » par une police « républicaine » dont les comportements racistes sont fréquents ?
Pourquoi ne pas commencer par dénoncer le couvre-feu imposé au nom d’une loi coloniale votée en pleine guerre d’Algérie qui déboucha en 1961 sur les massacres à Paris de centaines de manifestants algériens, avant d’être appliquée en 1984 pour briser la révolte kanak ?
Comment s’étonner dans ces conditions que les jeunes émeutiers s’identifient aux « lanceurs de pierres » palestiniens et se considèrent comme des « indigènes de la République » ?
Pour justifier son argumentation Serge Vallon est amené à s’écarter des faits tels qu’ils ont été établis de manière incontestable. Parler de la « mort accidentelle de deux jeunes adolescents dans un transformateur électrique » alors que ceux-ci étaient pourchassés par des policiers au retour d’un match de football, est pour le moins choquant. Il est tout aussi inadmissible de parler des jeunes arrêtés lors des émeutes comme des délinquants alors que les syndicats de magistrats et les services mêmes du ministre de l’Intérieur ont démontré que la grande majorité (60 %) des jeunes jugés n’avait pas de casier judicaire !
Criminaliser la misère, tout comme criminaliser les mouvements sociaux, sous prétexte qu’ils prendraient des formes violentes, n’est pas vraiment nouveau. Mais la tradition qui ne veut voir dans les luttes sociales, les émeutes ou les révolutions que l’œuvre de « masses » incultes, aux réactions primaires, se laissant berner par quelques démagogues sans scrupules, ne me semble pas être la nôtre.
La responsabilité première des « violences urbaines » ne revient-elle pas aux politiques menées par les gouvernements successifs au cours des trente dernières années ?
Et si les jeunes, comme la majorité des habitants des ghettos que l’on appelle désormais pudiquement « les quartiers », ne font plus confiance aux partis institutionnels, ne croient plus à des promesses jamais tenues et ne voient d’issue que dans l’embrasement de leur quartier, à qui la faute ?
C’est que vue de la banlieue, la différence entre les « modèles » politiques et sociaux, si évidente pour Serge Vallon, devient peu perceptible, pour ne pas dire inexistante.
Les causes d’un certain 21 avril, tout comme celles de la révolte des banlieues, ne se trouvent-elles pas là ?
Comprendre ces événements comme des événements politiques ce n’est certainement pas les réduire à quelques références simplificatrices (Mai 68 ou l’Intifada…). Ils nécessitent au contraire de saisir leur originalité. Des tentatives intéressantes en ce sens ont été faites [1]. Une telle réflexion est aux antipodes des raccourcis sécuritaires de l’édito de vst.
La « tolérance zéro » à l’égard de la pensée sécuritaire me semble d’autant plus nécessaire que celle-ci envahit progressivement l’espace politique. Partie de l’extrême droite, elle diffuse non seulement dans la droite dite « républicaine » mais aussi à gauche.
Les récents propos d’une « candidate à la candidature » en témoignent. Elle propose, entre autres, la suppression des allocations familiales pour les familles pauvres, pour les contraindre à s’« éduquer » à la parentalité et à la « rééducation » par l’armée des jeunes délinquants.
Au moment où le gouvernement dépose une loi de contrôle social renforcé sous couvert de « prévention de la délinquance », les Ceméa ne sauraient éviter de clarifier ce débat.
Il n’y a ni soin en psychiatrie, ni action éducative, ni travail social compatibles avec des politiques qui commencent par stigmatiser, dans le but de les contrôler pour mieux les réprimer, des populations ou des personnes dites « à risque ».
Je vois mal comment on peut désigner à la vindicte des adolescents « sans neurones » tout en se réclamant de Deligny, Fanon ou Bonnafé.
Notre éthique du soin ou de l’action sociale se fonde sur la reconnaissance de tout être humain, même « fou » ou « délinquant », comme sujet à part entière susceptible d’évolution, et non comme un criminel ou un fou « né », qu’il s’agit de « surveiller et punir », ce que suggère malencontreusement l’expression « sans neurones ».
C’est parce qu’elle était porteuse de ces principes que j’ai rejoint la revue VST et son comité de rédaction il y a seize ans.
Les Ceméa sont un mouvement d’éducation populaire, où fort heureusement des points de vue divers peuvent s’exprimer et s’échanger. J’ai pu apprécier cette diversité au cours de ces seize années. Mais cette diversité n’a de sens que si elle s’appuie sur des principes fondamentaux qui nous unissent. C’est à ces fondements-là que s’attaque l’éditorial de VST.
Il me semble donc indispensable que le débat se poursuive et permette une clarification indispensable à nos pratiques.