- Vous étiez tout récemment le conseiller scientifique d’un colloque sur Pierre Bourdieu à destination des non-spécialistes, organisé à la fin du mois dernier par la Bibliothèque publique d’information au Centre Georges-Pompidou. Un peu plus d’un an après sa mort le 23 janvier 2002, quel bilan peut-on tirer aujourd’hui du retentissement de la pensée de Pierre Bourdieu auprès du public ?
Philippe Corcuff. Bourdieu est quelqu’un qui bénéficie d’un fort écho mais dont la sociologie est en fait peu connue. Y compris dans les milieux critiques, associatifs et militants où, à partir de la Misère du monde en 1993 et de ses prises de position en 1995, il est devenu une sorte d’étendard. Ses critiques du libéralisme lui ont conféré une autorité et une légitimité mais elles n’ont, somme toute, pas une grande originalité par rapport à toute une série d’éléments critiques élaborés depuis 1995. Les concepts principaux de Bourdieu – violence symbolique, champs, habitus – ne sont pas déployés explicitement dans la Misère du monde, ni d’ailleurs dans son petit livre très populaire sur la télévision (collection « Raisons d’agir »). Ce travail sur la télévision, par exemple, n’est pas un vrai travail empirique. Bourdieu s’y laisse porter par un énervement à l’égard des intellectuels médiatiques, mais là ne réside pas le cœur de sa sociologie. C’est pourtant ce qui a été le plus approprié par le public, l’idée de critique des médias sous la forme conspirationniste du complot, à la manière de Pierre Carles ou des Nouveaux Chiens de garde de Serge Halimi. Entre parenthèses, le succès du livre La Face cachée du Monde montre encore que ce qui marche le mieux est bien le schéma simpliste où l’on isole la cause du mal dans des personnes et le jeu des relations, sans mettre avant tout en cause les logiques plus structurelles. Toute l’œuvre de Bourdieu est orientée contre l’idée de complot, contre cette idée que l’intentionnalité ou la volonté individuelle serait principale dans le fonctionnement social. Les milliers de pages de sa sociologie construisent plutôt une analyse de la domination pluralisée, d’une diversité de dominations qui passe par l’intériorité et la corporéité des individus, et non par les mauvaises intentions de quelques malfaisants. Autant de malentendus, de contresens, de méconnaissances autour de quelqu’un dont on n’a pas été voir en quoi les principaux concepts renouvellent fondamentalement la critique sociale.
- Des « mauvaises intentions », la mort de Pierre Bourdieu n’en a-t-elle pas laissé s’exprimer dans le traitement médiatique de l’événement il y a un peu plus d’un an, où le sociologue a été souvent présenté comme un intellectuel engagé fataliste et dogmatique ?
Philippe Corcuff. Une certaine mauvaise foi a pu s’exprimer chez certains intellectuels et journalistes à ce moment. On a voulu effacer le rôle politique qu’il avait joué les dernières années, en allant chercher l’idée qu’il était un fataliste et un déterministe, autrement dit quelqu’un d’hostile au changement social. Mauvaise foi alimentée par le ressentiment d’une série de personnes face à la place centrale qu’il avait occupé dans l’espace public de la critique, assez proche de celle qu’avait occupée Sartre. La grandeur de la figure de Bourdieu est que son engagement s’accompagnait d’une œuvre intellectuelle et scientifique forte, au contraire de beaucoup d’intellectuels médiatiques. Cette alchimie d’une œuvre rigoureuse qui n’est pas liée à une connexion privilégiée avec les médias, et d’un engagement très critique qui n’en est pas moins devenu à un moment très consensuel et fortement médiatisé, crée du ressentiment. La vision de l’homme et de l’œuvre en est biaisée. Beaucoup de journalistes qui m’interrogent voient toujours Bourdieu comme un Marx dogmatique proclamant la lutte éternelle des exploités contre les exploiteurs.
- Comment, selon vous, situer plus justement Bourdieu dans la filiation de Marx ?
Philippe Corcuff. Contrairement aux principales défenses ou dénonciations de Bourdieu, j’affirme qu’il n’est pas un auteur marxiste, mais post-marxiste, car il remet en question l’outillage marxisant et le déplace en l’ouvrant à des dimensions peu travaillées par la tradition marxiste. Il faudrait dire qu’à la fois Marx et Bourdieu, c’est divers et contradictoire. On trouve ici et là différents fils, dont certains sont mal connus. Dans un ouvrage à paraître prochainement, je travaille par exemple sur la question individualiste, à partir d’une comparaison de Stirner, Marx et Durkheim, où je présente Marx comme penseur de l’individualisme. Oui, Marx est un auteur individualiste, qui n’a pas grand-chose à voir avec le collectivisme d’une certaine tradition communiste. La critique qu’il fait du capitalisme, il la fait au nom de la singularité individuelle qui est écrasée par l’hégémonie de la mesure marchande. On retrouve cela aussi bien dans les Manuscrits de 1844 que dans l’Idéologie allemande, le livre I du Capital ou dans la Critique du programme de Gotha, aussi bien dans des textes de jeunesses que de vieillesse. Dans le Capital, il montre que le capitalisme est fort pour développer les forces productives collectives mais en épuisant les forces individuelles. C’est en fait l’individualité bafouée qui serait au cour de la critique de Marx à mon avis. Mais une individualité sociale, pas une monade séparée de la société comme le pense Stirner. Ce fil-là, celui de Marx pensant l’individualité dans un sens social, a été peu utilisé par Marx lui-même. Or, l’on retrouve un développement critique à partir de ce fil-là chez Bourdieu à travers la notion d’habitus. Voilà donc un Bourdieu méconnu ou inconnu qui utilise un fil inconnu ou méconnu de Marx.
- C’est ce qui vous a amené, comme prolongement sociologique du travail de Bourdieu, à traiter la question un peu décalée du « défi de la singularité individuelle ». En quoi peut-on voir aujourd’hui chez Bourdieu une ressource pour se penser individuellement par rapport au collectif ?
Philippe Corcuff. L’habitus est ici central, mais n’est pas le bulldozer du collectif contre le singulier. Il est un assemblage singulier, intériorisé par chaque individu par les différents apprentissages, de « morceaux » collectifs. Là réside le défi du « singulier collectif ». L’enjeu est aussi celui de la construction authentique du sujet dans la connaissance de ses déterminations. C’est par cette connaissance des circonstances qui nous ont façonnés que passe l’émancipation individuelle. Cela reviendrait à accorder une plus grande part à l’individualité dans la vie sociale, contre ce que j’appelle la « tyrannie du nous ». Mais sans les écarts narcissiques de la « tyrannie du je », en assumant la part sociale de son individualité. Cela armerait à la fois individuellement les gens par rapport à leur propre itinéraire — il y a chez Bourdieu cette idée forte de travail critique sur soi-même — et donnerait des outils d’action collective. Il y a là une ressource disponible mais complètement méconnue. On voit rarement que la critique de l’individualisme du libéralisme porte en elle une autre figure de l’individualité et l’on privilégie dans les discours explicites la critique au nom du collectif. Or, Bourdieu avait une certaine lecture individualiste de Marx, qui permettrait de critiquer le libéralisme au nom, aussi, de l’individualité bafouée.
- Faut-il voir dans cette approche des pistes de travail politique ? On voit, avec le 21 avril 2002 notamment, combien la question de l’identité est devenue forte : les consciences collectives de classe s’effacent et laissent souvent la place à ce sentiment « d’individualité bafouée ». On observe parallèlement de grandes manifestations populaires, mais qui ne débouchent pas sur un engagement aussi massif.
Philippe Corcuff. Le milieu militant a du mal avec la question de l’individualisme. Il critique l’individualisme dont est porteur le néolibéralisme ou le néocapitalisme dans les thématiques de production et de consommation à travers la façon dont il détruit les solidarités collectives antérieures. Mais il y a une ambiguïté : on voit bien dans les mouvements critiques la forte poussée de l’individualisation, vécue cette fois positivement. On accepte par exemple beaucoup moins la délégation à des chefs, à des grands appareils, à des institutions. Une plus grande autonomie individuelle est réclamée. Si des recompositions s’observent dans les mouvements sociaux qui ont émergé ces dernières années, comme l’altermondialisation, il existe un décrochage entre ce qui est en germe dans les pratiques et les formes de conscience collective marquées par les formes anciennes. C’est là que l’on peut imaginer des collaborations avec les milieux intellectuels pour rendre disponibles de nouveaux outils plus en phase avec ce que cherchent les gens de manière contradictoire et tâtonnante. À l’aide de Bourdieu et d’une autre lecture de Marx qui permettrait par exemple de penser l’individualité écrasée par la marchandisation.
Car ce qui bloque le développement de l’action collective dans une société individualiste, c’est qu’elle est vécue comme tuant l’individualité. C’est pourquoi les millions de sympathisants des mouvements antimondialisation des sondages sont plus spectateurs qu’acteurs. Il manque un déclic qui montrerait que le renouveau de l’action collective ne se fait pas contre l’individualité. Aux dispositifs militants de prendre en compte le besoin d’équilibrer des investissements dans différents espaces, contre la figure du militant semi-professionnel unidimensionnel, et de laisser la place à la parole individuelle.