Alain Etchegoyen sait, il est même le seul à savoir vraiment ce qu’il en est de la manufacture Michelin [1] . Sans travailler pour elle, donc en toute indépendance financière, il la connaît, aime à flâner dans ses ateliers et s’entretenir avec ses dirigeants, en particulier les « anciens camarades de la rue d’Ulm » et ses « anciens élèves » de Louis-le-Grand. Bref, entre soi, mais en gardant son quant-à-soi... Initié à ses secrets, Alain Etchegoyen connaît l’âme de Michelin, et féru d’économie il sait que ce qui est fait en cette enceinte, tout ce qui est fait, l’est pour le client : « Je ne pense pas du tout que l’annonce simultanée des profits et des suppressions d’emplois ait eu pour objet de satisfaire les seuls actionnaires. C’est d’abord une exigence du client. »
Le « client »... Donc, vous et moi, les « Bibs » eux-mêmes, puisque tous nous roulons sur pneus Michelin, nous orientons cartes Michelin en main et les yeux rivés sur les panneaux routiers Michelin, tout en salivant à la lecture du guide gastronomique du même nom... Donc, tous coupables, et Michelin non responsable ! L’évidence nous éblouit, et la honte nous saisit pour cet émoi à l’annonce des licenciements. Mais, cette fois encore, Alain Etchegoyen sait et nous explique. C’est la haine ! La haine ? Oui, la haine pour un patronat de longue date taxé de paternalisme et d’antisyndicalisme, pour une entreprise dont Alain Etchegoyen ne se lasse pas de chanter les louanges : entreprise différente, qui résiste aux modes éphémères, entreprise efficace, leader mondial en son domaine, entreprise philanthropique, qui dispense ses bienfaits à ses ouvriers, à sa ville et à sa région...
Franchement, Alain Etchegoyen, vous qui enseignez la philosophie — et qui avez tenu à vous présenter comme tel — ne croyez-vous pas qu’il est des victimes plus dignes de votre indignation que M. Michelin ? Par exemple, les licenciés, les précaires, les exclus. D’autres sujets de réflexion qu’une prétendue « haine » contre une entreprise atypique ? Par exemple, ce système qui fait que la croissance démente de la rentabilité des investissements financiers se paie de licenciements à la pelle et d’un chômage qui mine les bases mêmes de la société... Et d’autres occasions d’exercer votre sens de la responsabilité que de livrer une tribune indigente ? Par exemple de rejoindre les manifestants du 16 octobre dont le plus ou moins grand nombre va peser pour que la logique du non-emploi et des mauvais emplois ne soit pas le seul horizon de nos gouvernants...
Loin des cénacles et de leurs secrets, en pleine lumière, cette manifestation affiche des objectifs on ne peut plus clairs et conscients. Ni haine ni ressentiment pour ces patrons de Michelin qui, paternalisme ravalé, ne font que se soumettre à l’implacable loi du profit et se montrer dociles sous la férule des marchés financiers. En effet, ils font comme les autres, et Alain Etchegoyen de citer Renault Vilvorde et Elf-Total... On pourrait en ajouter tant et tant, ici et partout. Précisément, il y en a tant que c’est trop ! Tant mieux si cet exemple de plus est celui qui fait enfin déborder la coupe de la colère. Et il est bon que celle-ci envahisse les rues, obligeant à ouvrir un débat politique indispensable.
Il y en a assez de cette loi cannibale qui veut que la rentabilité des placements capitalistes ne soit pas inférieure à 15%, ce qui veut dire une course sans fin à l’exploitation maximum : on jette les uns au rebut et on pressure encore plus ceux qu’on garde (licenciements d’un côté, temps partiels, productivité accrue de l’autre...). Il y en a assez d’une politique qui dit : « Pour être de gauche, nous n’en sommes pas moins prisonniers de cette logique contre laquelle nous ne pouvons rien... » Sinon mettre capacités et zèle à son service ! Donc, mitonnons une loi des 35 heures qui ne créera pas vraiment d’emplois, mais qui en revanche va dégrader les conditions de travail par une flexibilité généralisée... Et promettons le plein-emploi pour 2010, sans expliquer comment ni préciser quel emploi.
Le 16 octobre, on peut porter un coup d’arrêt à la logique de destruction des emplois et indiquer une autre voie : celle de la mobilisation de toutes et tous pour imposer au gouvernement une autre politique que la soumission au profit. L’occasion est trop belle pour la laisser échapper.
La manufacture et l’agora
Recommander cette page
Alain Krivine est membre du bureau politique et porte-parole de la Ligue communiste révolutionnaire.