L’apparition d’une classe ouvrière moderne et combative au Brésil, concentrée dans quelques pôles industriels très dynamiques, intégrés étroitement au capital international, bouleverse depuis quelques années la « paix sociale » instaurée par le régime militaire en 1964. Revenue sur scène politique après une longue période d’atomisation et d’immobilisme forcés, cette force sociale de plus en plus agissante trace un itinéraire éloquent.
La première manifestation d’ampleur nationale se produit en 1977, lors de la campagne pour la « reposition salariale » [1] lancée par les travailleurs les plus combatifs des entreprises automobiles concentrées dans la région de l’A.B.C. [2]. Cette action débouchera rapidement sur des rassemblements et des mobilisations ouvrières regroupant par dizaines de milliers plusieurs catégories de travailleurs du secteur moderne de l’industrie. Dans le sillage de cette effervescence qui se répand dans le monde du travail émerge un nouveau type de syndicalisme — dit « authentique » — radicalement nouveau par son indépendance totale à l’égard des directions traditionnelles intégrées à l’appareil d’État et par ses attaches profondes avec les nouvelles couches ouvrières.
Porte-parole des revendications nouvelles émanant d’une classe ouvrière nombreuse et soumise à des conditions aussi précaires qu’hétérogènes de travail, de rémunération et d’emploi, ce courant « authentique » trouvera un écho grandissant au-delà même de la région industrielle de l’A.B.C., contribuant à redonner confiance à un prolétariat longtemps désorganisé et soumis à l’arbitraire patronal. Ainsi, le 12 mai 1978, l’opération « bras croisés, machines arrêtées » déclenchée par les mille six cents travailleurs de l’usine multinationale de véhicules et moteurs Scania prend de surprise la direction et déconcerte les forces de l’ordre. Cette forme d’action se répand dès lors comme une traînée de poudre, débouchant très vite sur des grèves mobilisant plusieurs centaines de milliers d’ouvriers, notamment dans les secteurs dynamiques de l’industrie.
Un nouveau cycle de luttes ouvrières s’ouvre alors dans les principaux centres industriels. Il atteindra son apogée en 1979, quand la combativité des métallurgistes touche d’autres catégories sociales et se répand à d’autres régions dans une vague de grèves qui mobilise, selon le DIEESE [3], quelque 3 200 000 ouvriers et employés. En avril-mai, la grande grève des deux cent cinquante mille travailleurs métallurgistes de Sao-Bernardo révèle, par sa durée exceptionnelle (quarante-deux jours) et sa capacité d’organisation de masse (meetings quotidiens de dizaines de milliers de travailleurs), la force surprenante de ce nouveau syndicalisme, dont l’avant-garde était partie prenante de la formation du Parti des travailleurs (P.T.).
Depuis, ce mouvement a connu un certain recul. Confrontée à une recrudescence de la répression directe dans les usines et syndicats, attaquée dans son emploi par une tactique patronale de licenciements massifs (en 1981, 25 % des quatre cent mille métallurgistes de Sao-Paulo ont été licenciés), désorientée par les propositions de la bureaucratie syndicale « jaune » de « pacte social » consistant à « échanger » les 15 % d’augmentation salariale (accordée au titre des gains de productivité) contre une stabilité de l’emploi pour un an, la classe ouvrière s’essouffle et cherche d’autres formes de combativité.
Intense mutation
Des événements récents expriment cette évolution, notamment la réunion de cinq mille délégués représentant plus d’un millier de syndicats ruraux et urbains dans une Conférence de la classe travailleuse (CONCLAT), qui apparaît comme un pas décisif vers la création, pour la première fois dans le pays, d’une Centrale unique des travailleurs (CUT), et la croissance foudroyante du Parti des travailleurs, qui a déjà conquis, avec un programme détaillé de revendications socialistes, l’adhésion de plus de quatre cent mille militants, essentiellement ouvriers.
Reflets des pratiques plus radicales et multiformes de résistance de la base ouvrière, ces actions d’envergure nationale modifient le scénario politique. Elles révèlent les obstacles que rencontre la politique d’ouverture « contrôlée » amorcée depuis quelques années par le régime, en même temps qu’elles posent des problèmes nouveaux de réorganisation du mouvement ouvrier dans des conditions d’instabilité croissante du cadre institutionnel et légal en vigueur.
Peut-on parler, face à ces changements, de l’émergence d’une « nouvelle » classe ouvrière ? Au-delà des événements qui caractérisent l’évolution récente des luttes ouvrières, de nombreux indices témoignent d’une mutation majeure de la structure et du comportement de la classe ouvrière.
Entre 1970 et 1980, ses effectifs doublent, passant de 3 241 861 personnes actives dans le secteur manufacturier à 6 858 558. Parallèlement, la composition de la force de travail industrielle change dans une triple direction. La déruralisation de la force de travail se poursuit à un rythme accéléré, conduisant, entre 1940 et 1976, à une inversion du poids des secteurs urbain et rural dans la distribution de la population active, qui passe, respectivement, de 32,6 % à 66,7 % et de 67,4 % à 33,3 % pendant cette période. Cette concentration urbaine de la force de travail s’accompagne d’une féminisation accrue des effectifs mobilisés dans les services et dans l’industrie de transformation, de sorte que le nombre de femmes économiquement actives se multiplie par 6,2 (celui des hommes ne se multiplie que par 3,7) entre 1950 et 1978. Ce mouvement se traduit donc par une évolution différenciée des contingents masculin et féminin mobilisés dans les activités directement productives (industrie de transformation) : entre 1970 et 1978, le premier passe de 81,2 % à 74,3 % tandis que le second monte de 18,8 % à 25,7 % de l’ensemble de la force de travail industrielle. Finalement, on observe un rajeunissement du monde ouvrier, avec l’incorporation croissante des mineurs (dix à dix-sept ans) dans l’activité productive, ce qui est sans doute lié au doublement du nombre moyen de personnes salariées par famille, qui passe de un à deux entre 1958 et 1969.
Jusqu’en 1964, la classe ouvrière brésilienne était organisée dans le cadre de l’idéologie national-populiste et structurée par la législation du travail édictée en 1942 sous le gouvernement de Vargas. Cette législation assurait une intégration efficace de la classe ouvrière naissante, tout en imposant un encadrement étatique étroit de l’appareil syndical, organisé dans une structure corporative verticale, subordonnée directement au ministère du travail. Après le coup d’État militaire de 1964, ce système est brisé par l’intervention policière massive dans les syndicats qui perdent leur base de masse et se limitent à une simple action d’assistance. Près de 70 % des syndicats de 5000 membres ou plus, 38 % de ceux qui en comprennent entre 1000 et 5000 et 19 % de ceux qui en ont moins de 1000 se retrouvent alors soumis à l’intervention directe du ministère du travail.
Ainsi, plus de la moitié de la classe ouvrière a pu se développer en dehors de toute influence du syndicalisme populiste. Ce vide organisationnel favorisera par la suite la poussée d’un mouvement autonome des travailleurs, sans attache avec l’appareil d’État et directement enraciné dans les usines. A partir de 1974, le retour au système électoral et au jeu des partis politiques, le relâchement progressif de la censure sur les moyens de communication ainsi que le contrôle plus strict des organismes de répression inaugurent une politique de « libéralisation » plus favorable à une reprise de l’activité syndicale. Entre 1970 et 1978, le nombre d’employés urbains syndiqués passe de 2 132 056 personnes à 4 271 450, soit une augmentation de 100,3 %, supérieure à celle de la population active, qui ne s’accroît que de 84 % (voir le tableau). À y regarder de plus près cependant, cette croissance récente de la syndicalisation urbaine est plus accentuée après 1977, notamment en ce qui concerne le contingent féminin de la force de travail. Certes, les mobilisations massives à partir de 1977 expliquent dans une grande mesure le bond enregistré ; mais l’évolution encore plus importante de la syndicalisation des femmes s’explique aussi par les conditions de travail et de rémunération particulièrement défavorables auxquelles sont soumises les travailleuses dans les nouveaux secteurs industriels modernes.
Employées pour la plupart plus de quarante heures hebdomadaires et systématiquement sous-payées (sept sur dix perçoivent moins du salaire minimum et une sur dix ne reçoit simplement aucune rémunération), les ouvrières des industries modernes se révèlent une composante particulièrement dynamique du nouveau prolétariat industriel au Brésil.
Les nouvelles revendications
Ce prolétariat met en avant des revendications sensiblement différentes par rapport au passé, s’adaptant ainsi aux nouvelles conditions créées par une accumulation rapide du capital étroitement associé aux capitaux étrangers. Ces revendications s’ordonnent essentiellement autour de quatre axes :
1) Lutte pour le rattrapage du pouvoir d’achat, réduit de plus de 50 % sous le régime militaire. Constamment avancée par les travailleurs dès les années du « miracle » brésilien, cette revendication se combine désormais à d’autres, visant une réduction des inégalités dans la rémunération des diverses catégories d’ouvriers. Qu’il s’agisse de la réduction des écarts de salaire provoqués par la hiérarchisation croissante des travailleurs, souvent en dépit de qualifications équivalentes (le rapport entre le salaire minimum et le salaire moyen dans l’industrie, qui était de 1 à 1,7 en 1964, passe à 2,9 en 1970 et à 3,8 en 1978) ou bien par une discrimination de sexe pénalisant les femmes ouvrières (le recensement de 1980 indique que la valeur moyenne des revenus mensuels des hommes était double de celle des revenus des femmes), cette nouvelle revendication pour l’égalité salariale apparaît comme une réponse à la stratégie patronale de fractionnement du collectif ouvrier.
2) Lutte pour la stabilité dans l’emploi. La menace sur l’emploi apparaît en effet comme une des principales armes patronales pour « discipliner » les travailleurs, notamment par une rotation accélérée de la force de travail qui touche, avec des variantes, l’ensemble des catégories ouvrières. Ainsi, en 1980, 25 % des techniciens ont été licenciés dans le secteur industriel, tandis que les travailleurs manuels ont subi un taux de turn-over de 110 % (dans la construction, la rotation annuelle de la force de travail a atteint 240 %).
3) Revendications liées aux changements dans les conditions de travail, notamment au sein des grandes usines multinationales. Combinant des techniques productives modernes et traditionnelles, souvent dans les mêmes ateliers de fabrication ou de montage, ces entreprises sont incitées à rechercher une exploitation intensive et extensive de leur force de travail : accélération des cadences, réduction du temps d’entretien et des frais de sécurité (en 1973 et en 1974, 25 % de la force de travail industrielle de l’État de Sao-Paulo était victime d’accidents du travail — proportion de trois fois supérieure à celle de la France, par exemple) ; limitation de l’embauche et obligation systématique de faire des heures supplémentaires (selon le recensement de 1980, 81 % de la population active travaillaient plus de quarante heures hebdomadaires et plus de douze millions d’ouvriers travaillaient plus de quarante-neuf heures hebdomadaires) ; surveillance stricte et multiplication des mesures arbitraires de sanction (retenues sur les salaires, licenciements, etc.). Aucun moyen, en somme, n’est négligé pour transformer l’espace de la production en un territoire soumis sans retenue à la discipline et au despotisme patronal.
Cependant, les revendications dépassent désormais le cadre strictement socio-économique des conflits du travail : porté par son nouveau dynamisme, le monde ouvrier formule aussi un ensemble de demandes portant sur les droits syndicaux, comme le droit de grève, la stabilité de l’emploi pour les délégués syndicaux et la fin de l’intervention de l’État dans les syndicats. La formation du Parti des travailleurs dans les années 1979-1980, à l’initiative commune de syndicalistes et d’intellectuels, témoigne de cette volonté de porter désormais la lutte sur le terrain de la politique.