Cette Conférence s’était assignée plusieurs objectifs.
D’une part, il s’agissait de faire le point sur l’état d’avancement du programme de négociations fixé dans l’« Agenda de Doha pour le développement » [1]. Ces négociations portent sur la poursuite de la mise en œuvre des Accords de Marrakech [2], soumis à une négociation permanente : l’Accord sur l’Agriculture, l’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS), l’Accord sur les Aspects des Droits de Propriété intellectuelle qui touchent au Commerce (ADPIC), l’Accès aux marchés pour les produits non agricoles, l’Accord sur les mesures concernant les investissements liés au commerce (MIC), les Accords de l’OMC sur les instruments environnementaux internationaux (relation entre les règles de l’OMC et les accords multilatéraux environnementaux), le Traitement spécial et différencié (prise en compte des spécificités des pays en développement), l’Organe de Règlement des Différends (réforme de l’ORD), les « Disciplines » de l’OMC (les subventions, les règles sur le dumping).
D’autre part, la Conférence de Cancún devait fixer les modalités de négociation sur quatre matières, appelées « matières de Singapour » [3] : « commerce et investissement », « commerce et concurrence », les Marchés Publics (l’accès pour les entreprises aux marchés publics de tous les pays membres de l’OMC), la Facilité des Echanges.
Toutes ces négociations doivent se conclure, au plus tard, le 1er janvier 2005. Les résultats des négociations du « programme de Doha » doivent être considérés comme des parties d’un engagement unique (il n’y a d’accord sur rien aussi longtemps qu’il n’y a pas d’accord sur tout), sauf en ce qui concerne les négociations sur l’accès aux médicaments et l’Organe de Règlement des Différends [4].
Les enjeux de Cancún
De ce menu présenté, à Cancún, aux 146 pays membres de l’OMC, nous avons retenu trois enjeux importants.
1. L’agriculture et la sécurité alimentaire
Si l’on demandait à un ministre du Tiers-Monde quelles étaient, à ses yeux, les trois priorités du sommet de l’OMC à Cancún, il répondrait : un, l’agriculture ; deux, l’agriculture ; trois, l’agriculture [5].
Les chiffres sont là : 70 % de la population des pays en voie de développement tirent leur subsistance de l’agriculture. En face, les pays industrialisés consacrent 300 milliards de dollars par an de subventions à leurs agriculteurs (une majorité de ces subsides va à l’agro-industrie), ce qui maintient les prix mondiaux artificiellement bas et ruine, de facto, les paysans du Sud.
A Doha, en décembre 2001, les pays en développement avaient accepté de se lancer dans un nouveau cycle de négociations multilatérales, à condition que les deux plus grands pourvoyeurs mondiaux de subventions agricoles les États-Unis et l’Europe de l’Ouest réduisent « substantiellement » le soutien financiers à leur agro-industrie, avec l’élimination à terme des subventions à l’exportation, la réduction des soutiens internes et l’accès au marché, c’est-à-dire la baisse des droits de douane. Les 17 pays fortement exportateurs du groupe de Cains [6], emmenés par l’Australie, le Brésil et le Canada, sont les premiers à demander l’élimination des subventions.
Le 13 août dernier, un document commun était signé entre les États-Unis et l’Union européenne, document qui suggère notamment d’éliminer les subventions et les crédits à l’exportation sur les produits qui intéressent particulièrement les pays en développement (PED). Il se prononce également pour un accès « à zéro droit » pour une partie des exportations des PED. Cependant, ces engagements n’étaient pas chiffrés. Cela promettait d’âpres discussions, de multiples pressions et marchandages.
2. L’accord sur les droits de propriété intellectuelle et la santé publique : les médicaments
Un accord sur l’accès aux médicaments [7] essentiels est intervenu au siège de l’OMC à Genève, le 30 août 2003. Un accord immédiatement critiqué par de grandes ONG internationales, Oxfam, Médecins sans Frontières.
Cet accord ne remet pas en question l’Accord sur les droits de propriété intellectuelle (ADPIC). Il avance uniquement des mesures dérogatoires, limitées, voire provisoires. Car il est prévu une application intégrale d’ADPIC pour les PED en 2006, et normalement pour les Pays les moins avancés (PMA) en 2016. Mais, l’on sait déjà que l’acceptation de l’entrée du Cambodge (un PMA) dans l’OMC a été conditionnée par son acceptation de l’ADPIC pour 2007.
Cet accord est complètement en-deçà de ce qui était prévu dans la Déclaration finale à Doha.
Pour rappel, le point de la Déclaration, portant sur l’accès aux médicaments, permettait, entre autres, le droit des pays à promouvoir l’accès à tous les médicaments (d’où la possibilité de recourir à la pratique de la « licence obligatoire », c’est-à-dire la production de médicaments génériques, non brevetés, sans le consentement du détenteur du brevet) ; l’autorisation de fabriquer des produits génériques, en Afrique du Sud, au Brésil, en Inde, en Thaïlande.
Les pays ne possédant pas d’industrie pharmaceutique pouvaient recourir aux « importations parallèles » (droit d’importer des médicaments du pays où ils sont le moins chers, sans l’accord du détenteur du brevet).
Chaque pays membre de l’OMC a le droit de déterminer ce qui constitue une situation d’urgence nationale pour les importations parallèles ou d’autres circonstances d’extrême urgence.
L’accord du 30 août, établi sous la pression des firmes pharmaceutiques en liaison avec le gouvernement des États-Unis et la Commission européenne, est en retrait quasi total par rapport à la Déclaration de Doha.
Les modalités de mise en œuvre du droit de production et d’exportation des médicaments génériques, inscrites dans l’accord, sont extrêmement contraignantes et restrictives.
Ainsi, le pays, qui souhaite importer des médicaments génériques, doit fournir la preuve qu’il fait face à une situation de crise sanitaire ; tout État membre de l’OMC peut contester la pertinence des arguments avancés par le pays demandeur ; le pays demandeur doit soumettre à l’OMC la dénomination et la qualité des médicaments qu’il souhaite importer ; le recours aux importation parallèles est limité à des « circonstances exceptionnelles », une notion qui renvoie à l’aide d’urgence, ponctuelle ; cet accord est révisable chaque année, etc.
Ce qui se profile derrière cet accord, c’est la mise sous le contrôle des grandes multinationales pharmaceutiques du marché des médicaments génériques. « La santé avant le profit » affirmait, avant Doha, le Commissaire européen, Pascal Lamy. On est loin du compte.
3. Les matières de Singapour
Dans le journal Le Monde [8], Pascal Lamy, s’exprime ainsi, à propos de ces « sujets dits de régulation » : « Derrière cette appellation exotique se cachent quatre sujets de discussion moins “sexy” mais non moins essentiels : les investissements, la concurrence, la facilité des échanges et la transparence dans les marchés publics. L’objectif est de définir autant que possible les règles dans ces domaines. Pour uniformiser ? Non, pour établir une plate-forme minimale de règles de jeu identiques à tous, et par là non discriminatoires, transparentes et prévisibles. Et qui pourraient avantageusement remplacer des traités bilatéraux toujours inégaux pour les pays en développement. Mais l’UE n’a pas une vision maximaliste : nous avons conscience de l’effort supplémentaire que demande cet exercice aux pays en développement. C’est pourquoi l’approche suivie est celle du chacun à son rythme suivant ses capacités, tout en assurant une aide technique à ces pays pour l’adaptation ultérieure de leurs législations internes ».
On sait ce qu’il en est des accords bilatéraux entre deux pays. Pour la Belgique, on en dénombrait quelque 65, en juin 2002, conclus avec des pays de l’Est et du Sud. Ces « accords bilatéraux de protection et d’encouragement réciproque des investissements privés » sont là pour « offrir des garanties de protection des investissements », « assurer une indemnisation rapide et adéquate en cas d’expropriation », « garantir le libre transfert des revenus des investissements », etc. [9] On sait également que les ABI ne contiennent aucune clause spécifique en matière de normes sociales et environnementales, ni de référence aux droits humains.
Les pays du Sud, en particulier, seront-ils mieux lotis avec des accords multilatéraux (AMI) ? On sait que l’objectif des pays riches (l’UE est la première à vouloir inclure dans les règles de l’OMC un accord sur l’investissement) est de garantir et de renforcer les droits des investisseurs étrangers dans le pays d’accueil et de limiter la capacité du gouvernement de ce pays à imposer des conditions à l’entrée des investissements. Comme pour l’AMI (l’accord multilatéral sur les investissements), l’intention ne souffre aucune équivoque : donner le maximum de droits aux investisseurs privés et en enlever un maximum aux États, aux collectivités.
« Chacun à son rythme suivant ses capacités », souligne Pascal Lamy. Oublie-t-il que la mise en œuvre des deux règles fondamentales de l’OMC (les deux principes de non-discrimination à la base des accords de l’OMC : le traitement national et le traitement de la nation la plus favorisée) signifie la négation des différence de situation et de développement ? En effet, la « clause de la nation la plus favorisée » oblige chaque État- membre de l’OMC à accorder aux autres membres le même traitement qu’il accorde à l’un d’entre eux. La « clause du traitement national » exige qu’un État-membre accorde aux investisseurs étrangers le même traitement qu’aux investisseurs ou fournisseurs de services nationaux.
Ces règles instaurent une dérégulation globale dont un des objectifs est d’enlever aux États tout pouvoir de choisir leurs priorités et les moyens à mettre en œuvre pour les réaliser.
Les « G » et la fronde des pays du Sud
Alors qu’à Seattle, une des causes principale de l’échec de la Conférence était attribuée au conflit entre l’Union européenne et les États-Unis, à Cancún, par contre, les multiples coalitions (Groupes) entre pays du Sud ont sensiblement modifié les rapports de force. La fronde des pays du Sud contre l’UE et les États-Unis, et cela malgré les pressions, le chantage, les tentatives de division exercés par les deux Grands (G2), représente un moment historique de l’OMC.
La création d’une coalition de 22 pays (G22) [10], conduite par les nouvelles puissances émergentes, la Chine, l’Inde et le Brésil et représentant plus de la moitié de la population mondiale, a fait barrage à l’UE et aux USA, en particulier sur le dossier agricole. Elle revendiquait une réelle protection (mécanisme de sauvegarde) contre la concurrence déloyale du G2. Le G22 allait recevoir l’appui d’un front solidaire formé de 90 pays pauvres à dominance africaine (G90).
La demande de quatre pays africains, parmi les plus pauvres (Mali, Burkina Fasso, Bénin, Tchad) de voir respectées par tous les règles de l’OMC, en particulier sur la baisse des subventions au coton américain (les USA accordent chaque année 4 milliards de subventions à leurs producteurs) allait susciter une réaction soit arrogante, soit hypocrite du G2. Le soutien du G90 à cette démarche des quatre pays allait accélérer le rejet de la résolution finale.
Un G70, 70 pays membres de l’OMC, a fait savoir, par écrit, qu’il s’opposait à l’ouverture de négociations sur les « matières de Singapour » (investissement, concurrence, facilitation des échanges, marchés publics).
Les ONG aux côtés des organisations paysannes
Malgré les difficultés rencontrées, les mouvements sociaux furent bien présents à Cancún. Grâce à la solidarité financière internationale, Via Campesina mobilisait sur place plus de 10 000 paysannes et paysans du Mexique, de Corée du Sud, du Brésil, etc. Dès le premier jour de la Conférence, des ONG, présentes à l’intérieur du Sommet, faisaient connaître leur point de vue, prenaient contact avec des délégations officielles du Sud, ou encore perturbaient les cérémonies officielles. Pendant ce temps, les organisations paysannes et bon nombre de mouvements sociaux radicalisaient l’action aux abords de la « zone rouge », qui interdisait l’accès au Palais des Congrès.
Le 13 septembre, des milliers de manifestants secouaient la triple grille, y opérant un trou béant. Ils rendaient également un hommage émouvant à Lee Kiung, un agriculteur sud-coréen qui avait mis fin à ses jours, quelques jours plus tôt, devant cette même grille.
« Nous sommes venus à Cancún pour mettre en échec la Ve Conférence ministérielle de l’OMC », souligne la déclaration du réseau des mouvements sociaux à Cancún. « La mort de Lee est un cri des opprimés et un coup mortel contre l’OMC ». Il aura fallu 24 heures pour confirmer l’échec de l’OMC, un échec qui accélère la crise au sein de cette machine de guerre contre les peuples, un échec qui est également une victoire pour l’humanité.
Cristallisation de l’échec autour de quatre dossiers :
- L’agriculture. Le texte proposé aggravait encore davantage le caractère déséquilibré de l’Accord sur l’agriculture : il accentue la mise sous contrôle de la paysannerie mondiale, au Sud et au Nord, par les multinationales agro-alimentaires. Pour l’essentiel, le texte proposé reproduit la position commune des USA et de l’UE : pas d’engagements précis en terme de réduction des subventions, en ce qui concerne les montants et le calendrier. De plus, véritable provocation, le texte propose de prolonger, pour une durée non précisée, la « clause de paix ». Celle-ci interdit aux pays qui respectent les règles de l’OMC de déposer plainte contre ceux qui ne les respectent pas (USA et UE).
- L’accès au marché pour les produits non agricoles. Cela concerne surtout les produits industriels. Le texte, proposé, voire imposé par les USA, l’UE et le Canada, demande une réduction rapide des tarifs douaniers sur les produits industriels pratiqués par les pays du Sud. Ce qui aurait pour effet de provoquer leur désindustrialisation et d’accélérer encore plus la mise de leurs marchés sous la coupe des entreprises du Nord.
- Le Coton. Le paragraphe sur le coton, dans le projet de Déclaration finale, constitue une véritable injure faite aux pays en développement. Le texte propose que le sujet soit abordé sous l’angle de l’accès aux marchés pour les produits non agricoles. Les subventions américaines (les États-Unis accordent chaque année 4 milliards de dollars de subventions à leurs producteurs de coton) concourent à la chute des cours mondiaux, plus bas que le prix de revient du coton africain, pourtant le moins cher à la production. C’est un véritable coup de massue pour un pays comme le Mali, dont le coton représente 79 % des exportations.
Le cartel des quatre pays, Mali, Bénin, Tchad et Burkina Fasso, demande aujourd’hui un moratoire sur les subventions à la production de coton. - Les sujets dits de Singapour. La déclaration de Doha, adoptée en 2001, prévoyait : « Nous convenons que des négociations auront lieu après la cinquième session de la conférence ministérielle, sur la base d’une décision qui sera prise, par consensus explicite, à cette session, sur les modalités de négociation ». Les pays en développement se sont appuyés sur le « consensus explicite » (chaque État-membre doit se prononcer) nécessaire pour refuser l’inscription de ces sujets à l’agenda des discussions.
Après Cancún
Il est prévu, qu’avant le 15 décembre 2003, le Conseil général de l’OMC, installé à Genève, se réunisse pour tirer le bilan de Cancún et prendre des dispositions pour continuer la négociation sur les matières du « programme de Doha pour le développement ». Ce nouveau cycle de négociation devrait être conclu, de « manière positive et dans les temps », pour fin décembre 2004.
À quoi faut-il s’attendre ? Si déjà, lors des Conférences ministérielles, les procédures et le fonctionnement tentent à marginaliser les pays du Sud, à fortiori, la mécanique liée au Conseil général amplifie encore cette démarche.
Le vrai pouvoir de l’OMC se situe dans le Conseil général, qui tient des réunions « informelles », avec le poids prédominant des représentants de la « Quad » ( Quadrilatérale : États-Unis, UE, Canada, Japon). La plupart des pays africains n’ont pas de délégation permanente à Genève. Et sur les 148 pays membres de l’OMC, quelque 80 y ont un personnel bien trop restreint. Les négociations (avec de nouvelles mesures de libéralisation) continuent également en ce qui concerne les grands Accords de Marrakech (Agriculture, AGCS, les Droits de propriété intellectuelle).
Et, à Genève, ce sont les riches qui établissent les règles du jeu. « Les pressions, les menaces et les chantages politiques, économiques, voire physiques sont le lot quotidien de certains ambassadeurs de petits pays à l’OMC », ont osé déclarer, au cours d’une conférence de presse à Genève, quatre ambassadeurs du Sud (Ouganda, Tanzanie, Kenya, République Dominicaine) [11]. Ils ajoutent : « dès qu’un ambassadeur arrive à faire avancer un dossier à l’OMC, son ministre reçoit tout de suite des appels de Washington ou de Bruxelles, et on n’avance plus. Ils créent des divisions entre nous et nos capitales, et le plus souvent ce sont nos capitales qui cèdent » [12].
Les multinationales agro-alimentaires et autres, qui veillent au grain, n’attendent pas la conclusion d’un nouvel accord multilatéral sur l’investissement à l’OMC pour étendre leurs prérogatives et préserver leur impunité. Elles peuvent compter sur les accords bilatéraux et régionaux par ex. l’ALENA (USA-Canada-Mexique) et bientôt la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA) pour imposer leur loi et ne pas trop s’embarrasser de normes sociales, environnementales. Les États-Unis et l’Union européenne ont multiplié les traités commerciaux bilatéraux, qui concernent 33 % des exportations européennes et 11 % des exportations américaines, selon une estimation du patronat américain [13].
Le refus de prendre en compte les droits fondamentaux des travailleurs dans les accords commerciaux (les zones franches d’exportation en sont une des illustrations les plus dramatiques) permet aux investisseurs privés de parcourir le monde, à l’affût de gouvernements prêts à fermer les yeux, et sous la bienveillante sollicitude de gouvernements des pays du Nord, où sont établis leurs sièges.
Le commerce intra-firmes échappe également aux règles de l’OMC. Ces échanges commerciaux, à l’intérieur des réseaux des firmes multinationales, représentent aujourd’hui plus du tiers du commerce mondial : 48 % des importations et 32 % des exportations américaines en 2002 [14].
Surpris, vexés et offusqués par l’audace des pays du Sud, les deux « grands » (UE et USA) n’en resteront pas là. Une anecdote significative : de retour à son hôtel, un négociateur américain a lâché : « juste après l’échec de Cancún, le ministre brésilien est venu nous demander des consultations pour la zone de libre-échange des Amériques. On lui a dit : “faites la queue, prenez un ticket, y a du monde dans la file d’attente” » [15].