Un phénomène systématiquement sous-estimé

Cette glace qui fond en Antarctique

, par TANURO Daniel

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Du 1er au 12 décembre se tiendra à Poznan (Pologne) le sommet des Nations unies sur le changement climatique. Au même moment, l’Organisation météorologique mondiale tire la sonnette d’alarme : les principaux gaz à effet de serre, à l’origine du réchauffement de la planète, ont franchi de nouveaux records de concentration en 2007. Cet avertissement n’a rien d’abstrait. En témoigne l’inquiétude des scientifiques sur une possible débâcle glaciaire en Antarctique.

« Les processus dynamiques liés à la fonte des glaces, non inclus dans les modèles actuels mais suggérés par de récentes observations, pourraient accroître la vulnérabilité des calottes glaciaires au réchauffement, augmentant la montée future du niveau des mers [1]. » Cette petite phrase extraite du quatrième rapport du Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), rendu public le 2 février 2007, est loin d’avoir reçu l’attention qu’elle méritait. Si les médias ont bien mentionné une hausse projetée du niveau des mers de 18 à 59 centimètres d’ici à la fin du siècle, ils ne se sont pas interrogés sur les limites des modèles.

Or de nombreux climatologues craignent que la fonte progressive des glaces cède la place à une débâcle entraînant une hausse rapide et beaucoup plus importante des eaux. Un scénario inquiétant, qui approfondit le fossé entre l’urgente nécessité de « sauver » le climat et les négociations en vue d’un nouveau traité « post-Kyoto » à soumettre à la conférence des Nations unies, à Poznan (Pologne), ce mois-ci, et à Copenhague, en décembre 2009. La vie de dizaines de millions d’êtres humains est en jeu, principalement dans les pays du Sud.

Dans les régions polaires, la belle saison voit se former à la surface des calottes de vastes réservoirs d’eau libre qui creusent des chantoirs [2] dans la glace. Or, au Groenland, un tel « lac » de trois kilomètres de large s’est récemment vidé en quatre-vingt-dix minutes comme un vulgaire lavabo. S’engouffrant ainsi jusqu’à la base rocheuse des glaciers, l’eau pourrait contribuer au décrochage de gigantesques masses de glace qui, en glissant dans la mer, provoqueraient une brusque montée des eaux. C’est le cauchemar des glaciologues.

Plus une minute à perdre

Depuis plusieurs années, ces « processus dynamiques » sont observés dans les régions arctiques (au nord), où la calotte groenlandaise contient suffisamment d’eau pour faire monter les océans de six mètres. Mais l’Antarctique (au sud) devient à son tour un sujet d’inquiétude. Son complexe glaciaire se compose de quatre éléments : la calotte orientale, la calotte occidentale, les glaciers de la péninsule et les plateaux de glace qui flottent sur l’océan.

Si la calotte orientale devait disparaître, le niveau des océans monterait de... cinquante mètres [3]. Pour le moment, heureusement, elle reste stable. En revanche, la fonte est rapide sur la côte ouest de la péninsule, où la hausse de température est sans équivalent en aucun autre point du globe : + 3 °C en cinquante ans. Au nord-est, où le thermomètre indique 2,2 °C en moyenne estivale, le réchauffement serait dorénavant de 0,5 °C par décennie.

Les glaces de la péninsule et de la calotte occidentale équivalent chacune à cinq mètres de hausse du niveau des mers. Le péril est accru par deux traits spécifiques. Le premier : les vallées montagneuses de la péninsule sont moins étroites et sinueuses que celles du Groenland, de sorte que les glaciers pourraient glisser plus rapidement vers la mer [4]. De fait, la vitesse de certaines coulées de glace a triplé ces dernières années. Le second : le massif rocheux portant la calotte occidentale est situé largement au-dessous du niveau de la mer et, en de nombreux endroits, il descend en pente vers le large [5]. Les spécialistes s’inquiètent car la circulation océanique circumpolaire, de plus en plus chaude, tend à se rapprocher des côtes, faisant craindre une fonte de l’ancrage sous-marin de la calotte.

Pour James Hansen, directeur du Goddard Institute for Space Studies de la National Aeronautics and Space Administration (NASA), l’agence spatiale américaine, et pour huit autres spécialistes qui signent avec lui un article dans la revue Science, le danger est plus proche qu’on ne le pense [6].

Ils parviennent à cette conclusion en interrogeant les paléoclimats. Il y a soixante-cinq millions d’années, la Terre était quasiment dépourvue de glace. La glaciation de l’Antarctique intervient il y a trente-cinq millions d’années environ. Ce phénomène correspond au franchissement d’un seuil : les paramètres relatifs au rayonnement solaire, à l’albédo [7] et à la concentration atmosphérique en gaz à effet de serre favorisent le refroidissement. Il s’ensuit une baisse du niveau des océans, les précipitations aux pôles s’accumulant sous forme de neige. Or, selon les auteurs de l’article, nous serions en train de franchir ce seuil dans l’autre sens.

Cet avertissement doit être pris très au sérieux. En effet, les estimations de hausse des océans sont les moins précises des projections du GIEC : de 1990 à 2006, la hausse a été de 3,3 millimètres par an, alors qu’on attendait 2 millimètres par an [8]. L’écart — 60 % — pourrait découler de la difficile modélisation du comportement des glaciers.

Au cas où l’augmentation de température serait stabilisée à 2 °C par rapport à 1780 (fin de l’époque préindustrielle), les modèles projettent une hausse se situant entre 0,4 et 1,4 mètre dans plusieurs siècles. Or le différentiel de 60 % suffirait à amener le curseur entre 0,6 et 2,2 mètres (chiffres probablement sous-estimés, la désintégration des calottes étant non linéaire). Surtout, l’échelle de temps change complètement : en effet, si Hansen et consorts ont raison, il n’y a tout simplement plus une minute à perdre pour éviter une catastrophe irréversible, possible d’ici quelques décennies.

Un mètre de hausse du niveau des océans mettrait en danger des dizaines de millions de personnes. Dix millions d’Egyptiens, trente millions de Bangladais et un quart des habitants du Vietnam devraient déménager [9] ; Londres et New York seraient menacées. Evoquant une « situation effrayante », le président du GIEC Rajendra Pachauri disait récemment son « espoir que le prochain rapport sera à même de donner une meilleure information sur la fonte possible de ces deux grands ensembles [le Groenland et l’Antarctique ouest] [10] ». Malheureusement, ce rapport ne sortira qu’en 2013. Trop tard pour peser sur les conférences internationales de décembre 2008 et 2009, où se discuteront les dispositifs post-Kyoto.

La sous-estimation de la montée des eaux pourrait se révéler d’autant plus fâcheuse que les projections actuelles du GIEC, endossées par les gouvernements, servent de base à la négociation décidée à Bali en décembre 2007. Et que les responsables politiques interprètent systématiquement à la baisse ces anticipations.

Selon le GIEC, limiter la hausse de la température entre 2 et 2,4 °C par rapport à l’ère préindustrielle impliquerait de commencer à diminuer les émissions mondiales de gaz à effet de serre au plus tard en 2015, afin de les réduire d’ici à 2050 de 50 à 85 % par rapport au niveau de 2000. Dans ce cas, le respect du principe pollueur-payeur nécessiterait de la part des pays développés un effort spécifique extrêmement important : leurs émissions devraient diminuer de 80 à 95 % d’ici à 2050, en passant par une réduction intermédiaire de 25 à 40 % en 2020. Dans le même temps, toujours selon le GIEC, les émissions des pays en voie de développement devraient s’écarter substantiellement du scénario de base, également dans le sens de la baisse.

Moins contraignantes que celles de Hansen et son équipe, ces recommandations sont tout autant négligées par les instances politiques. Professeur de climatologie à l’Université catholique de Louvain et membre du bureau du GIEC, Jean-Pascal Van Ypersele remarque régulièrement que les membres du G8 se prononcent pour une réduction des émissions de 50 %... tout en se gardant bien d’évoquer les 85 % qui forment la partie haute de la fourchette globale. Le G8 passe également sous silence les objectifs spécifiques découlant pour les pays développés de leur responsabilité majeure dans le changement climatique. La tendance est à l’œuvre partout.

Le paquet énergie-climat proposé par la Commission européenne pour la période 2013-2020 se révèle par exemple incompatible avec la décision du Conseil, prise en 1996, de limiter la hausse de la température à 2° C maximum par rapport à 1780. Quant à M. Barack Obama, si son plan énergie-climat prévoit une réduction des émissions américaines de 80 % en 2050, son objectif pour 2020 consiste seulement à retrouver le niveau d’émission de... 1990 [11].

Bref, alors que l’inquiétude des scientifiques s’accroît, les gouvernants multiplient les effets d’annonce mais calent leurs objectifs sur les projections les plus conservatrices, tout en misant sur les « mécanismes flexibles » pour que l’effort des pays du Nord se limite grosso modo à la baisse « spontanée ». La logique de ce choix a été explicitée par l’ex-économiste en chef de la Banque mondiale, M. Nicholas Stern. Dans son rapport au gouvernement britannique, en octobre 2006, il recommandait d’« éviter d’en faire trop et trop vite », car « une grande incertitude demeure quant aux coûts de réductions de 60 % ou 80 % dans l’industrie, l’aviation et un certain nombre de domaines [12] ». Il est à craindre que la négociation climatique — si elle aboutit — accouche d’un objectif déterminé par les préoccupations de profits plutôt que par la protection des populations et le sauvetage du climat.

Daniel Tanuro
Ingénieur agronome.