Che Guevara 1967-2007

, par LÖWY Michael

Recommander cette page

  • Michael Löwy et Olivier Besancenot, Che Guevara, Une braise qui brûle encore, Paris, Mille et Une Nuits, 2007.

Michael Löwy et Olivier Besancenot
Photo : Monique Migneau.

Il y a quarante ans, Ernesto Che Guevara, médecin argentin devenu guérillero cubain, et Ministre de l’Industrie du Gouvernement Révolutionnaire à Cuba — avant de partir secrètement en Bolivie pour tenter de renverser la dictature du général Barrientos — était assassiné par les militaires boliviens, obéissant à des instructions de l’ambassadeur nord-américain.
Le Che n’a pas été seulement un combattant héroïque, mais aussi un penseur révolutionnaire, le porteur d’un projet politique et moral, d’un ensemble d’idées et valeurs pour lesquelles il a lutté et donné sa vie. La philosophie qui donne à ses options politiques et idéologiques sa cohérence, sa couleur, sa température, est un profond humanisme révolutionnaire. Pour le Che, le véritable communiste, le véritable révolutionnaire était celui qui considère les grands problèmes de l’humanité comme ses problèmes personnels, celui qui est capable de « sentir de l’angoisse quand on assassine un homme quelque part dans le monde et d’être exalté quand se lève quelque part un nouveau drapeau de liberté » [1].
L’internationalisme du Che — à la fois mode de vie, foi séculaire, impératif catégorique et patrie spirituelle — a été l’expression combative et concrète de cet humanisme révolutionnaire et marxiste.
On a souvent limité la pensée stratégique de Guevara au thème du foco de guérilla. Ses idées sur la révolution latino-américaine sont beaucoup plus profondes. Par sa célèbre formulation de 1967, dans le Message à la Tricontinentale — « Il n’y a plus d’autre changement à faire : ou révolution socialiste ou caricature de révolution » — il a aidé toute une génération de révolutionnaires à se dégager du carcan de la doctrine stalinienne de la « révolution par étapes ».
Le socialisme dans les Amériques, écrivait José Carlos Mariategui en 1929, ne doit pas être copie et calque, mais création héroïque. C’est exactement ce qu’a essayé de faire le Che, en rejetant la proposition de copier les modèles « réellement existants » et en cherchant une voie nouvelle vers le socialisme, plus radicale, plus égalitaire, plus fraternelle, plus humaine, plus cohérente avec l’éthique communiste.
Ses idées sur le socialisme et la démocratie étaient encore en évolution au moment de sa mort, mais on observe clairement dans ses discours et écrits une prise de position de plus en plus critique envers l’auto-intitulé « socialisme réel » des héritiers du stalinisme. Dans son célèbre Discours d’Alger (février 1965), il appelait les pays qui se réclamaient du socialisme à « liquider leur complicité tacite avec les pays exploiteurs de l’Ouest », qui se traduisait dans les rapports d’échange inégal avec les nations qui essayaient de se libérer du carcan impérialiste. Il ajoutait ceci : « le socialisme ne peut exister s’il ne s’opère dans les consciences une transformation qui provoque une nouvelle attitude fraternelle à l’égard de l’humanité, aussi bien sur le plan individuel dans la société qui construit ou qui a construit le socialisme que, sur le plan mondial, vis-à-vis de tous les peuples qui souffrent de l’oppression impérialiste » [2].
Analysant dans son célèbre essai de mars 1965, Le socialisme et l’homme à Cuba, les modèles de construction du socialisme existant en Europe de l’Est, le Che rejetait, toujours à partir de sa perspective humaniste révolutionnaire, la conception qui prétend « vaincre le capitalisme avec ses propres fétiches » : « en poursuivant la chimère de réaliser le socialisme à l’aide des armes pourries léguées par le capitalisme (la marchandise prise comme unité économique, la rentabilité, l’intérêt matériel individuel comme stimulant, etc.), on risque d’aboutir à une impasse » [3].
Un des principaux dangers du modèle importé de l’URSS, c’est l’accroissement de l’inégalité sociale et la formation d’une couche privilégiée de technocrates et bureaucrates. Dans ce système de retribution, « ce sont les directeurs qui, chaque fois, gagnent davantage » [4].
Cependant, les arguments tout à fait légitimes du Che en défense de la planification laissaient dans l’ombre la question politique clé : qui planifie ? Qui décide des grands choix du plan économique ? Qui détermine les priorités de la production et de la consommation ? Or, sur ces questions, on trouve des avancées importantes dans un document du Che qui est resté — pour des raisons inexplicables — quarante années au fond d’un tiroir à La Havane : les notes critiques au Manuel d’Economie Politique de l’Académie des Sciences de l’URSS. Dans ce document, récemment (2006) publié à Cuba, Guevara écrivait, de façon très explicite, que ce sont les travailleurs — et non les « lois du marché » ou un Bureau de spécialistes — qui doivent prendre les décisions concernant les grandes lignes de la planification.

P.-S.

Article paru dans l’École émancipée, n° 7, septembre-octobre 2007, p. 35.

Notes

[1Che Guevara, Œuvres III, Textes Politiques, Paris, Maspero, 1968, p.118.

[2Ibid. pp. 266-267.

[3Le socialisme et l’homme à Cuba, Textes politiques, p. 283.

[4« Le plan et les hommes », Œuvres VI, Textes inédits, Maspero, 1972, p.90.

CC by-nc-sa