Entretien
- L’Émancipation : Tu reviens de Palestine, as-tu eu des difficultés pour rejoindre les territoires occupés ?
Julien Salingue : Pour rejoindre la Palestine, on est forcément contrôlé par les Israéliens. Il faut avoir une bonne raison de venir, dire au service de contrôle à l’aéroport qu’on se rend chez des amis, de la famille, ou qu’on va séjourner dans un hôtel et faire du tourisme. Si on annonce qu’on vient pour un chantier international ou bien dans le cadre d’une initiative militante, on rentre dans les cases des motifs d’expulsion. Avec ma compagne, nous avions décidé de ne pas mentir et de dire que nous venions voir ma famille à Hébron (ma belle-mère vient d’un village proche de Hébron). À Tel-Aviv, à l’aéroport, après avoir répondu à la question « Quel est le but de votre visite en Israël » ?, nous avons passé neuf heures à attendre dans un hall ! Durant ces neuf heures, nous avons été questionnés durant trente minutes — seulement — ensemble puis séparément. Le reste du temps, on nous a fait attendre, assis sur une chaise, sans nous dire à aucun moment pourquoi nous attendions. Le but de ces méthodes, c’est de chercher à déstabiliser celui qui vient en Palestine : si tu « bronches », pour les services de sécurité de l’Etat israélien, c’est un motif d’expulsion. La manœuvre étant de nous faire payer le fait que nous ne soyons pas dans le même camp qu’eux. Sur le fond, ce sont les mêmes méthodes que celles qui sont utilisées avec les Palestiniens lorsqu’ils se déplacent à l’intérieur des territoires occupés, à la différence que pour nous, notre avenir n’est pas engagé.
Après l’aéroport, deuxième étape, rejoindre les Zones Autonomes Palestiniennes (je ne parle que de Z.A, et non plus de territoires palestiniens, tant ces zones sont microscopiques, coupées les unes des autres et encerclées par les Israéliens), à l’intérieur de ce que l’on appelle la Cisjordanie. Soyons clairs, les Israéliens contrôlent tout du Sud au Nord, et quand tu te déplaces (si tu as encore le courage de la faire), tu es exposé à une série de contrôles qui pour nous ne posent pas de problème (à part l’attente, souvent très longue), puisque nous avons un passeport et un visa à montrer à chaque point de passage. Pour nous rendre de Tel-Aviv à Hébron nous avons dû emprunter trois véhicules différents.
- L’Émancipation : Qu’est ce qui a changé depuis ton dernier déplacement ?
J.S. : Je me suis rendu en Palestine pour la dernière fois en septembre 2003. Je m’y étais rendu à plusieurs reprises en 2001/2002, et j’avais réalisé un petit film intitulé Palestine, vivre libre ou mourir. Cette fois-ci le but était de filmer des gens dans leur vie de tous les jours, ou leur survie de tous les jours : du petit jeune âgé de dix ans au vieux de 90 ans qui a connu la Nakba [1]. Ce projet, je le réalise avec mon père, qui s’est rendu en Palestine avant moi, en juillet.
Ce qui domine dans le paysage c’est le nombre de constructions israéliennes qui va en augmentant. En trois ans, beaucoup de nouvelles routes pour colons sont apparues. Le Mur se construit à une grande vitesse. Il passe maintenant à quelques dizaines de mètres de la maison que nous louions lorsque nous habitions, en 2001-2002, à Bethléem. L’expansion des colonies à l’intérieur de la Cisjordanie, c’est énorme. Bientôt, celles qui partent des faubourgs de Jérusalem arriveront jusqu’à proximité de la Vallée du Jourdain...
Le désengagement des Israéliens ? Je n’y crois pas du tout. C’est le contraire qui se passe. Plus ça va, plus ils intègrent la Cisjordanie à leur État. C’est ce qu’ils font avec les routes de colons et les colonies : absorber, absorber, absorber.
En plein coeur de la Cisjordanie et le long de la vallée du Jourdain, les contrôles sont de plus en plus nombreux, ils maintiennent et étendent des blocs entiers de colonies. On ne doit avoir aucune illusion quant au
fait qu’ils ont démantelé certaines petites colonies proches de Jénine. Les Israéliens n’ont pas prévu de s’en aller. Ils colonisent !
Ce qui est le plus frappant quant aux changements pour la population, c’est l’extrême pauvreté, beaucoup plus frappante et répandue qu’il y a trois ans. Cela se voit partout, y compris dans l’apparence physique (vêtements bon marché et usés, gens amaigris, maladies de peau...). Cette pauvreté installée est palpable partout. Il y a aujourd’hui un vrai problème de malnutrition, voire de sous-nutrition à certains endroits. Pourtant il y a assez de terres agricoles à cultiver malgré tout ce que l’on a confisqué au peuple palestinien (des terres agricoles qui ont subi les saccages, les destructions et l’embargo de la part d’Israël). Ce qui manque c’est l’argent. Avec ma famille à Hébron, au mois d’août, on a récolté leurs prunes. Un cageot de six à huit kilos se vend trois shekels = 40 centimes d’euros. Les producteurs souffrent d’une énorme baisse des prix et ont de plus en plus de mal à suivre, mais même avec des prix
aussi bas, toute la population ne peut pas manger.
Autre élément frappant : le nombre de constructions de bâtiments qui sont interrompues : maisons, bureaux... De nombreux chantiers ont été interrompus faute d’argent (pour payer les travaux ou pour payer les
ouvriers). À la Muqata de Ramallah (QG d’Abu Mazen), les forces de sécurité sont sous la tente...
- L’Émancipation : Ce qui est beaucoup plus frappant qu’avant,
c’est la mort à petit feu.
J.S. : C’est le résultat de l’étouffement de l’économie. Conséquence : auparavant, en Cisjordanie, je n’avais jamais vu d’enfant quêter. Là, nous avons vu, même à Ramallah (Ramallah était réputée pour être une ville riche avant le soulèvement de 2000), des enfants mendier dans la rue et à l’intérieur de cafés. Aujourd’hui c’est quelque chose qui commence à faire partie du paysage et lorsque l’on connaît société palestinienne, on sait que ça n’appartient pas à leur culture, bien au contraire. Si on intègre cela, plus le saccage de la production agricole, la colonisation et l’économie déstructurée, on a un peuple abandonné ! C’est quelque chose qu’Israël orchestre savamment en ne reversant pas les taxes à l’Autorité Palestinienne, avec la complicité des Etats-Unis et de l’Union Européenne qui ont coupé leurs aides au gouvernement palestinien.
De nombreuses ONG ne reçoivent plus d’argent de l’étranger, notamment celles qui touchaient de l’argent via le système nord-américain de soutien aux ONG, l’USAID. Elles doivent en effet maintenant, pour recevoir ces aides, condamner sans équivoque la lutte armée, ce que beaucoup d’associations refusent de faire. Autre condition pour recevoir sa subvention : ne pas accepter de gens du Hamas dans les réunions ou comme bénéficiaires, et là aussi beaucoup d’associations refusent, à juste titre selon moi, de le faire.
- L’Émancipation : Au quotidien comment se débrouillent les habitants, et de quelles façons résistent-ils ?
J.S. : Ce qui domine, c’est l’incertitude sur tout : le salaire que l’on ne perçoit pas, les contrôles aux check points, (on y passe beaucoup de temps sans savoir si l’on va passer), les incursions israéliennes qui peuvent arriver à tout moment et, dernière née des incertitudes, notamment dans les camps de réfugiés : jusqu’à quand le commerçant de la rue nous accordera un crédit pour les achats alimentaires ?
Autre exemple frappant : dans certaines zones, les chauffeurs de taxis sont au téléphone en permanence, ils s’appellent entre eux pour se guider et se donner le tuyau sur les itinéraires à emprunter ou à éviter, car cela peut changer plusieurs fois par jour.
Il n’y a aucune stabilité, et c’est fait sciemment. Aussi, dans une telle existence les repères spatiotemporels sont complètement cassés, ce qui a des conséquences psychologiques désastreuses. À plusieurs reprises on nous a dit que les dégâts psychologiques de l’occupation, invisibles, étaient énormes.
- L’Émancipation : Quelles conditions de vie pour les Palestiniens ?
J.S. : Ils vivent avec l’impossibilité de faire des projets. Pour aller à la fac, au boulot ou voir sa famille, on s’expose à un trajet très long sans aucune garantie d’arriver jusqu’au bout. De plus en plus de gens renoncent à le faire, une forme de résignation que tout encourage. Pour ne pas avoir à passer tous les jours une demi-journée à attendre avant de rejoindre son lieu de travail, certaines familles déménagent (celles qui le peuvent) et se rapprochent du lieu de travail du père et des fils les plus âgés. D’autres ont cessé de travailler. Un exemple de trajet et de temps effectué : de Bethléem à Ramallah il y a trente kilomètres, un jour tu peux mettre une heure pour t’y rendre, d’autres jours tu peux y passer six heures... trente kilomètres !
L’ennui et le sentiment de n’avoir rien à faire de ses journées est évident. On a rencontré des personnes qui n’ont plus rien à vendre mais qui se rendent dans leur magasin tous les jours, histoire de sortir un peu, d’avoir le sentiment de faire quelque chose et de ne pas passer sa journée à regarder la télé.
Aujourd’hui, la principale façon de résister pour les Palestiniens, c’est de continuer à vivre et de ne pas abandonner leurs terres et leurs droits.
- L’Émancipation : Quelles sont les difficultés du pouvoir en place ? Y a-t-il eu des changements depuis l’arrivée du Hamas (la condition des femmes, le repli sur la religion par exemple) ?
J.S. : Les Palestiniens nourrissent beaucoup de cynisme, nous
avons constamment entendu : « Il n’y a pas de Parlement, il n’y a pas de gouvernement ». Les conditions dans lesquelles le Hamas est censé gouverner sont impossibles : pas d’argent, ministres et députés en prison, blocages systématiques des hauts fonctionnaires du Fatah présents dans tous les Ministères. En plus le Hamas n’a pas beaucoup d’expérience dans ce domaine... Mais nous n’avons pas perçu de ressentiment à l’égard du Hamas, et personne ne nous a dit qu’il souhaitait voir revenir l’ancienne équipe dirigeante. Beaucoup de gens sont dépités : pendant des années on leur a donné, depuis les pays occidentaux, des leçons de démocratie, et lorsqu’ils organisent des élections et élisent des gens, on leur dit qu’ils ont mal voté, on leur coupe les vivres et on arrête ceux qu’ils ont élus...
- L’Émancipation : Y a-t-il régression de la condition des femmes ?
J.S. : Oui. Mais ce n’est pas nouveau, c’était déjà le cas, bien avant l’arrivée du Hamas au pouvoir. Si l’on compare la place des femmes dans la première Intifada et dans la deuxième, il n’y a pas photo. C’est
aussi la direction Arafat qui a adopté une série de mesures et de lois réactionnaires quant à la condition des femmes. Alors prudence quand on aborde ce sujet, même s’il ne faut pas nier la réalité et le recul croissant des droits des femmes en Palestine. Mais la direction du Hamas sait qu’elle n’a pas été élue pour appliquer la Charia, ce n’est pas son mandat. La population ne les laissera pas faire n’importe quoi : le Hamas avait gagné les élections municipales à Qalqylia, fin 2005, et ils ont tenté de faire interdire un festival de musique. Quelques mois plus tard, ils ont été lourdement sanctionnés lors des législatives.
Quant au sentiment religieux, c’est la même chose. L’arrivée au pouvoir du Hamas n’est qu’un symptôme de processus plus anciens. En raison de l’occupation, du bouclage, de l’isolement, il y a un fort mouvement de repli. Repli sur la ville, puis sur le village, puis sur le quartier, sur la
famille... De manière générale, il y a la recherche d’éléments stables et rassurants. Et certains les trouvent dans la religion.
- L’Émancipation : Quel impact a eu la guerre contre le Liban ?
J.S. : Lorsque nous étions en Palestine, les discussions étaient
dominées par le Liban. En effet nous y étions lorsque le Liban se faisait bombarder par Israël. Pour les Palestiniens, il n’y avait pas de différence entre leur combat contre Israël, et le combat des Libanais. On nous disait chaque fois : « Nous, Libanais et Palestiniens contre Israël ». Ce qui s’est passé au Liban est fondamental pour comprendre les évolutions futures de la situation politique interne en Palestine.
- Pour les Palestiniens, l’échec de l’expédition israélienne au Liban montre qu’il est possible de tenir tête à cet État et à son armée et que la capitulation n’est pas une fatalité. Tous ceux qui, dans les forces politiques palestiniennes, condamnent toute forme de résistance armée et défendent la capitulation au nom du « réalisme » ont du souci à se faire.
- L’attitude des régimes arabes (condamnation du Hezbollah et interdiction des manifestations de soutien au Liban dans certains États) a une fois de plus montré dans quel camp ils étaient. Les Palestiniens savent qu’ils ont le soutien des peuples de la région mais que les régimes arabes sont dans le camp de leurs ennemis. Il n’y a définitivement plus aucune attente vis-à-vis de ces régimes.
- La résolution 1701 a été vécue là-bas comme un signe que, lorsqu’Israël n’arrive pas à ses fins, l’ONU vole à son secours. Personne ne doute du fait que la « FINUL 2 » n’a pas pour mission de protéger les Libanais contre Israël, mais de neutraliser la zone d’influence du Hezbollah. Il y a quelques années, on entendait des Palestiniens réclamer l’envoi de casques bleus pour les protéger de l’armée israélienne. On ne l’a jamais entendu cette fois-ci.
- L’Émancipation : Que peut-on faire pour développer la solidarité ?
J.S. : Beaucoup de choses en fait. Pour ceux qui ont le temps et l’argent nécessaires, je recommande de se rendre en Palestine.
— soit un voyage court pour voir par soi-même, mieux appréhender la réalité et pouvoir en parler en France.
— soit un séjour plus long dans le cadre d’un projet plus précis : nous avons passé beaucoup de temps dans les camps de réfugiés, lieux les plus touchés par l’occupation mais aussi lieu où de nombreuses initiatives sont prises. Des « centres culturels » se développent dans la plupart des camps. Ce sont des lieux de vie, des lieux où l’on enseigne plein de choses (chant, danse, théâtre, musique, informatique, formation aux premiers secours, cours de langues, soutien scolaire...) principalement à destination des jeunes, parfois aussi des femmes, comme à Jénine.
Il est tout à fait possible d’être acteur direct dans ce type de centres, en mettant à profit ses compétences, en se rendant là-bas pour un, deux mois, voire plus, dans le cadre d’un projet d’atelier. Nous avons ainsi rencontré une femme écossaise, prof de musique, qui était en Palestine durant tout l’été pour organiser des ateliers d’éveil musical pour les enfants.
Il ne faut surtout pas avoir une vision négative de ce type d’initiative : ce ne sont pas des actes de charité mais des actes très politiques. Il s’agit de participer directement à des activités organisées par la population des camps elle-même, d’armer les jeunes Palestiniens pour faire face aux difficultés matérielles et psychologiques du quotidien, en fait de participer directement à la lutte contre l’écrasement psychologique et l’isolement de la population. C’est un élément indispensable pour tous ceux qui veulent qu’un jour, les Palestiniens obtiennent satisfaction pour leurs droits et ne soient plus broyés par Israël. Et si l’on ne peut pas y aller, il est toujours possible d’apporter un soutien technique et financier. Je pense qu’il faut être en lien direct avec les acteurs locaux. Plus il y a d’intermédiaires (grosses ONG, municipalités...), plus il y a de risques de détournement des projets, pour ne pas parler de détournement d’argent.
Concernant plus spécifiquement l’école, je pense qu’il y a un vrai travail à mener sur la question des frais d’inscription dans les Universités. De nombreux jeunes bacheliers n’ont pas pu s’inscrire à la fac cette année, d’autres ont dû emprunter de l’argent, d’autres ont bénéficié du soutien des centres culturels. Il est possible, selon moi, de développer une campagne de soutien financier à ces jeunes, pour leur permettre de rembourser leurs emprunts ou de s’inscrire l’an prochain. Cette campagne devrait se faire en lien direct avec les acteurs locaux.
Autre domaine menacé : la scolarisation des enfants
L’école en Palestine :
— dans les camps de réfugiés, on se rend à l’école jusqu’au collège. C’est l’UNRWA (= ONU) qui assure cette scolarisation.
— dans les villages et les villes ce sont des écoles publiques qui accueillent les enfants avec des fonctionnaires payés 1 200 shekels = 250 euros mensuels.
— les universités sont toutes privées et les frais d’inscription sont plus élevés qu’en France : au moins 600 euros.
— l’important pour toutes les familles palestiniennes est que l’éducation soit un domaine qui continue. On souhaite voir ses enfants poursuivre des études, aller jusqu’à la fac et obtenir des diplômes afin d’avoir des garanties pour l’avenir. Les professions visées sont souvent avocat, médecin, ingénieur...
— dans ces conditions d’insécurité et de pauvreté, une petite minorité d’enfants quitte l’école pour travailler, cela aussi c’est nouveau, et c’est significatif du climat social détérioré, puisque, pour les parents et la société, l’école représente quelque chose de très fort.
Sites recommandés :
- www.maannews.net (cliquer en haut à gauche pour la version anglaise)
- www.ism-france.org
- www.europalestine.org