TRAVAILLER ET PRODUIRE : telle est la formule pour sortir de la crise ; le gouvernement exhorte patriotiquement tous les Péruviens à s’acquitter de ce devoir. » (Déclaration diffusée, sous des formes diverses, par les journaux, les radios et les chaînes de télévision ; déclaration émise par tous les membres du gouvernement et reprise par ses porte-parole sur tous les tons, comme un écho interminable dans un cachot vide.)
« S’il ne voulait que travailler pour donner du pain à ses fils qui meurent de faim... pourquoi l’avez-vous tué ? Pourquoi tirez-vous contre nous, qui sommes des Péruviens ? » (Cri chaud et humide de l’épouse, de la fille ou de la soeur d’un ouvrier de Cromotex ou d’un paysan du Haut-Piura.) Le même épisode s’est reproduit, à deux jours d’intervalle, à Cromotex et au Haut-Piura, respectivement en versions ouvrière et paysanne.
Cromotex. Trois heures du matin, le 4 février 1979, quinze blindés et deux cars bondés de policiers armés jusqu’aux dents contre quelques dizaines d’ouvriers sans armes, dans une usine textile des alentours de Lima.
Un ouvrier arrêté : « Le patron a voulu nous mettre à la porte illégalement sans nous payer ce qu’il nous devait et sans indemnisation : c’est pourquoi il voulait sortir les machines de l’usine. C’est pour l’en empêcher que nous sommes restés sur place, à garder les machines. La police est arrivée pendant la nuit et nous a tiré dessus. Deux camarades ont été tués et il y a eu beaucoup de blessés, dont trois sont morts par la suite. Ils nous ont arrêtés et nous ont roués de coups. Et on dit qu’ils vont demander la peine de mort pour quelques-uns, parce qu’un capitaine est tombé du toit et s’est tué au moment de l’assaut. Nous étions là à garder notre centre de travail et ils nous ont attaqués : mais à présent c’est nous qui sommes en prison pour “voies de fait contre la force armée” et c’est nous qui sommes jugés par un tribunal de cette même police qui nous a attaqués. »
Haut-Piura. Des mains de paysans désoeuvrées, affamées de terre ; des terres en friche affamées de mains ; un vide anxieux dans les estomacs des enfants et des adultes ; des haricots et du maïs qui veulent germer : c’étaient des forces d’un amour irrésistible qui se sont rencontrées et fondues dans une étreinte profonde de vie. Mais c’est la mort qui est arrivée, sous l’uniforme des gardes d’assaut ; elle est venue dans une « opération conjointe » menée par l’armée, la police en uniforme et la police secrète ; elle est arrivée avec des avions, des blindés, des hélicoptères, des gaz, des balles, des balles, des balles... Des huttes brûlées avec, à l’intérieur, des couvertures uniques, des outils uniques, des aliments uniques. Des femmes traînées par les cheveux, des femmes mises à genoux, des femmes enceintes battues, leurs enfants dans leur ventre recevant les promesses des forces de l’ordre de les aider à sortir à coups de pied. Des forces de l’ordre qui, a leur tour, portent plainte pour "des attaques contre la force armée" qu’elles ont subies lorsqu’elles ont quitté leurs casernes, en pleine nuit, pour aller tirer contre le maïs, contre les gens, contre les huttes, contre la terre, contre les outils, contre les mains et contre les verts rêves paysans, des rêves de vie : « Ils ont emmené mon mari, mon père et mon fils aîné... qui nourrira mes six enfants ? » ; « Il y a des blessés qui sont en train de mourir, cachés dans la montagne ; ils ont peur de venir, car on les cherche pour les arrêter. »
Ceux qui ne sont pas morts ont été emprisonnés : c’est normal. Aucun blessé n’y échappe : avoir été atteint par une balle est la preuve irréfutable que l’on a attaqué la force armée. Les inculpés seront jugés par un tribunal militaire, conformément au code de justice militaire. La terre est restée assoiffée, veuve : le sang n’a pas suffi à la désaltérer.
« TRAVAILLER ET PRODUIRE : telle est la formule... » que les mains mortes ne pourront plus écouter, ni appliquer.
6 février 1979 : attaque de quatre cents agents de la répression contre les habitants de Talandracas, Yapatera et autres petits villages dans le Haut-Piura, au nord du Pérou.
Droit de grève
Le droit de grève existe en théorie seulement : le gouvernement le supprime sans aucune difficulté, il tue ou emprisonne les grévistes. Il y a à présent quelque deux cents mineurs en prison pour avoir exercé ce droit.
La peine de mort
Le harcèlement policier est ainsi : des yeux qui cherchent, qui choisissent, des yeux méchants. Et comme ils changent de forme ! En pleine nuit, ils se métamorphosent en obscurité, ils se déguisent en rêve ; ils sont dans les murs, mimétisés ; ils se mettent même dans les visages des gens ! Et l’on échappe, l’on fuit, mais toujours plus lentement que la transformation de ces yeux. Et il n’y a pas de défense contre ce harcèlement, mais on la cherche : la fuite ? la montagne ? La cave ? une arme ?
Sanabria a cherché refuge dans une arme : il avait envie de se mettre dans la crosse, ou dans le tambour. L’armée le défendrait contre le harcèlement : quelle aubaine ! il tirerait sur les pavés, sur les phares des voitures, sur les murs, sur l’obscurité et sur les rêves ; il tirerait contre le harcèlement et celui-ci cesserait. Malheureusement, dès qu’il a son arme à la main, il se met à penser : ce n’est pas logique de tirer sur les murs ou sur les rêves. Malgré son arme, donc, le harcèlement continuera. Mais il se peut que... sait-on jamais... c’est toujours quelque chose : il se collerait à l’arme, quoique avec beaucoup moins de confiance ; cela vaut mieux que rien ; et c’est ainsi qu’il est resté, seul avec son arme, face au harcèlement omniprésent et multiforme. Mais pourquoi cette crainte du harcèlement ? Est-ce de la peur devant la mort future, la prison ou la torture ? Pas du tout ! On peut penser à la prison, à la torture et à la mort sans épouvante. Non : le harcèlement a sa vie propre, il est à lui seul une menace. Il est dans l’air, et désormais il y a danger à respirer ou à manger ; il se met dans l’estomac, dans les os ; il se met dans le sang et circule avec lui ! Et le pire est que l’on doit continuer à vivre, et vivre c’est dangereux, car cela veut dire respirer, manger, dormir, voyager...
Sanabria se déplaçait dans un autobus : le harcèlement est monté dans le véhicule, en uniforme de policier : le harcèlement a regardé Sanabria, il s’est approché de Sanabria, il a traité Sanabria de voleur. Sanabria savait que le harcèlement ne le poursuivait pas pour vol, car cela est peu de chose ; le harcèlement le cherchait pour un délit grave, très grave, un délit de plus en plus courant au Pérou, où il s’étend comme une maladie contagieuse : le délit de réunir la faim de milliers de gens et de la pétrir dans la lutte politique. Le paysan Sanabria savait qu’il était un délinquant de ce genre, un militant de gauche.
Attaque du harcèlement, défense, arme du harcèlement, arme contre le harcèlement, lutte, des bras, halètement, des coups, des doigts, un tir... et le policier est tombé. Et alors, la fuite folle, et le harcèlement, le harcèlement...
Raymundo Sanabria, vingt-sept ans, a été arrêté le 13 septembre 1976, torturé, et traduit devant un tribunal militaire sous l’inculpation d’"attaque contre la force armée" et d’homicide qualifié. Le procureur a demandé la peine de mort.
Liberté de la presse
Tous les quotidiens de diffusion nationale sont dans les mains du gouvernement. Les nouvelles et les commentaires sont filtrés, ajustés et orientés par le Bureau central des informations, instrument de la junte militaire. Les principales revues politiques ont été supprimées.
Une forme courante d’être femme
Elle a plus de soixante-dix ans : on la voit très vieille. On l’a mise à la porte de « sa » maison parce qu’elle ne sert plus à rien.
Avant, elle servait : on l’a amenée dans la ville et dans la maison quand elle avait six ans : tout de suite, elle a commencé à servir. Elle a appris à balayer, à laver la vaisselle, à vider les pots de chambre des « gosses », des fils du patron ; elle n’était pas une « gosse », elle était « la servante ». Elle a appris à faire la cuisine, à laver les vêtements, à s’occuper des enfants, à faire le marché. Elle n’a appris ni à lire ni à écrire ; elle n’a pas appris à avoir une mère, ni un père, ni un frère. Elle a appris à recevoir des coups de tout le monde, et à n’en pas donner. Elle n’a pas appris ce qu’est un salaire, ni des vacances, ni la liberté de travail. Elle a appris à manger assise par terre, dans un coin de la cuisine ; elle a appris que le repas qu’elle préparait pour les patrons était différent du sien ; elle a appris que les jouets étaient pour les "gosses" et pas pour elle ; elle a appris à être violée ; elle a appris à grandir, à mûrir et à vieillir de cette manière.
À présent, elle est si seule ! Maintenant qu’elle ne sert plus, ils l’ont mise à la porte de « chez elle ». Elle s’appelle Joaquina Quispe ; mais il y a des milliers de Joaquinas. C’est un cas normal au Pérou.
Procès dans une langue étrangère
Que se passe-t-il pour le paysan indigène qui doit plaider devant les tribunaux ?
D’abord, qui est-il ? Lui, la terre et la langue sont ensemble depuis des millénaires. Il n’« avait » pas de terre ; dans sa langue, il n’y a pas d’« avoir » : simplement, ils ne faisaient qu’un. Les gens, la terre, la langue, formaient une unité, un tout. Et après ? Les sabots des chevaux européens ont piétiné cette unité ; aujourd’hui, les blindés, les juges, les enseignants, les gouvernements, les lois, continuent de la piétiner.
Les fragments résistent : hommes et femmes collent à la terre. C’est un délit ! Interrogez le Droit romain. La langue colle à eux : c’est la faute à la langue, pas aux juges ; ceux-ci, évidemment, emploient l’espagnol. La majesté de la loi ne peut pas s’abaisser à utiliser une langue américaine. Et la langue européenne de la loi emprisonne le quechua, l’aymara, le campa, sans se laisser contaminer par eux qui — preuve de leur infériorité — ignorent même la raison pour laquelle ils sont en prison.
La torture jusqu’à la mort
« Parle, malheureux ! » Et il ne parlait pas. Un coup de pied dans les côtes : et il ne parlait pas. Des décharges électriques dans le corps mouillé : et il ne parlait pas. Une cigarette allumée sur la peau : et il ne parlait pas. Pendu : et il ne parlait pas.
Son corps était jeune et sain, et pour cela il continuait à vivre ; son âme était jeune et saine, et pour cela il continuait à mourir. La force de son corps contre la force de son esprit.
C’est sa conscience qui l’a emporté, et Fernando est mort.
Il est mort battu, insulté, torturé. Ils l’ont tué avec une haine infinie, parce qu’il avait un amour infini. Ils l’ont mis à mort parce qu’il aimait la vie. Il est horriblement enfermé dans un cercueil et une niche, parce que son amour débordait les frontières et se déversait sur le monde.
Nom : Fernando Lozano. Profession : étudiant à l’Université. Appartenance politique : IVe Internationale. Date du décès : 27 novembre 1976. Lieu du décès : le commissariat de police où il avait été arrêté trente heures auparavant. Cause officielle du décès : infarctus pulmonaire. Cause réelle du décès : tortures sur toutes les parties du corps.
Sa grand-mère dit : « Il était si fort et si sain !... Et comment nous ont-ils rendu son corps ? Totalement défiguré par les coups et autres tortures ! Et ils nous ont dit de nous taire si nous ne voulions pas avoir de problèmes. Mais je ne me tais pas ! Je lutte pour que justice soit faite, et je continuerai à le faire ! »
Maintenant, les enfants aussi
1978 : sous-alimentation des écoliers aggravée, matériel scolaire plus cher, maladies plus nombreuses et moins de soins médicaux, davantage de chômeurs parmi les parents.
Dans ces conditions, le ministère de l’éducation a rendu plus sévères les conditions d’accès à la classe supérieure. Le ministre des transports a élevé les tarifs des transports urbains : beaucoup d’enfants ont dû cesser leurs études.
Révolte infantile à l’échelle nationale : des ribambelles d’enfants dans les rues du Pérou entier.
La répression militaire pour réponse : des blindés, des grenades lacrymogènes, des matraques, des balles.
Des enfants emprisonnés, des enfants blessés, des enfants morts. Il n’est plus nécessaire d’atteindre l’âge adulte pour mourir en « agitateur social ».
Victor Alvarado, Nery Pizarro et Maximiliano Luza étaient des enfants. Ils ne seront jamais des adultes.
J’ai vécu la répression depuis mon enfance. Des coups, des prisons, des exils, des persécutions, des grèves de la faim, des menaces de mort.
Pourquoi continuer ? Parce que j’ai vu autant de révoltes et de solidarité que de répression.
J’ai vu Carmen Ochos, veuve d’un ouvrier assassiné à Cromotex, lever son poing du fond de sa douleur et de la faim de ses enfants. Je l’ai entendue lorsqu’elle semait le grain de la lutte dans beaucoup de recoins habités par la misère.
Lors de la veillée du corps d’un autre ouvrier de Cromotex, Nemigidio Huertas, j’ai vu son frère en train de préparer la défense du quartier, à côté du corps dont la raideur montrait le prix que peut coûter la lutte pour la défense des droits de l’homme.
Comment ne pas continuer si ma vie, la vie qui m’était échue, m’a été volée il y a longtemps par la répression, au Pérou, au Chili, en Argentine ; et celle qui me reste vous appartient : c’est la vie que vous avez rachetée tant de fois, frères de partout, avec votre solidarité. Cette solidarité qui, chaque jour, rachète, en maints endroits du monde, des vies et des libertés.