Sévère malnutrition dans le sud de l’Éthiopie en mai 2003, après une année de crise dans l’Afar et l’Hararghe (nord-est). Précédée de deux années de déficit pluviométrique, la crise a débuté en mai 2002 par des déplacements inhabituels de bétail dans une des régions pastorales les plus négligées, l’Afar, traversé par la route stratégique reliant Addis-Abeba, la capitale, au port de Djibouti. Très vite, les animaux meurent en grand nombre — 20 à 50% du cheptel bovin et même des chameaux — et les pasteurs peinent à subsister dans un environnement où l’eau vient à manquer. Est-ce là le spectre de la famine de l’Ogaden en 2000 qui va resurgir ? Dès l’été 2002, la crise affecte l’ensemble du triangle afar, puis s’étend en cercles concentriques aux marches agropastorales de l’Afar : d’abord à l’ouest chez les Oromo du Wollo et les Kereyu, groupe pastoral rival des Afar en bordure du Park National de l’Awash et ensuite de manière plus accentuée à l’est dans l’Hararghe.
Dans le même temps, la pression sur les ressources en eau et en fourrage ne fait que raviver les multiples conflits opposant divers groupes de pasteurs et d’agro-pasteurs. Dès le mois de mars, les Afar ont réactivé la guerre territoriale les opposant aux Issa situés plus à l’est, ces derniers exerçant une forte pression à partir de la zone de Shinile [1] réputée plus aride et tout aussi affectée par la sécheresse. Par ailleurs, les incidents se multiplient à l’ouest, avec les Kereyu, les Oromo du Wollo et les Tigréens, ces derniers tentent, depuis plusieurs années, d’accaparer à leur profit les ressources salines de la dépression Danakil située au nord de l’Afar. Ainsi, hormis la sécheresse, les pasteurs afar sont impliqués dans de multiples conflits qui restreignent d’autant leurs mouvements de transhumance.
Le deuxième semestre 2002 est marqué par une extension des zones affectées à la fois par la sécheresse et une situation économique des plus fragiles ne permettant guère, même au cours des bonnes années, aux populations de subsister au-delà de la ligne de pauvreté. Outre le stress affectant le bétail dans l’Hararghe et l’Arsi, les agriculteurs, à leur tour, commencent à souffrir de la disette. Une situation paradoxale, étant donné une récolte 2001 exceptionnelle de plus de 12 millions de tonnes engrangées à l’échelle du pays.
Une fois encore, n’est-on pas là face au scénario de la famine « exposée » ? Une catastrophe aux origines prétendument naturelles mise en scène à la face du monde dans le triple but d’attirer l’aide internationale, de « capturer » des régions périphériques en rébellion et enfin, de souder le peuple éthiopien dans la lutte contre les calamités naturelles, alors que dans le même temps on assiste à un regain de tension le long de la frontière érythréenne [2]. La crise alimentaire de 2002-03 semble avoir pour caractéristique de rebondir par étapes successives, à mesure que de nouvelles zones toutes situées à l’est et au sud-est de l’Éthiopie sont affectées. Il s’ensuit une valse de chiffres plus ou moins fabriqués avec d’un côté le gouvernement tenté de gonfler les statistiques et évoquant jusqu’à 15 millions de ruraux affectés et, de l’autre, les agences humanitaires et les donateurs enclins à minimiser ces évaluations. A la fin du premier trimestre 2003, l’évaluation de la population vulnérable à assister s’établit à 12.6 millions [3]. Par ailleurs, des taux anormalement élevés de malnutrition parmi les enfants de moins de 5 ans polarisent l’attention sur le sud du pays, tandis que dans quelques districts de l’Afar, ces mêmes taux de malnutrition atteignant quelque 30 % sont vivement contestés, remettant en cause la méthodologie utilisée dans les enquêtes nutritionnelles [4].
Dès octobre 2002, le Premier Ministre éthiopien, Meles Zenawi, avertissait la communauté internationale de l’imminence d’une crise majeure et faisait référence à la famine de « sabat saba » (soixante-dix-sept en amharique, l’année de la famine de 1984/1985 selon le calendrier éthiopien). Depuis lors, cette référence à la catastrophe absolue émaille de nombreux discours officiels. Parallèlement, quelques photographies parfois antidatées ont appuyé les premiers reportages publiés dans la presse, car il s’agit de mobiliser en jouant sur l’émotionnel et les fondements chrétiens de la charité et, ce faisant, tous les moyens sont bons ! « La réalité d’ailleurs n’est pas très différente, même si elle est admirablement transfigurée à travers les objectifs des caméras qui gomment les responsabilités humaines pour faire ressortir le fatum naturel : l’Éthiopie est l’un des 17 pays au monde dits du risque majeur sur le plan alimentaire » [5]. Pourquoi pareille situation ?
Les causes structurelles de la crise
En 2002, après 18 mois d’effondrement des prix agricoles sous l’effet conjugué des récoltes record de 2001 et d’une aide alimentaire massive consécutive à la crise de l’Ogaden en 2000, les paysans peinent à reconstituer leurs réserves. Pire, alors que les récoltes ont été bonnes, nombreux sont ceux qui ont été forcés de vendre leur capital productif, essentiellement des boeufs de labour, afin de rembourser des crédits « imposés » par les experts du ministère de l’agriculture travaillant main dans la main avec les entreprises d’intrants agricoles [6] liés à EPRDF [7], le parti politique dominant, jouissant dans ce secteur d’un véritable monopole commercial. Dans le cadre des contrats dits de l’« extension package » proposés à l’ensemble des paysans, sans considération pour les diverses zones agro-écologiques et la taille des exploitations, des intrants agricoles leur ont été systématiquement proposés au prix fort. Le plus souvent, il s’agit de semences hybrides assorties des fertilisants indispensables à la maturation de ces variétés de céréales non-reproductibles. Somme toute, la politique dite de modernisation de l’agriculture ne serait qu’une forme de prélèvement additionnel permettant de pomper les hypothétiques revenus des agriculteurs de subsistance un schéma digne de l’Ancien Régime [8] !
L’expérience a rapidement tourné court et les agriculteurs de subsistance, qui doivent affronter à la fois la sécheresse et un endettement non réductible, ont adapté leurs stratégies. Désormais, le plus grand nombre se tient à l’écart de l’innovation agricole [9] qui, à leurs yeux, revêt toutes les caractéristiques d’un marché de dupes. Cependant, le non recours à des intrants susceptibles d’assurer des rendements élevés soit qu’ils aient été exclus des programmes par défaut de paiement ou qu’ils désirent s’en préserver laisse planer une menace sur les prochaines récoltes. En 2002, certains paysans ayant épuisé leurs dernières réserves en achetant des semences auprès de petits marchands locaux, ont tenté de semer jusqu’à trois fois au cours de l’année, afin de bénéficier de la moindre opportunité offerte par le ciel [10]. Ainsi, nombreux sont les agriculteurs qui aujourd’hui ne disposent plus de semences et, par ailleurs, sont dans l’incapacité d’en acheter.
Autre facteur de blocage jouant en défaveur des paysans, le système de commercialisation caractéristique de l’Éthiopie avec des marchés extrêmement segmentés peut schématiquement être divisé entre, d’une part, une « économie de l’âne », illustrant le micro-commerce à l’échelon local et, d’autre part, les quelque 6 % de commerçants ayant étendu leur rayon d’action grâce au camion [11], soit une « économie de l’Isuzu », du nom du camion léger le plus commun dans le pays. Tout au long de l’année 2002, on a assisté à une dégradation des termes de l’échange affectant plus particulièrement pasteurs et agro-pasteurs qui n’ont que des animaux efflanqués et en mauvaise condition sanitaire à vendre. Par ailleurs, les effets du second embargo saoudien sur les exportations de bétail se font toujours cruellement sentir, plus particulièrement dans la région somali [12]. En revanche, les prix des denrées agricoles ont amorcé une remontée spectaculaire à compter de la fin de la campagne agricole 2001-2002.
Les paysans habitués à vendre à l’époque des moissons une partie de leur récolte le font par manque de moyens de stockage et de conservation des grains, mais surtout du fait que les taxes et les remboursements de crédits sont précisément exigibles à cette époque de l’année. Bon an mal an, les paysans vendent à des prix dont la baisse est accentuée par l’excédent d’offre qu’entraînent les rigidités du système administratif. Quelques semaines plus tard, ces même paysans sont souvent contraints de racheter au prix fort les denrées nécessaires à leur subsistance. En période de crise, les effets d’un tel système d’échange inégal institutionnalisé sont d’autant plus accentués.
Même si les pluies reviennent en 2003, offrant un répit aux éleveurs et apportant l’espoir de meilleures conditions pour les cultures, le manque de semences se fait cruellement ressentir. Seule des semences « industrielles » non reproductibles par le paysan, soit celles qui sont livrées dans le cadre de l’« extension package », sont disponibles. Les semences locales sélectionnées et certifiées demeurent quasi introuvables. Hormis quelques agences dont CARE [13] et le CICR [14] ayant lancé à temps des programmes de distribution de semences adaptées [15], les besoins ne seront pas couverts. Des semences de provenance incertaine sont toutefois disponibles sur les marchés au prix fort, tout en n’offrant aucune garantie. Déjà en 2002, des épis stériles fruits de récoltes issues de semences hybrides ont été collectés ça et là, préfigurant ce qui à grande échelle serait qualifié de famine verte.
Les revenus des cultures de rente ont avant tout subi le contrecoup de la chute à long terme des prix internationaux des produits de base et notamment du café, la principale culture d’exportation de l’Éthiopie. Par ailleurs, les caféiers dans l’Hararghe sont victimes d’une maladie fongique [16] difficile à combattre. Dans la région, de plus en plus de paysans ont abandonné la culture de café au profit du khat, l’autre grande culture commerciale. Cependant, cette plante alcaloïde, drogue douce largement cultivée dans l’Hararghe, subit également une érosion des prix sur le marché consécutive à la sécheresse combinée à une diminution de la demande étrangère, le Somaliland ayant récemment réactivé une production locale de khat. Enfin, dès octobre 2002, les mesures prises par les autorités éthiopiennes à l’encontre du commerce de contrebande dans le nord-est du pays ont une incidence sévère sur les revenus d’une population qui, dans sa grande majorité, s’adonne au khat.
En 2003, la famine verte affecte le sud de l’Éthiopie
Au sud de l’Éthiopie, la production d’ensete (ensete ventricosum ou faux bananier), élément essentiel à la sécurité alimentaire dans une région à forte densité de population, périclite. Et c’est précisément dans une région agricole favorisée s’étendant du pays Guragé au Woleyta que de nouvelles poches de famine sont apparues, révélant des taux de malnutrition alarmants. En mai 2003, Médecins sans Frontières, Suisse (MSF) évaluait à environ 4000 le nombre d’enfants du Woleyta, souffrant de diverses formes de malnutrition et, dans la foulée, MSF a ouvert quatre centres de nutrition thérapeutique, tandis que d’autres agences et les églises initiaient des programmes similaires.
La forte croissance démographique du sud, doublée d’un accident agro-climatique et d’une certaine négligence des autorités vis-à-vis de populations longtemps considérées comme un réservoir d’esclaves, les « Shankala », ont probablement leur part de responsabilité. Cependant, cette apparente négligence a finalement permis de relancer la « machine de la famine » auprès de donateurs obnubilés par l’après-guerre en Irak. Un nouvel effort de l’aide internationale qui, aux dires des officiels éthiopiens, n’en a pas fait assez, est désormais requis en faveur du sud de l’Éthiopie. La crise tournante à laquelle on assiste depuis une année met également en lumière le fait que seules des céréales tout au plus assorties d’un complément alimentaire sous la forme de CSB (Corn Soya Brend) aient été distribuées. Hormis la Croix-Rouge et quelques ONG disposant de stocks d’huile et de légumineuses, bien peu d’Éthiopiens ont bénéficié de rations alimentaires complètes. Et selon des responsables de CARE dans l’Hararghe, ce manque de diversification des rations d’un point de vue nutritionnel ne serait pas tout à fait étranger aux brusques remontées des taux de malnutrition observés.
Déjà accusée par les autorités éthiopiennes de ne pas en faire assez, non sans hypocrisie, la communauté des donateurs s’entre-déchire. D’un côté les Etats-Unis, grand fournisseur de céréales, avec déjà plus de 850 000 tonnes de céréales délivrées selon un communiqué de l’ambassade américaine (juin 2003), élan charitable passant comme chat sur braise sur les effets pervers d’une telle aide sur les marchés locaux et du jeu de subventionnement indirect des céréaliers américains. De l’autre côté, l’Union européenne, qui est accusée de ne pas avoir versé ce qu’elle avait promis, bien qu’elle se soit engagée dans une approche multisectorielle dite de sécurité alimentaire privilégiant les facteurs structurels de la crise. Si l’Union européenne a notamment procédé à des achats locaux de céréales dans des zones excédentaires, elle n’a pas toujours eu les moyens de sa politique, car les fonds manquaient ou tardaient à être débloqués par Bruxelles, à moins que les tonnages commandés localement n’aient pas été disponibles ou détournés de leur affectation initiale. Malgré ses aspects novateurs, le discours de l’Union européenne n’en demeure pas moins ambigu dès que l’on aborde la question du système de subventions protégeant les agriculteurs de l’Union au grand dam des agriculteurs du sud.
D’un côté, il convient de dénoncer les manipulations et le marché de dupes liant donateurs et récipiendaire éthiopien, soit le gouvernement éthiopien à travers le DPPC [17] et motivant dans le même temps une certaine inflation statistique. Cependant, il ne faudrait pas minimiser la sévérité de la crise actuelle liée à un faisceau de causalités économiques pour la plupart. À cette date, faut-il en convenir, le climat n’aura été qu’un élément révélateur des dysfonctionnements et des faiblesses de l’économie éthiopienne, en particulier dans les deux secteurs dominants de l’agriculture et de l’élevage. Quand bien même, il s’agit d’une économie anciennement liée au bloc de l’Est, dans sa hâte d’appliquer le vernis de libéralisme exigé par les principaux donateurs (Banque mondiale, Etats-Unis, Union européenne), la législation laisse plus d’espace à un affairisme empreint de manipulations et de malversations notoirement connues et néanmoins tolérées, tels qu’un quasi-monopole sur le transport pratiquant des prix surfaits, sans compter divers détournements de denrées et de fonds. Mais aujourd’hui, l’Éthiopie en tant que pays membre de la « coalition » contre l’Irak jouit d’une certaine mansuétude, sans compter que l’aide humanitaire recoupe souvent des intérêts bien compris des pays donateurs et du personnel dirigeant de l’Etat récipiendaire. D’aucuns affirment qu’il s’agit de libéraliser plus encore, dans le but d’éradiquer ces maux. Toutefois afin de porter ses fruits, c’est une libéralisation plus sociale qu’économique qui serait de mise. En effet, il conviendrait d’offrir plus de liberté au petit producteur, assortie de garanties foncières quant au lopin de terre qu’il cultive, tout en imposant par ailleurs un minimum de règles aux gros producteurs et commerçants, à commencer par l’institution de plus de transparence dans les activités commerciales, grâce à la diffusion d’informations régulières sur les prix pratiqués. Cela s’inscrirait dans une logique de sortie de crise ; et pourtant, c’est tout le contraire que s’appliquent à favoriser aujourd’hui les autorités éthiopiennes, à nouveau tentées de promouvoir de grands programmes d’irrigation et des déplacements de population.
Depuis une année, nous assistons à une crise engendrée par une sécheresse économique très sévère, quoi qu’en disent les officiels éthiopiens s’accrochant envers et contre tout à une explication de façade privilégiant les causes climatiques et calamiteuses de la présente crise.
D’omissions informatiques à l’obsession du quantitatif, on en arrive souvent à négliger toute dimension explicative de la crise. Et finalement, l’aide alimentaire massive profite d’abord au gouvernement trop heureux d’acquérir des stocks somme toute gratuits. Par ailleurs, si l’huile made in USA était largement disponible sur les marchés jusqu’en avril 2003, elle a cruellement manqué dans les rations distribuées. Bref une assistance qui s’est le plus souvent concrétisée par un tout-céréales aux finalités plus intéressées que généreuses.