Tournant politique

Cuba : Dollar go home !

, par HABEL Janette

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En interdisant le dollar, Fidel Castro veut recentraliser l’économie. Et empêcher que les inégalités sociales ne sapent davantage la légitimité d’un régime aux abois.

« Deux interdictions en trois mois, c’est trop ! », s’exclame un jeune Cubain sur le Malecon, la digue qui longe le bord de mer à La Havane. Le dollar passe encore, mais l’interdiction de fumer dans les lieux publics, magasins, bureaux, ateliers, bars, restaurant, camellos [1] et autres transports collectifs, ça ne va plus. » Comme c’est souvent le cas pour les décisions affectant la vie quotidienne, la rumeur a précédé l’annonce officielle. Radio Bemba (le téléphone arabe) a révélé dans l’incrédulité générale la teneur du décret d’interdiction rendu public au mois de janvier par le ministère du Commerce. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres ; comment faire appliquer une telle décision au pays des cohibas et des Romeo y Julieta ? Le cigare soigneusement rangé dans la poche de la Guayabera (chemise cubaine) est ici un signe d’identité.

Cette décision a cependant une explication. La consommation du tabac dans une population aujourd’hui vieillissante et stressée par les difficultés de la vie quotidienne provoque une détérioration des indicateurs de santé concernant les accidents cardiovasculaires, le cancer du poumon et les maladies respiratoires. Or, comme le souligne la Commission économique pour l’Amérique latine (Cepal), la santé publique est une des conquêtes du modèle social cubain. Et elle reste la vitrine du régime en dépit du vieillissement des structures hospitalières. Récemment encore le très conservateur Nicholas Krystof, chroniqueur du International Herald Tribune s’étonnait : « Alors que nous avons un système de santé dont nous pensons qu’il est le meilleur du monde, les bébés ont moins de chance de survie aux États-Unis qu’à Cuba, un pays appauvri gouverné par un autocrate. Selon un rapport publié par la CIA, Cuba est l’un des 41 pays dont les statistiques de mortalités infantile sont meilleurs qu’aux États-Unis. » [2] C’est pour préserver ces acquis que le gouvernement met l’accent sur la prévention et l’éducation. C’est aussi pour diminuer les coûts du système de santé au moment où le niveau élevé des dépenses sociales est l’objet de débats au sein du régime. Certains dirigeants disent à mots couverts que le pays n’a plus les moyens de sa politique et qu’il doit consacrer ses ressources aux investissements requis pour le développement industriel.

Un contexte social tendu

Tout comme l’interdiction de fumer, la fin du dollar a été décidée brusquement en octobre dernier, alors que la monnaie américaine circulait dans l’île depuis 1993. La « dédollarisation » marque un tournant dans la politique économique et intervient dans un contexte social tendu. 2004 aura rappelé à la population les plus mauvais souvenirs de la « période spéciale » (1993-1994), une expression codée qui désigne l’effondrement provoqué par la chute de l’URSS, principal soutien de Cuba, et qui reste synonyme de souffrances, de pénuries et de dénutrition. [3] À l’époque, les coupures de courant pouvaient atteindre 12h à 14 heures par jour.

Douze ans après, la population craint la rechute. Les cours élevés du pétrole, les dégâts causés par les cyclones qui ont frappé récemment l’île, la baisse du tourisme après le 11 septembre s’ajoutent aux effets de l’embargo américain qui frappe l’île depuis quarante ans et aux mauvaises performances du secteur économique d’État. Témoin de la dégradation de la situation économique : la panne intervenue dans la principale centrale thermo-électrique du pays, a provoqué de longues coupures de courant et contraint le gouvernement à fermer une centaine d’entreprises. Fidel Castro est intervenu trois fois à la télévision, reconnaissant que des erreurs de gestion avaient été commises. Le super-ministre des Industries de bases Marcos Portal, en poste depuis vingt ans et qui avait joué un rôle important dans les réformes économiques (ouverture aux capitaux étrangers, marchés libre dans l’agriculture, travail indépendant.) initiées dans les années 90, a été limogé.

Depuis des mois, de nombreux économistes faisaient le constat : après dix ans de réformes, un palier avait été atteint. Il fallait choisir : soit approfondir l’ouverture économique vers l’instauration d’une économie de marché, soit la bloquer, en remettant en cause certaines décisions jugées négatives, notamment la dollarisation. C’est la deuxième option qui a été choisie pour tenter de réduire les distorsions économiques et financières ainsi que les inégalités sociales créées par les réformes et la dualité monétaire. Alors qu’à la suite des réformes des années 90, les entreprises d’État bénéficiaient d’une autonomie relative de gestion, notamment dans l’utilisation des devises, un comité d’approbation central devra désormais autoriser ces opérations. Le pouvoir entend d’autant plus contrôler les ressources en monnaies étrangères qu’il espère un afflux de devises vers Cuba du fait de la découverte d’un gisement pétrolier sur la côte nord de l’île, de l’accord d’intégration avec le Vénézuela conclu en décembre, et des accords de coopération très importants signés avec la chine, pour l’exploitation du nickel notamment.

Cette recentralisation accrue va renforcer le contrôle de l’économie par le pouvoir politique, mais elle va freiner l’efficacité des entreprises d’État. Il serait erroné d’y voir d’abord une volonté idéologique, même si Fidel Castro n’a jamais caché sa défiance envers les réformes.

C’est un bilan critique de l’autonomie des entreprises d’État qui est ainsi établi par le pouvoir. Il semble bien que, dans certains cas, chez les grands opérateurs du tourisme notamment, des fonds aient été engloutis sans justification. Des cas de corruption de cadres on été dénoncés. De plus, les « récompenses » (primes en nature ou financières) accordées aux travailleurs des entreprises d’État les plus rentables ont favorisés leurs salariés, sans souci d’équité par rapport à ceux d’autres secteurs moins performants.

L’écart entre Blanc et Noirs

Outre les entreprises d’État, l’interdiction du dollar va toucher aussi les simples citoyens. La monnaie américaine qui circule dans l’île est essentiellement issue des envois (remesas) des émigrés aux États-Unis (entre 800 millions et un milliard de dollars par an) et des touristes. Mais elle est très inégalement répartie et a creusé l’écart entre Noirs et Blancs. Ces derniers bénéficient des fonds envoyés par les émigrés de Floride, blancs dans leur grande majorité. Tandis que les Noirs qui, avec les métisses forment près de la moitié de la population, sont défavorisés alors même que la politique du régime avait instauré une plus grande égalité. Non seulement, Noirs et métisses ont un moindre accès aux remesas, mais ils forment une part importante de la population pauvre des provinces de l’est. Outre l’inégalité entre Noirs et Blancs, l’introduction du dollar, au cours très supérieur à celui du peso, a bouleversé la hiérarchie sociale fondée sur l’éducation et la détention d’un diplôme. Jusque dans les années 80, être médecin ou enseignant était une source de prestige. Grâce au billet vert, en revanche, il est devenu possible pour un travailleur à son compte de gagner en une seule journée plus que le salaire moyen, et même d’un ingénieur qualifié. En outre, l’accès à l’université est devenu plus sélectif, difficile souvent pour les plus pauvres qui n’ont pas la possibilité de s’y préparer avec des cours particuliers. Désormais, les métiers qui rapportent des devises sont plus attrayants. Ceux du tourisme notamment. Locomotive économique puisqu’il rapporte 40 % des devises du pays, celui-ci a provoqué des effets pervers dans la société. Chez les jeunes surtout, avec la réapparition de formes de marginalité qui avaient disparu dans les premières décennies du régime : petite délinquance, prostitution (notamment chez les jeunes filles venues des campagnes). Or, la jeunesse, soumise aux influences étrangères via les touristes et les médias américains, est un souci constant pour les dirigeants castristes. Lors du congrès des Jeunesses communistes en décembre 2004, les inquiétudes étaient manifestes. « Connaissons-nous les lieux où les jeunes vont écouter de la musique ou danser ?, s’interrogeait Alpidio Alonso, président de l’association des jeunes artistes et intellectuels. Il est triste de constater que les offres (de loisirs) qui ne sont pas en devises sont presque inexistantes, surtout dans la capitale. Dans les autres, la musique est choisie par un DJ qui gagne beaucoup de dollars et diffuse à tout va un produit que personne ne contrôle, généralement de très mauvaise qualité artistique. »

L’initiative privée individuelle, autorisée depuis 1993 dans 157 sphères d’activité économique, a connu un grand succès. En 1995, 209000 licences avaient été accordées aux travailleurs indépendants (cuenta-propistas). En 2001, il n’étaient plus que 150 000 [4] (environ 2,1% de la population active), les charges et les impôts étant devenus trop lourds.

En 2004, de nouvelles régulations adoptées par le ministère du Travail ont interdit quarante catégories d’emploi. Car l’État cubain fait tout ce qu’il peut pour limiter l’enrichissement individuel : ainsi, l’embauche de salariés par les cuentas-propisitas est illégale. Mais qui sont ces « riches » à Cuba ? Les petits paysans privés qui vendent leur production sur les marchés libres (agromercados), certains petits artisans, les loueurs de chambres ou d’appartements et les restaurateurs dans les paladares (petits restaurants privés). Ces derniers ont gagné beaucoup d’argent, mais ils sont imposés en conséquence. Et leur nombre a diminué. Ils sont soumis à des inspections répétées. Ils ne peuvent servir que 12 couverts à la fois. Certains plats sont interdits car l’État ne veut pas de concurrent dans les secteurs qui rapportent des devises.

Le chiffre de 150 000 travailleurs indépendants est en outre trompeur, car il ne comprend pas tous les « informels » qui ont gardé leurs attaches avec une entreprise d’État pour bénéficier des avantages sociaux qui y sont liés, tout en n’y travaillant en réalité qu’à temps partiel. Car les salaires des entreprises publiques sont trop faibles. Et la libreta, le carnet de rationnement qui donne droit à des produits à très bas prix mais en quantité limitée, ne permet pas de manger plus de 15 jours par mois. Alors que 20 % de la population urbaine (femmes seules, retraités.) souffre de pauvreté, que les logements sont dégradés, les transports collectifs sont insuffisants. Le marché noir s’est généralisé, on vole des matériaux dans les entreprises d’État pour alimenter les activités privées pourvoyeuses de devises, tout en adhérant apparemment au discours officiel. Les revenus des familles vivant de l’économie souterraine ont été multipliés par quatre.

Le renforcement actuel de l’étatisme économique permet un contrôle social et politique accru, mais laisse les Cubains sceptiques. D’abord, parce que l’État est incapable de fournir les services élémentaires et ne satisfait pas les demandes domestiques de la population : le petit artisan, plombier, cordonnier. privé est plus efficace. Faire réparer une robinetterie par un employé de l’État est un exploit. Si, par chance, il est disponible, le robinet lui ne l’est pas. Et pour cause, il a été dérobé. Avec un plombier privé, le robinet sera neuf (volé) et la réparation rapide, mais elle coûtera beaucoup plus cher.

Enfin, sans cette activité privée modeste où chacun met à profit ses compétences (vendre des pizzas ou donner des leçons particulières pour les enseignants), de nombreuses familles ne s’en sortiraient pas. En outre, il est à craindre que les mesures récentes ne renforcent encore la bureaucratie et l’inefficacité. Trop d’inspection tue l’inspection. Et les inspecteurs chargés des paladares, par exemple, se laissent parfois soudoyer. « L’État devrait concentrer ses efforts sur les questions économiques importantes, l’énergie, le tourisme, le nickel, les services publics. Ce n’est pas à lui de gérer les cafés, de réparer les montres ou les télévisions », observe un économiste. La reprise du contrôle de l’économie par l’État entraîne aussi chez les chercheurs, les cadres, les intellectuels, un débat théorique sur la construction du socialisme, le bilan historique du stalinisme, et des échanges feutrés sur l’après-castrisme et les changements institutionnels nécessaires. Quel est le point d’équilibre du système ? Des interrogations impensables auparavant concernant les dépenses sociales se font au grand jour : un sociologue fait remarquer qu’avant de construire des écoles il faudrait savoir leur coût et à quels débouchés professionnels elles donnent accès dans un pays où les plus qualifiés, donc les plus coûteux à former, sont tentés par l’émigration.

En réalité, le gouvernement veut renforcer son contrôle de tous les espaces économiques, sociaux, politiques, idéologiques, mais il ne le peut plus. La société est différenciée, hétérogène. Cuba vit une contradiction connue : les générations qui arrivent à l’âge adulte n’ont pas connu la dictature de Batista, elles sont éduquées. Elles adhèrent moins aux discours officiels que leurs aînés. L’effondrement de l’URSS, jamais expliqué aux Cubains, a laissé un vide idéologique que le sentiment national ne comble pas et qui nourrit chez certains intellectuels des interrogations postmodernes sur les identités, le rôle de l’individu.

Quel impact aura ce nouveau tournant ? Les « élites » (responsables de la politique économique, militaires directeurs d’entreprises mixtes, gérants des firmes d’État, certains dirigeants du PCC.) gardent le silence. Pour l’instant « elles obéissent sur le plan politique mais elles réclament la libération des forces productives ». [5] Pour le peuple, plus que l’exercice de la citoyenneté, c’est l’amélioration du niveau de vie et l’allègement des difficultés quotidiennes qui sont décisifs.

Renforcement des sanctions économiques

Un embargo à géométrie variable
Le 30 juin 2004, de nouvelles sanctions économiques contre Cuba ont été décidées par l’administration Bush. Affirmant vouloir « accélérer la transition de l’île vers la démocratie », le gouvernement américain a imposé la limitation des voyages d’exilés cubains dans l’île et les envois d’argent aux familles. Les exilés cubains ne pourront à l’avenir visiter leur famille q’une fois tous les trois ans pendant 14 jours maximum. Le montant d’argent liquide autorisé par personne est réduit de 3000 $ à 300. Les dépenses sur place ne peuvent désormais excéder 50 $ par jour au lieu de 167. Le contenu des paquets envoyés est réglementé. Selon certains analystes, ces mesures pourraient à court terme provoquer des pertes de 200 à 400 millions de dollars qui affecteront en premier lieu la population. De plus, compte tenu du contrôle et des pressions de l’administration américaine sur les transactions en dollars réalisées par Cuba sur les marchés internationaux, tout pays commerçant avec Cuba prend le risque de sanctions commerciales ou financières.

Paradoxalement, ce renforcement de l’embargo n’empêche pas les exportations de produits agroalimentaires des États-Unis autorisées depuis l’année 2000 sous pression du lobby américain des producteurs de céréales. Les États-Unis sont désormais devenus les premiers fournisseurs de produits agroalimentaires à Cuba, devant la France.

Dollar et peso

Trois monnaies étaient en circulation à Cuba depuis 1993 : Le peso, le peso convertible et le dollar. Le premier était utilisé dans l’île exclusivement pour le paiement des salaires et le marché interne. Les deux autres étaient réservés aux restaurants, aux hôtels et à certains magasins d’État. En réalité, le dollar dominait. Désormais, il ne reste que les deux pesos.

La résolution n° 80/2004 promulguée le 25 octobre 2004 par Fidel Castro a mis fin aux transactions en dollars. Celles-ci sont désormais remplacées par le peso convertible (CUC) pour l’ensemble des transactions autrefois réservées au dollar sur l’île. Mais ce CUC qui s’échange au taux de un pour un avec le dollar, n’est pas convertible à l’extérieur du pays. L’autre peso, le peso usuel s’échange au taux de 26 pesos pour un dollar.

Une île pauvre

PNB par habitant (2002) en dollars
Cuba : 5259
Amérique Latine : 7223
USA : 37750

Une grande dépendance
PART DES MATIÈRES PREMIÈRES DANS LES EXPORTATIONS (2002)
Cuba : 90 %
Amérique latine : 40 %
USA : 14 %

Jeu égal avec les États-Unis
ESPÉRANCE DE VIE (2002)
Cuba : 76,7 ans
Amérique latine : 70,5 ans
USA : 77 ans

Incontestable réussite
TAUX D’ALPHABÉTISATION (2002)
Cuba : 96,9 %
Amérique latine : 88,6 %
USA : 99 %

(Source PNUD 2004)

Notes

[1Semi-remorque peu confortable servant d’autobus.

[2International Herald Tribune, 13 janvier 2005.

[3Lire le roman d’Ena Lucia Portela Cent bouteilles sur un mur, Seuil, 2003, traduction François Maspero.

[4The Economist, 16 octobre 2004.

[5Nuevo Herald, 22 janvier 2005.

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