Dans leur grande majorité les travailleurs irakiens espéraient que la chute de Saddam Hussein allait les libérer et leur permettrait de rétablir leurs droits. En premier lieu le droit à un syndicat indépendant. En 1987 le régime de Saddam Hussein a reclassifié la plupart des travailleurs irakiens : ceux qui travaillaient dans les grandes entreprises publiques, le cœur de l’économie du pays, ont été déclarés fonctionnaires... et à ce titre privés des droits syndicaux et de celui de négociation !
L’occupation de l’Irak n’a pas conduit à la levée de ce décret. Il reste en vigueur telle une épée de Damoclès au-dessus des travailleurs et des usines dont leur survie dépend, protégeant la privatisation. Et tout en maintenant l’interdiction des syndicats, les autorités d’occupation ont abaissé les salaires et accru le chômage. Pour les travailleurs irakiens le signal est on ne peut plus clair : le renversement de Saddam ne leur a pas apporté la libération.
L’Irak a une longue tradition de luttes syndicales radicales, commencée par les six années de lutte contre l’occupation britannique à la fin de la première guerre mondiale. Constitués dans les secteurs du pétrole, des chemins de fer et des dockers, les syndicats ont organisé des grèves successives que les Britanniques avaient accueillies avec des armes à feu, tuant de nombreux grévistes. La monarchie établie par les Britanniques avait maintenu l’interdiction des syndicats jusqu’à sa fin, en 1958. Après la révolution de 1958, les syndicats et les partis politiques radicaux ont pu sortir de la clandestinité pour la première fois. Mais en 1963 la CIA a favorisé un coup d’État contre le gouvernement Kassem et le parti Baas s’est installé au pouvoir. En 1977, à nouveau, Saddam Hussein a purgé les syndicats et interdit à nouveau les partis politiques radicaux. De nombreux militants ouvriers ont été exécutés, d’autres n’ont pu sauver leur vie que dans l’exil.
Après la chute du régime de Saddam en avril dernier, les organisateurs des syndicats ont refait surface. À Bassora ils ont organisé une grève de deux jours après l’entrée des troupes britanniques, exigeant le droit de s’organiser et protestant contre la nomination d’un baassiste à la tête de la mairie. En juin 2003, quatre cent militants syndicaux se sont réunis à Bagdad pour former la Fédération irakienne des syndicats (IFTU). Le groupe a décidé de réorganiser les syndicats dans les douze principales industries du pays.
Après cette réunion les organisateurs sont revenus sur leurs lieux de travail, dont la raffinerie Al Daura près de Bagdad. Dans les neuf secteurs de celle-ci ils ont encouragé les travailleurs à élire leurs comités syndicaux et à choisir leurs délégués pour former le syndicat de toute l’entreprise. Lorsque le directeur de la raffinerie semblait disposé à négocier avec le syndicat, il s’est avéré qu’il ne pouvait rien signer avec une fédération... illégale. La raffinerie comme toutes les autres entreprises publiques est encore soumise à la législation de 1987.
Depuis l’arrivée des troupes d’occupation en avril 2003, les syndicats et les travailleurs ont exigé que les autorités d’occupation annulent ce décret comme elles l’ont fait avec nombre d’autres lois de Saddam. Or elles ont gardé le silence. Il reste donc en vigueur, interdisant à la majorité des travailleurs toute négociation collective. Cela affecte en particulier les travailleurs employés dans les entreprises en voie de privatisation : ne disposant pas de droits syndicaux, pas de droit de négociation collective et pas de contrats de travail, ils sont désarmés face à la privatisation et aux licenciements qui l’accompagnent généralement...
« Au début nous avions pensé que notre situation serait meilleure lorsque nous serions débarrassés de Saddam, mais ce n’est pas le cas », explique Jassim Mashkoul, porte-parole de la Fédération des syndicats.
Le nouvel Irak constitue une étude de cas du marché libre. L’administration Bush prévoit deux manières de transformer l’économie irakienne et elle prend des mesures pour s’assurer que les ouvriers ne pourront pas les perturber. D’abord elle privatisera les anciennes entreprises publiques qui emploient la majorité des travailleurs. Dans un second temps elle compte créer des conditions favorables pour qu’une armée de firmes (surtout états-uniennes) s’y installent et puissent rapatrier leurs bénéfices hors du pays.
Le 19 septembre 2003, l’Autorité provisoire de la coalition a publié l’ordre n° 39 autorisant la présence d’entreprises dont le capital est à 100 % étranger, sauf dans le secteur pétrolier, ainsi que l’exportation des bénéfices. Publié le même jour, l’ordre n° 37 suspendait les impôts sur les revenus et les taxes foncières pour un an et limitait les impôts sur les revenus des individus et des entreprises à un maximum de 15 % pour l’avenir.
Au cours d’une conférence de presse le 8 octobre, Thomas Foley, directeur du développement du secteur privé de l’Autorité provisoire, annonçait qu’il allait proposer rapidement au Conseil du gouvernement irakien une première liste d’entreprises publiques devant être mises en liquidation. Tout en promettant d’en exclure les puits de pétrole, les centrales électriques et les banques — du moins dans un premier temps — il mentionnait les cimenteries et les usines d’engrais, les mines de phosphate et de soufre, les usines pharmaceutiques et la compagnie aérienne nationale. Quelques 138 des 600 entreprises publiques avaient déjà été mises en vente, selon plusieurs rapports.
Dathar Al-Kashab, qui a été nommé directeur de la raffinerie Al Daura, après y avoir travaillé en tant qu’ingénieur depuis 1966, prévoit que la privatisation aura des effets très importants. « Un ouvrier qui est embauché ici a aujourd’hui un travail garanti à vie, selon l’ancien système. Aucune loi ne me permet de le licencier. Mais si je commence le processus de privatisation, je devrais me séparer de 1 500 ouvriers [sur les 3 000] », dit-il. « Si une entreprise licencie aux États-Unis, les licenciés ont l’assurance-chômage et ils ne vont pas mourir de faim. Mais si je mets à la porte des employés maintenant, je les condamne à la mort ainsi que leurs familles ».
Dans la fabrique publique d’huiles végétales Mamoun la production est basse et beaucoup de machines de moulage par injection, qui fabriquent les bouteilles en plastique, sont hors d’usage. Les pièces de rechange étaient indisponibles durant les douze années d’embargo, mais l’usine a été inspectée pas moins de vingt fois en tant que lieu possible de production d’armes chimiques. Aujourd’hui ses 771 ouvriers craignent, que malgré les machines hors d’usage, les actifs énormes de l’usine en fassent un candidat de choix pour le capital étranger. La presse irakienne a déjà fait état d’acheteurs potentiels. « Il n’y a aucun individu en Irak qui soit assez riche pour acheter cette entreprise » — explique le directeur Amir Faraj Bhajet — « Ce sera donc un acheteur étranger. Il voudra les actifs, mais voudra-t-il les ouvriers ? »
Malgré l’hostilité de l’Autorité provisoire, la chute du régime de Saddam a provoqué une explosion de l’auto-organisation sur les lieux de travail. Les bas salaires sont une des motivations. Le gouvernement irakien emploie 70 % des salariés. Les autorités ont rendu publique une échelle de salaires d’urgence. Le New York Times a écrit que les salaires augmentent, mais ce n’est pas ce que j’ai observé. La plupart des ouvriers touchent 60 dollars par mois, un petit groupe 120 dollars et une infime minorité — surtout les administrateurs et les directeurs — 180 dollars. C’est exactement l’échelle des salaires qui avait cours lors des cinq dernières années du régime de Saddam.
« Avec le salaire courant d’urgence il est totalement impossible de tenir », explique un ouvrier de la raffinerie Al Daura, qui veut garder l’anonymat par crainte de perdre son emploi. Au cours du dernier mois la raffinerie a connu trois arrêts du travail. Les ouvriers se rassemblaient face à la direction exigeant une augmentation des salaires.
À l’usine centrale de l’industrie publique du cuir — la plus grande fabrique de chaussures du Moyen-Orient — une ouvrière explique comment elle fait vivre les six personnes de sa famille avec 120 dollars par mois : « Les prix de la nourriture et des vêtements grimpent rapidement alors que le salaire reste bas. Nous travaillons durement. Je suis ici depuis dix ans. Je dois avoir une augmentation ». Le jour de notre visite les ouvriers ont organisé une marche au Ministère du Travail, se plaignant de leurs salaires. Ce n’est de loin pas la seule manifestation. De telles actions ont eu lieu dans les entreprises de tout le pays.
Les 87 milliards de dollars que le Congrès vient de voter ne serviront pas à améliorer les salaires ni à financer un programme pour l’emploi. On estime que le chômage touche autour de 70 % de la main-d’œuvre irakienne, soit entre 7 et 8 millions de personnes. Nuri Jafer, assistant du Ministre irakien du Travail, décrit avec grandiloquence son projet d’un nouveau système d’allocations de chômage. Il dit espérer pouvoir payer un revenu de survie « sans que cela nuise à la motivation pour chercher le travail ». Oublions un instant la formule néolibérale apprise par cœur au sujet du manque de motivation des chômeurs... Il n’en reste pas moins que le projet de Nuri Jafer a une autre faiblesse : « Malheureusement — concède-t-il — nous devons encore trouver un pays qui nous aidera à le financer... »
Les conditions de travail sont dangereuses et épuisantes. Dans la raffinerie Al Daura, le président du nouveau syndicat, Detrala Beshab, note que si la journée de travail officielle est de sept heures, l’équipe de jour travaille actuellement pendant onze heures et l’équipe de nuit durant treize heures. Comme le salaire est mensualisé, il n’est pas question du payement d’heures supplémentaires. « Lorsque nous en avions parlé au directeur, il nous a dit qu’il faut qu’il demande au Ministre du Pétrole, qui doit demander à celui du Travail, qui doit demander la permission des forces de la coalition », raconte-t-il. « Ce sont les forces de la coalition qui contrôlent les finances... et nos salaires. »
La situation des ouvriers de la raffinerie est si désespérée que l’entreprise leur fournit chaque mois de l’huile de moteur pour compenser leurs bas salaires. Sur la route qui passe devant la raffinerie, les enfants des ouvriers ont installé des petites baraques où ils vendent de l’huile aux automobilistes de passage.
Du temps de Saddam, personne ne pouvait se permettre de se retirer. « La pension n’était pas suffisante pour payer un taxi afin de chercher le chèque » dit Beshab avec un rire. Mais la raffinerie, comme toutes les autres entreprises publiques, payait réellement d’autres allocations importantes. Il y avait un système de primes et de participation aux bénéfices, qui souvent permettait de doubler le salaire, ainsi qu’une allocation alimentaire. Tous ces suppléments ont disparu lorsque les autorités d’occupation se sont installées. Les ouvriers ont ainsi subi une réduction importante de leurs revenus depuis avril à la suite des décisions de l’Autorité provisoire de la Coalition. De plus la modification du taux de change a renchéri les importations, ce qui constitue une autre diminution du revenu réel.
Personne dans la raffinerie — à l’exception de l’équipe des pompiers — ne dispose de bottes ou de gants. Les lunettes de sécurité sont inconnues. « Beaucoup d’entre nous ont des maladies respiratoires et il y a des accidents qui provoquent des brûlures » explique Rajid Hassan, un des syndicalistes. Si les ouvriers tombent malades, c’est à eux de payer les soins médicaux et ils perdent leur salaires durant leur absence.
Dans les fabriques de chaussures et d’huile végétale un autre groupe ouvrier, nommé Conseils ouvriers et syndicats (WCTU), a commencé a organiser les travailleurs cet été. Avec son aide les ouvriers de la fabrique de chaussures ont formé un syndicat et demandé sa légalisation. Comme les travailleurs de la raffinerie, ils se plaignent des heures supplémentaires impayées, d’absence de congés et de la disparition des primes et allocations complémentaires depuis le début de l’occupation. « La vie est devenue beaucoup plus dure », explique un ouvrier. « Tout est contrôlé par la coalition, nous ne contrôlons rien. »
Une délégation d’environ cinquante personnes s’est rendue au Ministère du Travail le 11 octobre, pendant que les autres travailleurs expliquaient leurs revendications dans l’usine. Ils parlaient ouvertement, mais aucun n’a voulu décliner son nom craignant des représailles. Un de leurs dirigeants a dit que bien qu’il ait pris part à l’organisation de la marche, le directeur de l’usine lui a interdit d’y aller. « Nous exigeons le droit de constituer le syndicat, qui doit avoir toute l’autorité pour représenter les ouvriers d’ici », expliquait-il.
Les ouvriers ne considèrent pas les directeurs comme les vrais responsables. « L’administration ne fait que représenter le ministère », dit-il. « Nous devons changer cette loi nous interdisant d’avoir un syndicat. Si la loi ne change pas, nous la changerons nous-mêmes, d’une façon ou d’une autre. »
Le directeur technique de l’usine confirme qu’il a envoyé une lettre au Ministère de l’industrie et des ressources minérales pour demander si l’entreprise peut négocier avec le nouveau syndicat. Il n’a pas eu de réponse [1].
Mais même, sans statut légal, les syndicats ont trouvé les moyens d’agir et ont obtenu quelques succès. Dans l’usine d’huile végétale le syndicat a ainsi réussi à forcer la direction de réembaucher quelques ouvriers qui avaient été renvoyés sous Saddam pour l’appartenance au Parti Al Daiwa. Ce parti, interdit sous Saddam, fait aujourd’hui partie du Conseil du gouvernement irakien.
Les revendications du nouveau syndicat incluent la reclassification des ouvriers afin qu’ils reçoivent des salaires plus élevés, la levée des sanctions d’autres anciens salariés bannis et le rétablissement de la participation aux bénéfices. Le syndicat espère recruter des membres dans d’autres usines publiques. « L’élimination des lois établies par le régime du Baas est une de nos raisons d’être », explique son secrétaire général, Majeed Sahib Kareem.
« La guerre et l’occupation sont pour nous une réalité », explique Abdullah Muhsin, le représentant international de la Fédération. « Nous étions contre la guerre avant qu’elle ne commence, mais nous n’avons pas pu l’empêcher. Maintenant notre préoccupation c’est d’aider notre pays et de protéger nos membres ». La Fédération demande la dissolution de la structure syndicale du régime baassiste. Et elle veut que les fonds et les bâtiments de celle-ci soient mis à la disposition des nouveaux syndicats. Les autorités d’occupation font la sourde oreille à ces demandes.
Un autre dirigeant de la Fédération, Muhsen Mull Ali, a été emprisonné longuement deux fois pour avoir organisé les syndicats à Bassora. « Ils veulent nous réimposer le capitalisme, alors il est de notre responsabilité de nous opposer aux privatisations autant que possible et de lutter pour le bien-être de nos ouvriers », explique-t-il. Ce combat est particulièrement difficile dans le cadre d’une guerre contre l’occupation. Si le conflit armé s’intensifie, l’espace politique se restreindra.
Préserver un espace pour que les syndicats puissent s’organiser et pour que les travailleurs obtiennent un minimum de contrôle sur les décisions économiques qui concernent leurs vies n’est pas uniquement une préoccupation des seuls Irakiens. Les dirigeants syndicalistes de Grande-Bretagne et de France ainsi que l’Organisation internationale du travail (OIT) se sont rendus en Irak pour exiger le respect des droits des travailleurs. Les syndicalistes arabes furent parmi les plus résolus : « La guerre rend facile la privatisation. D’abord vous détruisez la société puis vous laissez la reconstruction aux corporations », dit Hacene Djemam, le secrétaire général de la Confédération des syndicats arabes.
Les militants pacifistes des États-Unis ont commencé à nouer des liens avec les nouveaux syndicats irakiens. US Labor against the War (Travailleurs états-uniens contre la guerre, USLAW), qui rassemble les syndicats qui se sont opposés à l’intervention états-unienne dès avant qu’elle ne commence [2], a annoncé une campagne nationale contre les privatisations en Irak, pour l’abrogation de l’inique loi de 1987 interdisant l’activité syndicale dans les entreprises publiques irakiennes et pour rendre publiques les violations du droit du travail en Irak. « Nous avons besoin d’une audition devant le Congrès en ce qui concerne les activités antisyndicales des autorités états-uniennes d’occupation en Irak », réclame Clarence Thomas du syndicat local de San Francisco de l’Union internationale des travailleurs des ports et entrepôts (ILWU), « si les syndicats savaient ce qui se fait là-bas en leur nom, ils seraient outragés. »
Une délégation de l’USLAW s’est rendue en Irak en octobre 2003 pour enquêter. Elle a eu une réunion formelle avec Nuri Jafer du Ministère du Travail. On lui a demandé trois fois si la loi de 1987 allait être abrogée. A chaque fois il a tenu un long discours sans répondre à la question. À ses côtés, sur un divan dans son bureau, se tenait Leslie Findley, représentante britannique de l’Autorité provisoire, qui a pour tâche de superviser le Ministère. La même question lui a été posée et elle a également refusé de répondre. Puis elle s’est plainte du nombre de délégations syndicales étrangères qui visitent le Ministère : « Je m’en vais dire au Ministre que cela lui prend trop de temps et lui recommander de se concentrer plutôt sur son travail. »