Défaite électorale historique du PC et du SDP sur fond de guerre et de militarisation croissante

, par HIRAI Jun’ichi

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Le résultat des élections à la Chambre Basse du 9 novembre 2003 témoigne de la complexité de la situation politique japonaise. Si le Parti libéral-démocrate (LDP), au gouvernement, n’obtient que 237 des 480 sièges — soit 10 de moins qu’il n’avait précédemment — la coalition gouvernementale tripartite menée par le LDP s’assure la majorité absolue avec 275 sièges. Avec le recul du LDP l’influence du Parti Komei (bouddhiste, centriste) au sein de la coalition va certainement s’accroître. Ce parti, soutenu par la puissante organisation religieuse bouddhiste Sohka Gakkai, a joué un rôle décisif pour permettre à la coalition gouvernementale de conserver la majorité absolue. Sans le soutien du Parti Komei, le LDP aurait été incapable de remporter des sièges au scrutin uninominal [1]. Le troisième parti de la coalition gouvernementale, le Nouveau parti conservateur, qui a régressé, passant de 9 à 4 sièges, a annoncé le 10 novembre qu’il allait se fondre au sein du LDP, tirant les conséquences de son échec.

Le principal parti oppositionnel, le Parti démocrate (DPJ), soutenu par la principale confédération syndicale Rengo (Confédération japonaise des syndicats), a gagné 40 sièges, obtenant en tout 177 élus [2]. Avec plus de 22 millions de voix au scrutin proportionnel, le DPJ a dépassé le LDP (moins de 21 millions de voix).

Le DPJ, qui a absorbé peu avant les élections le Parti libéral (LP) — une petite organisation de la droite néoconservatrice nationaliste — est un parti attrape-tout, amalgamant d’anciens membres du Parti social-démocrate, des syndicalistes et des politiciens conservateurs ayant quitté le LDP. Il est devenu le seul parti, capable de défier au sein du Parlement le monopole gouvernemental du LDP établi depuis près de cinquante ans.

La gauche réformiste traditionnelle sort laminée de ces élections, subissant sa plus grande défaite depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Le Parti communiste (PCJ) n’obtient que 9 sièges (11 de moins qu’en 2000) et le Parti social-démocrate (SDP) seulement 6 sièges (soit le tiers des 18 sièges obtenus en 2000). Le PCJ ne parvient à obtenir aucun siège au scrutin uninominal et le SDP n’en préserve qu’un seul (dans la Préfecture d’Okinawa, une île du Sud où est située la grande base militaire états-unienne). Bien que le PCJ et le SDP obtiennent respectivement 7,8 % et 5,1 % des voix au scrutin proportionnel, ils ne disposent ensemble que de 3 % des sièges dans la Chambre Basse. On peut donc dire que les forces de la « gauche » ont quasiment disparu du parlement.

Lorsqu’en 1994 le SDP a formé un gouvernement de coalition avec le LDP et que son président, Ki’ichi Murayama, est devenu premier ministre, le SDP a abandonné sa position pacifiste traditionnelle, acceptant le pacte militaire nippo-états-unien et le renforcement de l’armée japonaise (la Force d’autodéfense), contre lesquels il avait lutté durant les décennies précédentes. En quittant le gouvernement en 1996, le SDP a repris sa position pacifiste habituelle. Ces changements de cap lui ont fait perdre sa base électorale traditionnelle et nombre de ses parlementaires ont rejoint le DPJ. En même temps, attirant une partie de l’électorat social-démocrate historique, le PCJ a renforcé son influence sur l’arène politique japonaise, gagnant 14 % des voix lors de l’élection à la Chambre Haute en 1998. À cette occasion il a tenté d’apparaître comme une force politique « fiable » aux yeux des classes dominantes. Suivant l’exemple du SDP, le PCJ a annoncé qu’il accepterait le pacte militaire nippo-états-unien s’il entrait au sein d’un gouvernement de coalition aux côtés d’autres partis opposés au LDP, tel le DPJ. Le PCJ a également clamé qu’il était favorable à une politique ne remettant pas en cause le cadre du système capitaliste.

Ce virage à droite de la politique japonaise fut marqué par un recul continu du PCJ lors de chaque élection après 1998. En cinq ans il a perdu près de la moitié de son électorat. Fort de 300 mille membres et étant un des plus importants partis post-staliniens dans les pays impérialistes, le PCJ doit faire face actuellement à une sérieuse crise de son identité historique.

Émergence d’un système bipartite

Tous les porte-parole des la classe dirigeante et les plus grands mass médias ont salué le résultat électoral. La « naissance d’un système bipartite réaliste », permettant de changer le régime en douceur grâce à la concurrence entre le bloc LDP-Komei et le DPJ, devrait à leur avis garantir la sortie du Japon de sa crise économique et sociale grâce à l’élimination du système corporatiste archaïque.

Avec le soutien de la bureaucratie syndicale du Rengo, le DPJ s’est présenté en tant que « réformiste » néolibéral. Son actuel président, Naoto Kan, l’a annoncé : « Nous devons réaliser en même temps les projets de Margaret Thatcher et de Tony Blair ». Lorsque Jun’ichiro Koizumi a pris le cabinet après sa victoire au sein du LDP en avril 2001, il annonçait pour sa part : « Je vais rompre avec le LDP si la majorité du parti oppose une résistance à mon projet de réformes. » Yukio Hatoyama, alors chef du LDP, avait alors salué le discours de Koizumi, le félicitant pour son orientation néolibérale.

La plate-forme électorale du DPJ proposait d’accélérer la privatisation des services publics et la déréglementation de la sécurité d’emploi. Le DPJ soulignait la nécessité de démanteler le système social « archaïque », « contrôlé par la bureaucratie de l’État » afin d’encourager la concurrence avec le secteur privé. S’il se targue de parler au nom de la « société civile », le DJP représente les intérêts du grand capital. Déçues par le PCJ et le SDP, certaines ONG l’ont soutenu au nom du « changement », espérant mettre ainsi fin au gouvernements du LDP en place depuis la guerre. Mais beaucoup, ne voyant pas la différence entre le LDP et le DPJ, se sont réfugiés dans l’abstention. Malgré une campagne de propagande des médias visant à accréditer l’idée du « changement », le taux de participation enregistré fut bas : 59,86 %, soit très proche du record d’abstention enregistré en 1996.

Dans ce « système bipartite » les orientations politiques du LDP et du DPJ sont semblables. Les deux grands partis veulent poursuivre le politique de « réformes structurelles » néolibérales et la militarisation sous la houlette des États-Unis. Pour l’électorat populaire il n’y avait pas d’autre choix que celui entre le « mal » et le « moindre mal » : celui de l’aggravation de la crise sociale et de la frustration chauvine.

Après deux ans et dix mois de gouvernement Koizumi la crise économique et sociale continue de s’aggraver. Selon les statistiques officielles le taux de chômage dépasse les 5 %. Mais pour obtenir ce chiffre, ceux qui ont travaillé, ne serait-ce qu’une heure au cours de la dernière semaine du mois, ne sont pas considérés comme chômeurs. De même ceux qui abandonnent la recherche d’emplois, désespérant de trouver un salaire et des conditions de travail décentes, ne sont pas comptabilisés comme chômeurs. En réalité le nombre de ceux qui ne parviennent pas à trouver un emploi dépasse sans doute les 10 % de la main-d’œuvre. Les jeunes et les travailleurs âgés ont particulièrement du mal à trouver un emploi stable. Selon les prévisions, 40 % des jeunes qui obtiendront le diplôme en mars 2004 et voudront alors prendre un emploi stable, ne pourront le trouver. En même temps la durée du travail s’accroît même dans les entreprises où des syndicats existent, y compris le nombre d’heures supplémentaires non payées. Parfois les directions syndicales acceptent ce travail illégal au nom de la « logique d’entreprise ».

Le revenu réel des travailleurs continue à baisser. Sous la pression de l’énorme dette publique — qui atteint près de 7 trillions de dollars US — le système de sécurité sociale a été détérioré de manière radicale. Les budgets sociaux tels l’éducation, la santé, les retraites ont été fortement réduits. Et les dirigeants de Keidenren (Association des employeurs japonais) exigent une augmentation massive de la TVA, de 5 % actuellement à 15 % dans le futur proche.

Le premier ministre Koizumi répète continuellement son slogan « sans réformes structurelles il n’y aura pas de croissance économique ». Il est clair que la politique néolibérale de « réformes structurelles » de Koizumi aggrave les souffrances du peuple. On compte plus de 30 000 suicides chaque année. Les jeunes se détournent des syndicats car au cours des dernières trente années on n’a pas vu une grève ouvrière de masse. À cause de l’absence de résistance efficace contre l’offensive capitaliste, les sentiments de désespoir répandus parmi les travailleurs sont aisément canalisés par les courants nationalistes chauvins.

Tout au long de l’année 2003, la campagne de « guerre contre le terrorisme » a fait croître les sentiments chauvins contre les Coréens, stimulés encore par les crimes de la dictature de Kim Jong Il en Corée du Nord, en particulier les rapt des citoyens japonais par les agents secrets nord-coréens au cours des années 1970, confessés par Kim Jong Il lui -même en septembre 2002 lors de sa rencontre au sommet avec Koizumi à Pyongyang. Cette montée chauvine a visé également les résidents coréens au Japon et les immigrants chinois illégaux. Les groupes d’extrême droite fasciste — dont certains critiquent l’alignement sur les États-Unis de l’extrême-droite traditionnelle — ont défié le syndicat des enseignants et l’organisation des résidents coréens en mitraillant leurs locaux. Ces groupes fascistes ont été encouragés par les politiciens connus d’extrême-droite, comme Shintaro Ishihara, le gouverneur du district métropolitain de Tokyo ou Shingo Nishimura, député du DPJ à la Chambre Basse.

Remilitarisation

Dès sa nomination à la tête du gouvernement en avril 2001, Koizumi a fait preuve d’ardeur pour redéfinir le pacte de sécurité nippo-états-unien en vue de le transformer en une alliance militaire plus efficace, permettant aux troupes japonaises d’exercer le « droit d’autodéfense collective » en coopérant avec les troupes états-uniennes. L’objectif avoué était une alliance militaire similaire à celle qui permet aux troupes britanniques de prendre part aux opérations de Washington. Pour parvenir à cela, Koizumi a exigé « une mise à jour » de la Constitution japonaise, en particulier de son article 9, qui interdit au Japon de disposer d’une force armée.

La Constitution prétendument « pacifique » est le résultat de la défaite de l’impérialisme japonais au cours de la seconde guerre mondiale. Peu après que cette « Constitution pacifique » ait été imposée, l’impérialisme américain a abandonné sa stratégie de désarmement de l’État japonais et a entrepris son réarmement, sous le nom de « Forces d’autodéfense », afin de « parer les menaces d’invasion de l’URSS et de la Chine rouge ». Mais, bien que les nouvelles « Forces d’autodéfense » japonaises aient crû jusqu’à devenir une armée parmi les plus puissantes et les plus modernes de la région Asie-Pacifique, la classe dominante japonaise n’est pas parvenue à réviser l’article 9 de la Constitution à cause de la puissance du sentiment pacifiste du peuple japonais.

La stratégie de « guerre antiterroriste globale » de Bush a encouragé Koizumi à mettre en chantier une législation « de temps de guerre » et à réviser « l’article pacifiste » de la Constitution. Après le 11 septembre 2001 une loi spéciale fut adoptée avec le soutien du DPJ pour pouvoir envoyer la flotte japonaise dans l’Océan indien afin de soutenir la force multinationale sous direction des États-Unis en Afghanistan.

L’administration Koizumi a de même soutenu de manière inconditionnelle la guerre de George Bush contre l’Irak. Après l’occupation de Bagdad, l’administration Koizumi a finalement adopté « la facture du temps de guerre », moyennant l’acceptation des amendements insignifiants du DJP, et a pu adopter une loi spéciale permettant d’envoyer les « Forces d’autodéfense » occuper l’Irak dans le cadre de la coalition mise sur pieds par les États-Unis.

Pour l’impérialisme japonais il s’agit d’un tournant historique, mettant fin à la période ouverte par sa défaite au cours de la seconde guerre mondiale. Les troupes japonaises sont maintenant engagées dans la guerre et prêtes à réprimer la résistance du peuple irakien. La seule raison mise en avant par Koizumi pour justifier l’envoi de la « Force d’autodéfense » au-delà des mers en violation des lois internationales et de la Constitution japonaise, fut « l’importance de la coalition Washington-Tokyo ».

Mouvement pacifiste et gauche radicale

Malgré la marginalisation des partis réformistes traditionnels tels le PCJ et le SDP, le mouvement pacifiste indépendant a été capable de mobiliser des dizaines de milliers de personnes contre la guerre de Bush et le soutien de l’administration Kuizomi à cette dernière. Les manifestations continuelles de mars et avril 2003 furent relativement modérées dans leurs formes et leur caractère politique pourrait être caractérisé comme pacifiste primitif. Mais leur ampleur dépassait tout ce qu’on a pu voir depuis les mobilisations contre la guerre du Vietnam à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Et la jeune génération, qui avait été largement dépolitisée et était devenue de plus en plus conservatrice, a joué un rôle très actif dans ces mobilisations.

Les militants du mouvement contre la mondialisation, tels ceux d’ATTAC-Japon, se sont efforcés d’établir un lien étroit entre le mouvement pacifiste et le mouvement contre la mondialisation néolibérale. En l’absence d’une résistance collective de masse contre l’offensive néolibérale, le mouvement contre la mondialisation néolibérale a été très réduit au Japon avant les mobilisations anti-guerre du printemps 2003. Mais depuis nous avons pu voir que les jeunes et les travailleurs qui frappent à la porte de la campagne en faveur du Forum social mondial sont de plus en plus nombreux.

Devant la grave crise des partis de la gauche traditionnelle, la gauche révolutionnaire japonaise doit à la fois profiter de toutes les possibilités pour renforcer l’opposition de masse contre la guerre de Bush et la militarisation du Japon et mettre en œuvre le processus de regroupement des groupes de gauches très fragmentés par un débat ouvert et démocratique.

Nous devons ouvrir la voie conduisant à la fondation d’une force crédible de la gauche alternative. Une force capable de peser en Asie orientale, c’est-à-dire aussi en Corée, en Chine et à Taiwan, et d’établir des liens avec les autres pays de la région Asie-Pacifique. À nous de saisir cette occasion.

Jun’ichi Hirai est membre de la direction de la Ligue communiste révolutionnaire du Japon (JRCL), l’une des deux organisations sympathisantes de la IVe Internationale au Japon [À la suite d’une crise de la JRCL à la fin des années 1980, qui a donné naissance à trois organisations, le XIIIe Congrès mondial de 1991 a constaté la disparition de sa section japonaise, les trois organisations — dont l’une était constituée par la totalité du secteur féminin de la section — devenant des groupes sympathisants. Le secteur féminin ayant depuis décidé de se dissoudre dans le mouvement féministe, la IVe Internationale compte actuellement deux organisations sympathisantes au Japon : la JRCL et le Conseil national des travailleurs internationalistes, NCIW].

Notes

[1Le système électoral japonais est une combinaison du scrutin uninominal (pour 300 des 480 sièges) et du scrutin proportionnel régional (pour 180 sièges restants dans les 11 régions du pays). Chaque électeur dépose donc deux bulletins, l’un pour le scrutin uninominal et l’autre pour le scrutin proportionnel.

[2Le taux de syndicalisation des travailleurs au Japon n’atteint pas les 20 %. En majorité il s’agit de syndicats d’entreprises, non fédérés à l’échelle des branches d’industrie. Il y a trois confédérations syndicales. Rengo, la plus importante, compte près de 7 millions de membres. Sa direction nationale soutient le DPJ mais certaines fédérations et unions locales forment des bases électorales du Parti social-démocrate (SDP). La Confédération nationale des syndicats (Zenroren), seconde en importance avec environ 800 mille membres, est dominée par le Parti communiste japonais. La troisième confédération — Zenrokyo (Conseil national des syndicats) — regroupe 250 mille membres. Sa direction nationale est constituée pour l’essentiel par des militants hostiles au DPJ et au PC. Les militants indépendants de gauche (y compris de l’extrême gauche) jouent un rôle actif au sein de Zenrokyo.

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