Défis pour réinventer l’émancipation au XXIe siècle

, par CORCUFF Philippe

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L’altermondialisation est-elle l’ultime mouvement d’émancipation ? Philippe Corcuff pointe les défis que l’altermondialisation doit relever pour combler les espérances que suscite la perspective d’un « autre monde » au début de ce nouveau siècle...

Le mouvement altermondialiste, dans sa grande hétérogénéité, n’est encore seulement qu’une potentialité émancipatrice. C’est pourquoi il vaut d’ailleurs mieux parler prudemment de « galaxie altermondialiste » que de « mouvement altermondialiste » proprement dit. Cette galaxie pourrait donc reprendre le vieux flambeau de l’émancipation humaine, en de nouveaux termes dans d’autres conditions.

Émancipation et utopie

Émancipation ? C’est-à-dire un arrachement individuel et collectif aux diverses formes d’oppression, dans la conquête d’une autonomie individuelle et collective. Cette notion d’émancipation apparaît fort ancienne. Mais ses versions modernes ont à voir avec les valeurs des Lumières du XVIIIe siècle (comme humanité, raison, progrès, citoyenneté, égalité, etc.), puis avec leur confrontation à la question sociale au sein du mouvement socialiste au sens large à partir du XIXe siècle.

Question mondiale, question féministe, question écologiste
Le cadre mondial est devenu plus opératoire pour le combat émancipateur qu’aux époques du cosmopolitisme des Lumières et de l’internationalisme prolétarien. Car l’altermondialisme, dans son combat contre la globalisation néolibérale, pose les problèmes à un niveau immédiatement international. Reste à imaginer comment pourraient s’agencer les relations entre les différents niveaux d’intervention : local, national et mondial.

La question féministe est présente dans l’altermondialisme à travers la Marche mondiale des femmes. Dans les mouvements républicain et socialiste, elle était trop rapidement reléguée à la périphérie. Or, la lutte pour l’égalité des sexes n’a produit pour l’instant que des avancées partielles, et l’invention de nouveaux rapports entre les genres apparaît encore comme un enjeu qui est devant nous.

La question écologiste nous oblige à nous déplacer par rapport à la vision naïve du « Progrès » qui a dominé les thématiques républicaines et socialistes. Il s’agit en particulier de la nécessaire prise en compte de la situation des générations futures comme des dégâts potentiellement irréversibles sur les conditions naturelles de la vie en commun qui sont en jeu dans les choix d’aujourd’hui. Ce qui nous oblige donc à reformuler (et non à abandonner) l’exigence de « Progrès ».

La question individualiste

Les sociétés occidentales connaissent un long processus d’individualisation depuis la Renaissance notamment. Cette individualisation s’est accélérée et a pris des formes nouvelles depuis les années 1960, d’abord aux États-Unis, puis dans les sociétés européennes, en touchant aussi de façon contrastée les sociétés du Sud. Cet individualisme contemporain est le produit d’une pluralité de logiques sociales en interaction : logique économique de l’individualisme marchand approfondie par le néolibéralisme et le management néocapitaliste ces dernières années, logique politique de l’individualisme démocratique (c’est-à-dire associé à la reconnaissance de droits attachés au citoyen), dynamique juridique des droits individuels, développement d’une intériorité et d’une intimité personnelles, émancipation partielle des femmes et reconnaissance de droits pour les enfants contribuant à transformer le modèle traditionnel de la famille patriarcale, etc. Cet individualisme contemporain se révèle ambivalent et contradictoire du point de vue de ses effets, à la fois émancipateur, par certains côtés, et oppresseur, par d’autres côtés. D’une part, il révèle des aspects régressifs : affaiblissement du lien social et des formes collectives, progression de la solitude, nouvelle pathologies narcissiques (ce que j’appelle les « tyrannies du je » ou ce que Alain Ehrenberg appelle « la fatigue d’être soi »), notamment. D’autre part, il révèle des aspects émancipateurs : élargissement des marges de liberté des individus dans la vie quotidienne, développement d’une intériorité personnelle, libération partielle des anciennes « tyrannies du nous » (famille patriarcale, normes religieuses et morales traditionnelles, etc.). Il constitue alors un défi pour un mouvement émancipateur à un triple niveau :

a) dans le combat contre l’individualisme néolibéral et néocapitaliste (dans les nouveaux dispositifs d’entreprise comme dans l’univers de la consommation ou du rapport à la culture) ; b) parce que l’individualisation affecte les nouvelles formes d’engagement (comme celles à l’œuvre dans le mouvement altermondialiste) ; ce qui oblige à innover du côté des modes de militantisme ; et c) parce que c’est aussi pour promouvoir l’individualité, mais une individualité sociale (fabriqué dans et par des relations sociales) et non pas isolée, que doivent être mis en cause le néolibéralisme et le néocapitalisme. De ce point de vue, un effort particulier doit être fait pour que la critique radicale de l’ordre établi ne s’énonce pas uniquement au nom des solidarités collectives défaites (ce qui est juste, mais insuffisant), mais également au nom d’une singularité individuelle écrasée par l’hégémonie de la mesure marchande des activités humaines. C’est quelque chose qu’avais perçu les auteurs libertaires (comme Proudhon et Bakounine) comme Marx lui-même, plus individualiste et moins « collectiviste » que ne l’ont laissé croire nombre de « marxistes » [1]. L’individu ne doit pas être laissé au néolibéralisme. L’émancipation dont l’humanité s’efforce de retrouver le chemin est indissociablement collective et individuelle.

La question expérimentale

La cohabitation de syndicats, d’une part, et d’ONG ou d’animateurs d’expériences alternatives, d’autre part, au sein de la galaxie alternative constitue un signe de la quête d’un nouvel équilibre entre la logique de la revendication et celle de l’expérimentation, ici et maintenant, de formes nouvelles de vie, de travail et de décision en commun. La tradition coopérative du socialisme français serait à réinventer dans de nouvelles conditions. La culture expérimentale, présente au départ du mouvement ouvrier, avec les mutuelles ou les coopératives, s’est perdue sous l’hégémonie de la politique partisane, de la politique parlementaire ou des « avant-gardes révolutionnaires ». Pourtant, au début du XXe siècle, Jean Jaurès définit encore le socialisme par trois piliers : les coopératives, le syndicalisme et l’action parlementaire. Les libertaires ont continué à davantage cultiver la fibre expérimentale, des pédagogies alternatives aux squats autogérés. On note aussi l’apport de courants plus « réformateurs », avec aujourd’hui les expériences d’économie sociale et solidaire. Or, si on est conscient que personne n’a les clés de l’avenir, que l’incertitude fait partie du mouvement pour inventer d’autres mondes possibles, que les traits de la société à construire demeurent flous, alors il faut expérimenter dès aujourd’hui d’autres façons de vivre, de travailler, de produire, de décider. Au risque de se tromper, en avançant et en reculant, en explorant des impasses. Dans cette perspective, il faut dès maintenant marcher sur ses deux jambes : revendiquer et expérimenter.

Il y a des liens philosophiques qui ont été établis entre l’exploration, l’expérimentation et le pragmatisme. L’Américain John Dewey (1859-1952) a ainsi développé une philosophie politique progressiste dite « pragmatiste ». Quatre mots peuvent résumer sa philosophie politique : expérience (notion centrale pour une philosophie qui se définit justement comme « pragmatiste »), enquête, éducation et démocratie. Pour Dewey, la politique est justement exploration, jeu infini d’essais et d’erreurs rectifiées. La politique expérimentale portée à son apogée aurait pour nom « démocratie ». « Apogée » non pas d’une société parfaite, définitivement réalisée, mais d’un processus perpétuel d’amélioration, avec des hauts et de bas, des impasses et des réussites, pariant sur la perfectibilité humaine (dont l’éducation est un instrument privilégié). La démocratie, dans cette perspective, constitue une visée qui est toujours à advenir, un projet radical de transformation infinie, et ne se réduit pas aux seuls acquis limités des démocraties représentatives actuelles, avec leurs tendances oligarchiques. Dewey combat les philosophies et les politiques qui, dans le sillage de Platon, se fixent des idéaux absolus qu’il s’agirait d’« appliquer ». Or, pour lui, le caractère expérimental, non absolutiste, de l’action politique signifie que les propositions, les projets et/ou les idéaux mis en œuvre doivent être traités « comme des hypothèses de travail, non comme des programmes auxquels il faudrait adhérer et qu’il faudrait exécuter de façon rigide » [2]. D’où l’importance du fait « qu’elles soient sujettes à une observation constante et bien outillée des conséquences qu’elles produisent » (la place de l’enquête) et « à une révision prompte et flexible à la lumière des conséquences observées » [3]. La connaissance n’élimine pas pour autant toute incertitude, car « ce qui est encore à faire implique la prévision d’un futur encore contingent et ne peut donc échapper au risque, impliqué par toute anticipation de probabilités, que le jugement comporte une erreur » [4]. Toutefois la quête illusoire du définitif est abandonnée au profit de la recherche, toujours inaboutie, du mieux.

Le défi de la pluralité

Au sein de la galaxie altermondialiste, existe une rupture culturelle avec la façon dont les mouvements antérieurs traitaient la question de la pluralité. Le vocabulaire républicain et le vocabulaire socialiste étaient des vocabulaires de « la synthèse » et de « l’unification », alors que le mouvement altermondialiste est fondé davantage sur des notions comme la convergence et la coordination. Comme mouvement social émergent, il est sans doute dans l’histoire, en tout cas moderne, celui qui est doté de la plus grande hétérogénéité : hétérogénéité sociale, culturelle, politique mais aussi parce qu’il regroupe des syndicats, des ONG humanitaires, des associations féministes, des collectifs écologistes, des groupes semi-religieux, des forces politiques, etc. Cependant il essaie d’inventer une façon de créer de l’espace commun sans écraser la pluralité. Alors que le vocabulaire de « l’unité » et de « la synthèse » tendait, lui, à écraser la pluralité.

L’altermondialisme tend à fonctionner autrement. Et l’une des méthodes qui a été réinventée, c’est un fonctionnement par consensus. Diverses personnes vont ainsi pouvoir se regrouper à un moment donné autour d’un mot d’ordre, comme la taxe Tobin ou une manifestation contre la guerre. En travaillant sur le consensus, personne ne perd sa personnalité. Mais cela comporte une difficulté : les repères communs constitués par cette méthode du consensus sont essentiellement des propositions ou des formes de mobilisation à court terme. Or, je pense qu’aujourd’hui nous devrions aller un peu plus loin dans la constitution de ces repères. Les deux repères communs dont on dispose pour l’instant sont : « Le monde n’est pas une marchandise » et « D’autres mondes sont possibles ». Ce n’est pas mal par rapport au vide politique des années 1980. Il faudrait pourtant clarifier davantage nos points communs. Mais avoir des repères communs, cela ne veut pas dire un projet de société commun ou une organisation commune. C’est plutôt le cadre minimal à partir duquel les gens pourraient s’opposer, exprimer leurs différences, leurs divergences, dans ce qui serait un espace commun de la pluralité. Des repères communs, comme une boussole, ne nous disent pas où il faut aller, ni que tout le monde va dans la même direction. Ils nous offrent des instruments communs d’orientation. Mais c’est déjà beaucoup. Et sans doute mieux que « la vieille politique » qui cherchait à fabriquer un chemin unique.

Mais tout cela renvoie à des potentialités, bien fragiles, dans un monde dominé par des forces économiques et politiques puissantes, des formes d’oppression qui s’insinuent dans nos corps et nos têtes (ce qu’Etienne de La Boétie appelait au XVIe siècle « la servitude volontaire » et Pierre Bourdieu « la violence symbolique »), des menaces intégristes et les propres inerties mentales de ceux qui souhaitent changer le monde. Car, nécessairement, les organisations et les personnes qui sont amenées à réinventer l’émancipation sont issues du passé. Ce passé est utile, car il nous fournit des points d’appui pour avancer, mais dans le même temps « le mot saisit le vif », selon la formule de Marx. Est-ce que les forces potentiellement émancipatrices vont réussir à se frayer un chemin novateur par-delà les habitudes et les rigidités de ceux-là mêmes qui bâtissent ce nouveau mouvement ? Personne n’a, par avance, les clés de l’avenir.

P.-S.

Paru dans le Mensuel de l’Université, édition du 29 décembre 2004.

Notes

[1Voir Philippe Corcuff, La question individualiste - Stirner, Marx, Durkheim, Proudhon, Le Bord de l’Eau, Latresne, 2003.

[2Dans John Dewey, Le public et ses problèmes (1e éd. : 1927), Publications de l’Université de Pau/Farrago/Éditions Léo Scheer, 2003, p.194.

[3Ibid., p.195.

[4Ibid., p.177.

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