Il est surprenant de voir fleurir ces docteurs es études coraniques qui nous expliquent doctement et définitivement, en citant une érudite analyse de vingt lignes parue dans Metronews ou Le Point, que la représentation de Mahomet est licite en Islam (avec un grand « I », bien évidemment). Il est regrettable de voir, alors que chaque nouvelle caricature de Mahomet se solde par trente morts dans le monde, s’ouvrir le grand concours du plus beau sacrilège, comme si la représentation de Mahomet avec une plume dans le cul pouvait constituer le garant de la Liberté d’expression (avec un grand « L », tout aussi évidemment), à l’heure où le gouvernement profite des événements pour étrenner son nouveau délit « d’apologie du terrorisme ». Il est au fond attristant de voir tant de gens s’inscrire, aussi bien à droite qu’à gauche, dans le piège qui nous est tendu, celui de penser le monde comme le champ d’un combat entre les valeurs « universelles » de l’Occident et un fondamentalisme auquel serait, selon certains philistins, peu ou prou condamné l’Islam.
Plutôt que de décliner en boucle les fondamentaux de l’idéologie républicaine, celle-là même que les armées coloniales et impériales françaises se sont échinées depuis le XIXe siècle à faire entrer dans les têtes des peuples du monde, il serait utile d’écouter ce que disent la quasi-totalité des musulmans qui, à travers la question de ces caricatures, posent partout la même question, celle du « respect ». Comme toujours lorsque le débat politique se déplace sur le champs religieux, le social émerge sous le symbolique : la question des caricatures est devenue le porte-étendard d’une société qui ne supporte plus le sort qui lui est fait, que ce soit à l’échelle du monde, où l’injustice est le pain quotidien que doivent avaler les peuples du Moyen Orient, ou à celle de la société française, dans laquelle il vaut bien mieux s’appeler Paul que Mohammed. Si le monde musulman manifeste au nom du respect de Mahomet, le ressort qui anime ces mouvements est bien cet irrespect social que les partis fondamentalistes utilisent en le transposant sur le champ religieux. Ce que l’on sait du parcours des frères Kouachi ou de Coulibaly en dit d’ailleurs très long sur la réalité de cette injustice qui nourrit cette forme contemporaine du suicide nihiliste que l’on appelle le djihadisme.
Le gouvernement français peut obliger les petits Français à chanter la Marseillaise dans ses écoles ou mettre en place de nouveaux cours de morale républicaine pour expliquer aux enfants issus de l’immigration qu’ils sont libres et égaux. Il ne fera que creuser le fossé, s’il laisse se poursuivre les contrôles au faciès et la ségrégation quotidienne bien réelle qui organise aujourd’hui la société française. Il peut au nom de la laïcité, récemment érigée en dogme républicain, prendre une énième loi islamophobe. Il ne fera que semer un peu plus le sentiment d’injustice, s’il continue dans le même temps à financer les églises et les écoles chrétiennes et à maintenir dans son calendrier officiel la célébration de Noël et des autres fêtes catholiques. Il peut aussi ressortir à la tribune de l’ONU les vieux discours fantasmés sur la France comme « pays des droits de l’homme ». Il ne fera que nourrir la haine s’il soutient dans le même temps la politique criminelle d’Israël, comme il l’a fait cet été en interdisant de surcroît les manifestations de solidarité envers la Palestine, ou s’il continue ses guerres impériales dans les pays du Moyen-Orient ou dans la Françafrique. Il peut aussi se réclamer des Lumières et des valeurs universelles de la France. Il ne pourra être crédible s’il continue à mener une politique qui condamne des dizaines de milliers d’immigrants à la noyade chaque année dans la Méditerranée, montrant à quel point il n’accorde aucune valeur réelle aux vies des populations venues d’Afrique ou du Moyen Orient.
Face aux logiques du « choc de civilisations », il n’existe qu’une seule réponse qui pourrait nous permettre de ne pas aller droit dans le mur. Celle qui assurerait une égalité effective des populations françaises, en en finissant avec cette insidieuse mais bien réelle ségrégation qui s’est mise en place dans la société, ce qui commence par un partage des richesses digne de ce nom et une lutte radicale contre toutes les pratiques ségrégatives, à commencer par les contrôles au faciès qui ne cessent aujourd’hui de se développer. Celle qui ferait de la justice le principe des politiques internationales, ce qui se traduirait aussi bien par la reconnaissance des justes droits nationaux des Palestiniens et la mise au ban d’Israël, que par la reconnaissance et l’indemnisation des crimes commis par le colonialisme et les interventions impérialistes, ou encore la mise en place d’un nouvel ordre économique international fondé sur une juste répartition des richesses. Celle aussi qui en finirait avec le roman national et les fables républicaines, pour construire une représentation sociale à l’image plurielle de la réalité de ce pays.
Les « saigneurs du monde » ont tout à perdre à cette politique, mais elle est la seule qui puisse arrêter notre lente mais inexorable marche vers un nouveau « choc des civilisations ». Et il serait bien incompréhensible que ce qui peut aujourd’hui rester de la gauche française lui tourne le dos.