Dans le chaos de l’après-guerre

Des protectorats pour gérer la victoire

, par SAMARY Catherine

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Prévue le 29 avril 2003, l’investiture du gouvernement palestinien de M. Mahmoud Abas, dit Abou Mazen, devait être suivie de la publication de la « feuille de route » du Quartette (Nations unies, Union européenne, Etats-Unis, Russie), qui prévoit un Etat palestinien indépendant en 2005. Le soutien qu’affiche le président George W. Bush à cette relance des négociations israélo-palestiniennes tient aussi sans doute au souci d’atténuer, dans l’opinion arabe, le choc de la victoire américaine en Irak. D’autant que l’après-guerre s’y annonce plus difficile que la guerre. Après les pillages, le chaos persistant empêche le retour à une vie normale. Du nord au sud, les manifestations hostiles se multiplient — même le pèlerinage chiite à Kerbala s’est teinté d’antiaméricanisme. C’est dire que la mise en place du protectorat confié au général à la retraite Jay Garner sera délicate. Ce que confirment les expériences de la Bosnie et du Kosovo.

Malgré les manifestations hostiles au nouvel ordre américain, les Etats-Unis paraissent décidés à imposer un protectorat à l’Irak. Et, en dépit de l’exigence d’un recours aux Nations unies exprimée par l’immense majorité des Etats, y compris certains alliés actuels de Washington, le président George W. Bush entend confier les clés de Bagdad à une administration américaine habillée de collaborateurs locaux.

Pour autant, les néoconservateurs, qui influent de façon décisive sur la Maison Blanche depuis le début 2001, n’ont rien inventé. Privée des colonies qui firent les beaux jours des empires européens, l’Amérique n’a pas hésité, à la croisée des XIXe et XXe siècles, à gérer directement ces néocolonies que furent Cuba et les Philippines, puis Haïti, la République dominicaine, le Nicaragua, ou encore Panamá (lire « Du “destin manifeste” des Etats-Unis »).

A la fin de la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux recourront à nouveau au protectorat pour assurer la transition démocratique de l’Allemagne et du Japon. Washington rêvait aussi d’imposer cette humiliation à la France (lire « Quand les Américains voulaient gouverner la France »).

Le grand retour de l’idée de protectorat dans les années 1990 ne tient évidemment pas au hasard. Avec la victoire américaine dans la guerre froide se clôt aussi une époque où toutes les crises, nationales ou régionales, se résolvaient dans le cadre du bras de fer entre les Etats-Unis, véritable superpuissance, et l’Union soviétique, qui, à défaut des autres attributs d’un « Grand », conservait son pouvoir militaire.

Ces confrontations n’allaient pas sans « règlement à l’amiable » et partages d’influence dans le dos des peuples concernés. Mais ce monde bipolaire devait tenir compte de la forte pression des mouvements de libération sociale et nationale. D’où une consolidation relative des Etats et le maintien des conflits « sous contrôle », les grandes puissances ayant pour alliés des pouvoirs d’Etats (souvent dictatoriaux) orientés vers une logique de développement.

La disparition de l’Union soviétique et de son « bloc » achève le tournant libéral amorcé dans les années 1980. Sous la pression des institutions de la mondialisation et de l’Union européenne, l’Etat-providence est démantelé, tandis que marché et profit reprennent le dessus. La course aux privatisations et la rupture des logiques de distribution creusent les écarts sociaux et régionaux et multiplient les conflits sanglants. Certains Etats du tiers-monde s’effondrent, faute de l’aide que leur apportaient jusque-là soit Moscou et ses amis pour se les attacher, soit Washington et les siens pour contenir l’influence soviétique. Il est même des Etats qui « disparaissent » purement et simplement.

Quelle réponse est apportée à ces nouveaux défis ? Dans certains cas, comme en Somalie à la suite de l’éphémère et catastrophique intervention américaine d’octobre 1993, c’est l’indifférence qui domine après une aide médiatisée - le pouvoir de « nuisance » de ces conflits sur le reste du monde ou sur leur environnement régional étant réputé faible. Dans d’autres, d’importance secondaire pour Washington, le protectorat est confié à l’ONU, comme au Timor.

Se multiplient enfin les situations - Kosovo, Afghanistan, Irak - où, ayant fait triompher leurs solutions par la force des armes, les Etats-Unis entendent imposer un carcan garantissant que la « leçon » ne serait pas inutile, et dans lequel ils s’investissent à des degrés divers, en fonction des enjeux plus ou moins stratégiques. Au Kosovo, ils passeront la main dès que possible à l’Union européenne, tout en multipliant les bases de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) dans la région. En Afghanistan, ils délégueront la gestion quotidienne du pays — y compris le maintien de l’ordre à la Force internationale pour l’assistance à la sécurité (ISAF), dont l’OTAN vient de prendre la tête - en poursuivant le combat militaire contre Al-Qaida et ses alliés talibans. En Irak, en revanche, ils semblent décidés à garder toutes les rênes du pouvoir économique, politique et militaire.

La formule du protectorat recouvre donc des situations extrêmement diversifiées et évolutives, qu’il faut juger à partir de la question : qui contrôle quoi ? Elle n’échappe en tout cas pas à la « contradiction ouverte », soulignée par Noam Chomsky, « entre les règles de l’ordre international établi dans la Charte des Nations unies et les droits reconnus dans la Déclaration universelle des droits de l’homme [1] » : d’un côté, la souveraineté des Etats, qui interdit toute ingérence dans les affaires intérieures ; de l’autre, celle des peuples, qui exigerait au contraire de voler à leur secours, contre leur propre régime s’il le fallait. La géopolitique du chaos [2] des années 1990 a pourtant paru légitimer le « droit d’ingérence », très en vogue à une époque où les grandes puissances se virent reprocher non point leurs responsabilités dans ces « désordres », mais une « inaction » relevant de la non-assistance à peuple en danger.

Dans les milieux mobilisés contre les nettoyages ethniques, on soulignera par exemple que, contrairement à l’Irak en 1990-1991, « en Bosnie, il n’y avait pas de pétrole » à exploiter, mais des vies humaines et des valeurs à protéger. La révolte contre l’hypocrisie d’un interventionnisme sélectif et cynique se muera en demande - naïve ou non - d’une intervention militaire à motif « humanitaire ».

« Ce qui se dessine sous nos yeux dans le cadre de la globalisation marchande et financière, c’est un système de protectorats, de gouverneurs et de proconsuls. (...) Sur l’échiquier de la mondialisation, des petits pays risquent fort d’être réduits, sous couvert d’indépendance formelle, au rôle de simples pions du grand jeu géostratégique [3]. » Ce « temps des protecteurs », analysé par Daniel Bensaïd, piétine évidemment le principe de souveraineté des Etats comme celui du droit à l’autodétermination des peuples.

Gestion erratique de la crise yougoslave

Ouvrant la boîte de Pandore de la prolifération des mini-Etats, les guerres dites interethniques tendent à discréditer l’idée même du droit d’autodétermination, entendu dans un sens étroit (à chaque peuple, au sens ethnique, son Etat). En l’absence de rapports de forces permettant aux peuples de décider eux-mêmes de la forme politique la plus propice à la défense de leurs droits universels (sociaux, culturels, politiques), les grandes puissances s’arrogent le droit de déterminer qui peut former un Etat et sur quelles bases [4].

Pour ceux qui réclament cette forme d’assistance comme pour ceux qui s’en méfient, il importe donc de dresser le bilan de ces « protectorats » au cas par cas, en comparant le contenu des mandats, les conditions de leur élaboration, l’existence ou non d’un organisme de contrôle, etc. Seule une attitude critique, mais ouverte, permettra de ne tomber ni dans une indifférence criminelle (pensons au Rwanda) ni dans l’aveuglement envers un « impérialisme humanitaire », supposé « bénin [5] », dont les remèdes se révèlent pires que le mal. En dépit de points communs, l’Irak n’est pas l’Afghanistan, sans parler du Kosovo et, bien sûr, de la Bosnie.

Ces deux dernières expériences demandent un examen particulier. L’un et l’autre de ces semi-protectorats ont mis fin à des guerres et entamé la reconstruction, à partir de la mise en place d’institutions politiques et d’élections, depuis maintenant plusieurs années. Mais selon quelle dynamique ?

Les accords de Dayton en 1995 sur la Bosnie-Herzégovine et la résolution 1244 du Conseil de sécurité de l’ONU, en juin 1999, sur le Kosovo, bien que mettant fin à des guerres, n’ont pas remis en cause les logiques antagonistes en présence. Les quasi-protectorats ont donc chapeauté un tout incohérent. Et c’est pourquoi ces accords sont encore régulièrement contestés. D’autant que la présence et l’aide massive internationales n’ont pas tenu leurs promesses, qu’il s’agisse de protection des populations ou de développement économique.

Pour légitimer l’extension de l’OTAN, on en présente régulièrement l’« efficacité » protectrice comme une « évidence » qui la distinguerait des Nations unies. Cette illusion s’est nourrie du fait que la puissance atlantique a déployé son armada en Bosnie après la conclusion d’un réel cessez-le-feu, et alors que les casques bleus de l’ONU n’avaient, en plein conflit, qu’un mandat (aberrant) de « maintien de la paix », éventuellement pondéré d’un droit limité de « légitime défense ».

En pratique, les Etats-Unis se sont d’abord mis à l’écart de la gestion de la crise yougoslave, considérée comme stratégiquement secondaire, tout en conseillant et armant des troupes censées équilibrer les forces serbes : l’armée croate ou celle de Sarajevo ; l’Armée de libération du Kosovo (UCK) en 1999. Ils ont mis en avant l’OTAN comme force de frappe aérienne dans deux circonstances : comme « bras armé de l’ONU » en Bosnie avant l’accord de 1995 ; puis dans la guerre menée contre la Yougoslavie sans mandat de l’ONU, de mars à juin 1999.

L’OTAN ne s’est donc réellement déployée au sol, dans les zones de conflit balkaniques, qu’après la signature d’accords entre tous les protagonistes - y compris en Macédoine, après les accords d’Ohrid de 2001. Il s’agissait, au-delà, d’assurer l’extension de l’Alliance aux pays d’Europe de l’Est et des Balkans, avec des bases dans plusieurs d’entre eux, y compris des ports pour la flotte américaine. en cas de tensions violentes, Washington préférait s’appuyer sur d’autres effectifs au sol que les siens, voire s’en retirer : les soldats américains passaient alors le relais à des troupes locales ou européennes, les Etats-Unis déployant les leurs dans des régions du monde jugées plus décisives...

A donc prévalu une Realpolitik assez souple, s’adaptant aux circonstances. Ainsi, après quatre ans de guerre de nettoyages ethniques en Bosnie, le président William Clinton s’efforça d’exploiter l’échec des plans de paix de l’ONU et des négociateurs européens pour reprendre l’initiative diplomatique et remettre en avant l’OTAN, après la dissolution du pacte de Varsovie (en 1991). Le compromis recherché à Dayton [6] résultait de l’équilibre entre forces antagoniques sur le terrain, en s’appuyant sur les Etats forts de la région. À côté du président de la Bosnie-Herzégovine en guerre, M. Alija Izetbegovic, les Etats-Unis avaient convié les présidents respectifs des deux Etats voisins, M. Slobodan Milosevic parlant « au nom de tous les Serbes », et Franjo Tudjman « pour tous les Croates ».

Ce choix confirmait d’ailleurs l’importance des accords entre ces deux dirigeants dans le dépeçage ethnique de la Bosnie [7] et dans la vision que les grandes puissances avaient alors de la « stabilisation » régionale — autant de faits inconfortables pour l’actuel procès de La Haye [8]. Les dirigeants bosno-serbes Radovan Karadzic et Ratko Mladic, inculpés par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), furent alors mis à l’écart. La Republika Srpska, entérinée par les accords de Dayton, était pourtant leur oeuvre. Certes, on réaffirmait les objectifs d’un retour des réfugiés et d’une consolidation des institutions centrales du pays. Mais les chefs de guerre locaux conservaient le gros de leurs pouvoirs, y compris leurs armées.

Dayton n’eut donc ni vainqueurs ni vaincus. Ce fut un soulagement pour les populations puisque les accords arrêtaient les combats. Mais ils entérinaient tous les nettoyages ethniques et une simplification des enjeux territoriaux les plus conflictuels de la région : l’épuration par les forces serbes de l’enclave à majorité musulmane de Srebrenica, que ne défendirent ni les troupes internationales ni celles de Sarajevo ; le silence sur l’offensive menée au cours de l’été 1995 par l’armée croate contre les Serbes de la Krajina, sans grande protestation de Belgrade. Car, parallèlement, Dayton faisait le silence sur le Kosovo.

Ce silence produisit une radicalisation politique parmi les Albanais de la province. Depuis la répression du début de la décennie, ils boycottaient pacifiquement les institutions serbes, espérant la reconnaissance de leur « république » autoproclamée et présidée par M. Ibrahim Rugova. Un projet indépendantiste menacé par la consolidation, à Dayton, de la position internationale de M. Milosevic (et donc des frontières de la Serbie), entérinée par la suspension des sanctions et des accords de reconnaissance réciproque avec les Etats voisins. L’UCK s’efforça dès lors d’internationaliser le conflit par la violence. Et, en tentant d’éradiquer celle-ci par l’offensive de l’été 1998, M. Milosevic ne fit que la rendre de plus en plus populaire.

Mais, après avoir accepté l’éclatement de la Fédération, les grandes puissances ont cherché — jusqu’à ce jour — à contenir les séparatismes en Bosnie et au Kosovo, de crainte d’un embrasement généralisé affectant aussi la Macédoine. Ainsi, lors de la conférence de Rambouillet, au printemps 1999, elles avancèrent, pour le Kosovo, un plan d’autonomie que la partie serbe accepta - elle refusa, en revanche, le déploiement militaire au sol. Les Albanais, eux, rejetaient l’autonomie elle-même. La secrétaire d’Etat de M. Clinton, Mme Madeleine Albright, profita de cette impasse pour, en alliance avec l’UCK, imposer à l’Union européenne un cadre non pas onusien, mais atlantique... Le bombardement de Belgrade qui suivit visait à imposer le déploiement de l’OTAN au Kosovo [9]. Pour obtenir la signature albanaise, Washington promit vaguement de « prendre en compte », à terme, un référendum d’autodétermination.

Bien que représentant 80 % de la population du Kosovo, les Albanais furent exclus des négociations qui mirent fin à la guerre parce que la résolution 1244, signée par le président yougoslave, affirmait le respect des frontières de la République fédérale de Yougoslavie (RFY). En attendant, le mark devint la monnaie du Kosovo, dont la Mission des Nations unies (MINUK) prit provisoirement en main la gestion sous la protection de troupes de l’OTAN.

Un syndrome de dépendance

Accueillies comme libératrices par les Albanais, ces troupes permirent effectivement le retour rapide des centaines de milliers d’entre eux expulsés de la province par les forces serbes. Elles incarnaient l’espoir d’une indépendance future, dans le contexte d’une détérioration des rapports de la Serbie avec les grandes puissances et au prix d’une « démocratie par les bombes » radicalisant plus que jamais les antagonismes politiques, non seulement avec les Serbes, mais aussi avec tous ceux qui, Albanais ou non, étaient suspectés d’accepter le dialogue avec eux [10]. Inutile de dire que les 40 000 soldats placés sous le commandement de l’OTAN n’ont empêché ni la contre-épuration ethnique dont ont été victimes des dizaines de milliers de Serbes et de Tziganes, ni le début de guerre civile, mi-politique mi-maffieuse, entre Albanais. De même, en Bosnie-Herzégovine, on a camouflé l’échec d’une présence militaire censée ne durer qu’un an en transformant celle-ci, de Force d’application des accords (IFOR), en Force de stabilisation (SFOR).

La stratégie de « sortie de crise » visant au désengagement a amené, dans un cas comme dans l’autre, à déléguer aux forces locales (souvent les anciennes milices ultranationalistes reconverties en forces de police) la tâche de rétablir l’ordre dans les lieux conflictuels. C’est certainement la seule logique viable à terme, qui pourrait annoncer une sortie du protectorat et l’émergence d’un Etat de droit. A condition que les réalités socio-économiques locales encouragent l’espoir d’une stabilisation politique. il n’en est rien.

Huit ans après Dayton, les trois quarts de la population bosnienne vivent en dessous du seuil de pauvreté, et le chômage touche 40% des personnes en âge de travailler - plus de 60% au Kosovo. La criminalité et la corruption accompagnent la pauvreté, la précarité des institutions et la présence internationale. Un « syndrome de dépendance » s’installe partout, organiquement lié au protectorat lui-même. « Les organisations internationales (...) font partie du problème et non de la solution », estime l’économiste Zarko Papic [11]. Elles ont, ajoute-t-il, « intérêt à se maintenir et à se développer ». Parallèlement, les salaires du moindre chauffeur ou traducteur pour une organisation internationale détournent de l’emploi « normal »... quand il existe.

Mais l’échec est intrinsèquement lié à la logique néolibérale de cette présence, qui conduit à refuser d’« investir dans les sociétés étatiques, même si elles sont potentiellement rentables [12] ». Les accords de Dayton comme le projet de Rambouillet (mais aussi les accords d’association avec l’Union européenne et les « aides ») imposent des « économies de marché » associées aux privatisations... Ils organisent la destruction des protections sociales sans en apporter de nouvelles, sinon corruptrices. Le gouverneur de la Banque centrale, nommé par le Fonds monétaire international (FMI), encourage des taux d’intérêt exorbitants, empêchant toute modernisation. Car les investissements directs étrangers (IDE) sont supposés se substituer aux aides et aux financements publics.

Voilà qui est loin d’être confirmé, faute d’une clarification du statut même de l’Etat, censé décider et protéger la propriété... Ce problème, qui se pose dans l’ensemble de l’ex-Yougoslavie, est aggravé par l’instabilité d’une Bosnie proclamée « une », mais divisée en entités ethniques, ainsi que par l’absence de statut définitif du Kosovo : Belgrade se réclame de la résolution 1244 pour y bloquer les privatisations. Parallèlement, l’incertitude sur la restitution des biens des réfugiés et des personnes déplacées précarise le retour de près d’un million de personnes en Bosnie-Herzégovine [13].

Dans ce chaos, le repli sur les communautés peut apparaître encore comme la protection la plus crédible. Il consolide du même coup les votes « nationalistes » et les regroupements territoriaux. En Bosnie, c’est aussi une façon de répondre à l’arrogance de pouvoirs internationaux qui se comportent en occupants et de contester une « démocratie imposée » par un haut représentant [14] sélectionnant les « bons » candidats et démettant des élus. Contrairement à son prédécesseur, l’actuel titulaire de cette fonction, M. Patty Ashdown, semble, comme au début du protectorat, chercher à s’appuyer sur les partis nationalistes... Mais vouloir consolider une « citoyenneté universelle » - et non des identités ethnonationalistes - sur un territoire donné sans l’accompagner de protections physiques et sociales pour tous, quelle que soit la nationalité, conduit forcément à l’échec.

Du Kosovo au Timor

L’arrivée au pouvoir de M. Vojislav Kostunica a ravivé la crainte d’un séparatisme des Bosno-Serbes. Et la transformation de la Yougoslavie en Union de la Serbie et du Monténégro a relancé la question du statut du Kosovo. Jusqu’ici, Etats-Unis et Union européenne ont unanimement repoussé à plus tard le débat sur ce point [15]. Avant de se faire assassiner, en mars 2003, le premier ministre serbe, Zoran Djindjic, avait pris l’offensive : prenant acte de l’absence de protection des Serbes et du refus albanais de tout retour des forces serbes (pourtant prévu par la résolution 1244), il a préconisé un modèle chypriote, voire le partage ethnique du Kosovo. Une partie resterait en Serbie et l’autre deviendrait indépendante ou rejoindrait l’Albanie.

Alors que l’état d’urgence vient d’être décrété en Serbie, l’ancien chef de la guérilla UCK, Hashim Thaci, propose désormais, sous la pression internationale, un moratoire sur l’indépendance [16]. La nouvelle Armée nationale albanaise (AKSh), qui annonce une « offensive de printemps » pour l’« unification des terres albanaises », acceptera-t-elle un tel tournant ? M. Michael Steiner, l’actuel chef de la Minuk, vient d’annoncer le début d’un substantiel transfert de compétences vers les institutions du Kosovo. Mais, dans les « domaines réservés », ne va-t-on pas vers l’enlisement d’un protectorat sans fin et sans stabilité régionale ?

Le bilan, en Bosnie comme au Kosovo, n’apparaît donc pas, tant s’en faut, positif. Cela ne condamne toutefois pas toute forme de protectorat. A preuve le Timor-Oriental : après le génocide d’un tiers de sa population, puis l’occupation impitoyable que ce petit peuple avait subie (1975-1999), la protection de l’ONU lui a permis de réussir d’abord à s’arracher à l’emprise de l’Indonésie, de son armée et de ses milices, ensuite à décider par référendum de son indépendance, enfin à construire les bases de celle-ci. Le 20 mai 2002, après deux ans et demi de protectorat onusien, la République de Timor Lorosa’e voyait le jour, avec pour président, élu par 83 % des voix, le leader de la résistance, M. Xanana Gusmão [17]...

Sans doute la réussite relative de cette expérience tient-elle à ses caractéristiques spécifiques. Le protectorat instauré à Timor répondait à une forte exigence de l’opinion, sur le terrain comme à l’échelle internationale. Non seulement il ne cautionnait pas de fait les crimes commis par l’occupant indonésien, mais il les condamnait sans la moindre ambiguïté. Il était confié aux Nations unies et géré par elles. Il comportait une durée limitée, précédée par l’expression de la volonté populaire d’indépendance et conclue par des élections démocratiques. Il s’est réellement saisi des dossiers cruciaux pour mettre toutes les chances du côté des Timorais. Voilà une formule dont le peuple irakien serait certainement heureux de bénéficier...

P.-S.

© Le Monde Diplomatique, mai 2003, p. 1-18-19. URL : https://www.monde-diplomatique.fr/2003/05/SAMARY/10166

Notes

[1Noam Chomsky, « Bombing and human rights : behind the rhetoric », dans Ethical imperialism, The Spokesman 65, The Russell Press Ltd., Nottingham, 1999.

[2Lire Ignacio Ramonet, Géopolitique du chaos, Folio, Paris, 1999.

[3Daniel Bensaïd, Contes et légendes de la guerre éthique, Textuel, Paris, 1999.

[4Cf. Barbara Delcourt et Olivier Corte, Ex-Yougoslavie : droit international, politique et idéologies, Bruylant, Université de Bruxelles, 1998.

[5Mary Kaldor, « A Benign Imperialism », Prospect, Londres, avril 1999.

[6Cf. Ivo H. Daalder, Getting to Dayton. The Making of America’s Bosnia Policy, Brooking Institution Press, Washington, 2000.

[7Cf. Diane Masson, L’utilisation de la guerre dans la construction des systèmes politiques en Serbie et en Croatie, 1989-1995, et Marina Glamocak, La transition guerrière yougoslave, tous deux chez L’Harmattan, Paris, 2002. Pour une approche différente, cf. Diana Johnstone, Fool’s crusade, Pluto Press, Londres, 2002.

[8Cf. « L’histoire yougoslave jugée », et Xavier Bougarel, « Du bon usage du Tribunal pénal international », Le Monde diplomatique, avril 2002. Lire également Serge Halimi et Dominique Vidal, L’opinion, ça se travaille, Agone, Marseille, 2002.

[9Joël Hubrecht, dans Etablir les faits (éditions Esprit, Paris, 2001), omet ces faits-là.

[10Cf. Jean-Arnault Dérens, « Adieu au Kosovo multiethnique », Le Monde diplomatique, mars 2000.

[11Zarko Papic, dans Christophe Solioz et Svebor André Dizvarevic, La Bosnie-Herzégovine. Enjeux de la transition, L’Harmattan, 2003.

[12Cf. Dragoljub Stojanov, ibid.

[14Initialement rattaché à l’ONU, le haut représentant est, depuis le 15 mars 2002, tributaire de l’Union européenne. Il est doté de « pouvoirs coercitifs » directs à la fois sur les élus et sur les lois édictées.

[15Cf. International Crisis Group, Balkans Report, Londres, n°24, mars 2002.

[16Sur tous ces dossiers de la région, cf. Le Courrier des Balkans.

[17Lire Any Bourrier, « Naissance réussie d’un Etat au Timor », Le Monde diplomatique, juin 2002.

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