Avant la deuxième guerre mondiale, l’inflation prenait surtout la forme d’une émission excédentaire de monnaie fiduciaire. Elle correspondait à d’importants déficits budgétaires, que l’Etat couvrait en faisant marcher la planche à billets. Elle était donc habituellement liée à de brusques perturbations politiques : guerres, occupations étrangères, guerres civiles, réarmement accéléré, paiement de réparations de guerre, etc.
A l’époque du déclin du capitalisme (que d’aucuns appellent époque néocapitaliste, d’autres époque du capitalisme monopoliste d’Etat), le phénomène ne prend plus principalement la forme d’émission excédentaire de monnaie fiduciaire, mais bien celle d’un gonflement du crédit bancaire, c’est-à-dire d’inflation de monnaie scripturale. Ses origines ne résident plus seulement dans les déficits ou les dépenses improductives des pouvoirs publics. Elles se trouvent dans le fonctionnement même de l’économie : les efforts des monopoles en vue de s’assurer les liquidités nécessaires à la fois pour réaliser leurs projets d’investissements et pour permettre l’écoulement de leurs produits, pour « réaliser la plus-value ».
Il serait vain de vouloir imputer la responsabilité principale de l’inflation soit aux monopoles, soit à leur Etat, soit aux banques [1]. Il ne s’agit que de trois aspects différents d’une même réalité complexe, indissociablement liés les uns aux autres. Il est essentiel de comprendre que l’inflation est institutionnalisée à l’époque du déclin du capitalisme : sans inflation permanente, le système ne peut plus éviter une succession rapide de crises catastrophiques du type de celle de 1929-1932, c’est-à-dire ne peut plus survivre, même à court terme.
Par conséquent, la cause essentielle de l’inflation ne réside pas dans le gonflement des budgets militaires. Certes, les déficits budgétaires et l’importance prise par les dépenses d’armement constituent une source importante de l’inflation. Mais ils n’en sont ni la source unique ni même la source principale.
Pour s’en apercevoir, il suffit d’enregistrer le mouvement inflationniste dans des pays comme le Japon, où les dépenses militaires représentent une fraction beaucoup plus réduite du produit national brut qu’aux Etats-Unis ou en France. Il faut aussi constater la différence de l’évolution intervenue dans les rapports entre la dette publique et le P.N.B. d’une part, la dette privée et le P.N.B. d’autre part. Alors que le premier rapport s’est diminué de plus de moitié aux Etats-Unis depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le deuxième a plus que doublé.
Il ne serait pas excessif d’affirmer que vingt-cinq années de « prospérité néocapitaiiste » aux Etats-Unis (entrecoupées par six récessions) s’expliquent en bonne partie par un extraordinaire essor de l’endettement privé. En 1946, les charges des dettes privées s’élevèrent, pour le ménage américain moyen, à 6% de ses revenus mensuels courants ; en 1970, elles atteignent près d’un quart de ces mêmes revenus. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que cet emballement ne peut pas continuer à l’infini.
Aussi longtemps que les monnaies de papier n’étaient que des signes monétaires fondés sur les métaux précieux, l’automatisme du marché des changes et des mouvements d’or imposait des limites étroites au crédit. A partir du moment où les monnaies sont devenues « dirigées », les limites du crédit ne dépendent plus que de la politique des monopoles et de leurs gouvernements. La « révolution keynésienne » se réduit, pour l’essentiel, à cela : différer des crises économiques par trop explosives, les transformer en récessions plus « modérées » en ouvrant largement les vannes du crédit et de l’inflation.
Les limites internationales
Est-ce à dire que le capitalisme a découvert le secret d’éviter pour toujours de graves crises économiques, grâce à l’inflation ? Non, d’abord parce que l’inflation manque ses effets lorsque les charges des dettes finissent par réduire les dépenses courantes au lieu de les augmenter. Ensuite, parce que les « monnaies dirigées » se heurtent aux impératifs de la concurrence internationale, c’est-à-dire à la logique de la propriété privée.
Comme chaque gouvernement capitaliste applique la politique de crédit qui correspond le mieux aux intérêts de sa classe bourgeoise, comme cette politique est aussi un instrument de concurrence internationale, les taux d’inflation diffèrent d’une puissance impérialiste à l’autre. Du coup, les monnaies nationalement « dirigées » sont de moins en moins aptes à jouer le rôle de monnaie mondiale, de moyen d’échange et de paiement universellement acceptés.
Chaque fois qu’un pays connaît un taux d’inflation supérieur à celui de ses principaux concurrents, les lois du marché prennent leur revanche sur le « dirigisme », par l’intermédiaire du déficit de la balance des paiements, l’expansion du crédit doit être modérée. Ainsi, à l’époque du déclin du capitalisme, le cycle industriel classique s’imbrique dans un « cycle du crédit », dont la politique tristement célèbre du « stop-go » des gouvernements tory en Grande-Bretagne a été l’exemple typique.
Par ailleurs, le pays le plus puissant du monde capitaliste, dont la monnaie a été le fondement du système monétaire international, à savoir les Etats-Unis, se trouve confronté avec un dilemme insoluble. Ou bien l’effort de rétablir — et de maintenir — à tout prix la stabilité du dollar provoque périodiquement des crises économiques graves ; ou bien l’inflation permanente du dollar, principal instrument de la politique anticrise, aboutit fatalement à l’inconvertibilité de cette monnaie et à effondrement de l’étalon or-dollar (puis de l’étalon dollar).
Ce dilemme en est un également pour toute la bourgeoisie internationale. Elle désire de moins en moins se servir d’un dollar déprécié comme monnaie mondiale. Mais elle désire tout autant éviter une crise économique grave aux Etats-Unis. Le marché américain est aujourd’hui le secteur principal du marché mondial ; une telle crise aurait des répercussions désastreuses pour la conjoncture de tous les pays capitalistes.
Les racines profondes de l’inflation se dessinent mieux sur l’arrière-fond de ces dilemmes. Elles ne résident ni dans des erreurs techniques des gouvernements, ni dans l’avidité des banques, ni dans l’étroitesse de vues des monopoles. Elles résident dans les contradictions intrinsèques du système capitaliste arrivé à sa phase de déclin. Derrière l’inflation se profilent la chute tendancielle du taux moyen de profit, les difficultés de mise en voleur des énormes capitaux accumulés, les difficultés croissantes pour écouler les montagnes de marchandises que l’appareil industriel du monde occidental pourrait produire.
L’inflation elle-même finit en effet par aggraver les contradictions du système, qu’elle avait d’abord aidé à atténuer.
L’inflation a été de tout temps une technique préférée pour augmenter le taux de la plus-value, et donc le taux de profit, en camouflant une baisse ou une stagnation relative des salaires réels derrière la hausse des salaires nominaux. Keynes lui-même en chante les louanges pour cette raison-là. Mais, au fur et à mesure que les travailleurs s’habituent au processus inflationniste, ils ripostent par des revendications salariales de plus en plus élevées, et l’exigence de durées de contrats de plus en plus courtes. La hausse du taux de la plus-value s’arrête ; le taux de profit recommence à baisser.
L’inflation est censée stimuler les investissements. Il est certain qu’un crédit abondant et bon marché joue dans ce sens pendant toute une période ; la prévision de rembourser tout prêt dans une monnaie dépréciée agit dans le même sens. Mais, lorsque l’inflation s’emballe, elle commence à avoir l’effet opposé. Les prévisions en termes monétaires deviennent de plus en plus difficiles. Les projets d’investissements à long terme sont de plus en plus remplacés par des projets à court terme. La hausse du taux d’intérêt nominal est inévitable lorsque celui-ci se compose de la somme de l’ « intérêt réel » et du taux d’inflation annuel. La hausse du taux d’intérêt rencontrant la baisse du taux de profit finit également par décourager la croissance des investissements.
L’inflation est censée assurer le plein emploi des « facteurs ». Mais l’emballement du crédit favorise le surinvestissement et l’apparition de plus en plus généralisée de capacités de production excédentaires. Celles-ci découragent évidemment les investissements. Le niveau d’utilisation tant de la main-d’œuvre que de l’outillage productif se remet à baisser.
Comme l’inflation ne s’arrête pas à ce point mais est poursuivie de plus belle — c’est la fameuse « stagflation » ! — elle tend à aspirer vers la sphère de la circulation les « voleurs réelles ». Les terrains à bâtir, les œuvres d’art, l’or et les bijoux, connaissent des housses spectaculaires, de plus en plus spéculatives. Cette spéculation stérilise des capitaux, fait baisser davantage le niveau de l’emploi et se transforme à son tour en source secondaire d’inflation. Car il y a de nombreuses courroies de transmission qui transfèrent ces hausses de prix spéculatives sur les prix des « facteurs », notamment par le truchement de la hausse des prix des terrains, des logements, des bâtiments industriels, et de celle des loyers.