Cher Vincent Peillon,
Les débats politiques sont malheureusement peu nourris philosophiquement ces derniers temps. Á contre-courant de cette évolution, votre réponse à mes critiques concernant la philosophie politique de Maurice Merleau-Ponty contribue à donner davantage de consistance intellectuelle aux divergences à gauche.
Je prends donc seulement connaissance de votre réaction (« Sur Merleau-Ponty, réponse à Philippe Corcuff », 15 janvier 2009. [1] à l’article, « Actualité de la philosophie politique de Merleau-Ponty — Politique et raison critique, politique et histoire », publié en deux parties sur mon blog de Mediapart [2] après quelques jours d’absence.
« Injure » ?
Je regrette toutefois que vous ayez ressenti les quelques passages qui vous concernent dans mon texte comme relevant du registre de l’insulte. Je me situais plus conventionnellement dans un registre de débat critique rationnellement argumenté, accompagné de tonalités polémiques, qui m’apparaît tout à fait légitime dans les échanges intellectuels. D’ailleurs, mon article a été rédigé avec l’esprit de rigueur d’un article de type académique, sans mépris pour les auteurs mis en cause, et si je l’ai publié finalement sur Mediapart plutôt que dans une revue professionnelle, c’est à cause du constat que je fais au début de mon texte quant à une méconnaissance de la philosophie politique de Maurice Merleau-Ponty parmi un large public. Mediapart est susceptible de donner une accessibilité plus grande à des ressources intellectuelles qui m’apparaissent particulièrement heuristiques dans le brouillard intellectuel où se situent les gauches aujourd’hui.
L’expression d’« injure » — que vous répétez à six reprises pour qualifier mes propos — me semble alors beaucoup trop ample, car semblant englober toute critique un peu vive, et complètement désajustée par rapport à ma démarche. Si vous voulez avoir une idée de ce que peut être une acception plus juste, car plus restreinte et plus violente, de l’« injure », il vous suffit de taper mon nom sur Google, et vous trouverez une floraisons d’insultes, de propos calomnieux, de rumeurs malveillantes et d’informations erronées qui circulent sur moi dans les milieux dits de « la critique radicale des médias » (PLPL, Le Plan B, ACRIMED...), depuis plus de sept ans, simplement parce que j’ai émis quelques interrogations sur « la radicalité » de leurs analyses... Il m’a semblé aussi vous avoir entendu à la télévision et à la radio dans un style proche de « l’injure », ainsi entendue, au moment de l’élection controversée de Martine Aubry à la tête du Parti socialiste, et cela à l’égard de certains de vos camarades de parti. Mais il est vrai que si la tonalité polémique dans un débat a des avantages (permettre de mieux faire jaillir des contrastes entre des points de vue, inviter à déplacer le regard par rapport à des évidences installées ou aider à s’émanciper des convenances pesantes qui embourbent les discussions routinisées), elle révèle aussi des désavantages (notamment la simplification des positions de ceux que l’on critique et une réduction de la question de la vérité à un choix binaire). C’est donc une logique à manier avec précautions, qui si elle se présente comme exclusive ou même principale risque de devenir elle-même un frein à une pensée des complications.
Nos divergences principales portent sur deux plans :
- le jugement quant au degré d’incohérence ou de cohérence de vos analyses sur Merleau-Ponty entre votre ouvrage philosophique La Tradition de l’esprit — Itinéraire de Maurice Merleau-Ponty (1994) et un livre plus directement politique, Pierre Leroux et le socialisme républicain – Une tradition philosophique (2003) ; et
- la place de la lutte des classes et de l’anticapitalisme chez le « dernier » Merleau-Ponty.
Dans les deux cas, nos options respectives ne peuvent relever de certitudes absolues, mais plus modestement d’arguments rationnellement formulés, appuyés sur des indices prélevés dans des textes et/ou dans les contextes de production de ceux-ci. Ces arguments étant eux-mêmes associés à des positionnements et à des parcours politiques divers. La discussion entre nous peut alors faire bouger les lignes de départ, en permettant de lever des malentendus et de mieux clarifier des zones de désaccord et d’accord.
Le philosophe et le politique
Vous avez sans doute remarqué que je ne traite pas vos contributions de la même façon que celle d’Olivier Mongin de la revue Esprit. Si je relève dans un texte consacré par ce dernier à Merleau-Ponty un lecture tendanciellement aseptisée des réflexions menées dans Humanisme et terreur (1947), je repère chez vous une tension entre le propos finement philosophique de 1994 et celui de 2003, où vous vous laissez aller à des simplifications anti-marxistes. Je pointe ainsi un écart en le scalpel du premier et les lieux communs du second, en l’associant, en sociologue, à une tension tendancielle entre deux fonctions sociales (philosophe/professionnel de la politique). Et, comme je ne désespère pas de nouveaux rapports entre les ressources produites dans le cours d’un travail intellectuel professionnalisé et l’action politique, mais sans surtout rechercher une fusion qui éliminerait la nécessaire autonomie des deux dimensions, je fais l’hypothèse que :
« Cette schizophrénie du philosophe et du politique chez Peillon n’a pas grand-chose à voir avec la tension, indépassable mais productrice pour Merleau-Ponty, entre le philosophique et la politique. »
Lieux communs du second ouvrage ? Vos assertions simplificatrices de 2003 apparaissent souvent éloignées des précisions souvent utiles de votre réponse de 2009. Car vous avanciez en 2003 des affirmations, que vos développements de 2009 tendent à corriger, telles que :
« La première affirmation, qui est sans appel, c’est que le socialisme doctrinal, celui par rapport auquel la rupture opère, c’est le socialisme marxiste, socialisme qui a dominé le socialisme français, serait-ce dans un écart avéré, très représentatif de la SFIO, entre les discours et les actes, la théorie et la pratique. » (p.17)
« Dès lors, ce ne serait pas Pierre Mendès-France qui retrouverait et réactiverait un sens vrai et originaire du socialisme par-delà la parenthèse et la déviation marxiste. » (p.19)
« N’est-ce pas cette incapacité à articuler la question actuelle à la question permanente, l’incapacité à reconduire Pierre Mendès-France à la tradition, qu’il réactive et prolonge mais où il s’enracine, l’incapacité à trancher l’indécision, la tension, qui habite son analyse, qui explique aussi que Merleau-Ponty ne puisse élaborer ou expliciter plus avant ces fondements ? (...) Et cette incapacité à trancher ne risque-t-elle pas d’avoir pour conséquence une pratique politique incertaine ? » (p.20)
« Que le socialisme français ait pu être trahi par le marxisme, la thèse, à la vérité, n’est pas nouvelle. » (p.32)
Je m’inquiétais dans mon texte de la perte du sens tragique de la politique et de la lucidité quant à des tensions indépassables qui l’habitent, que l’on retrouve sous des formes déplacées dans Humanisme et terreur (1947) et Sens et non-sens (1948) jusqu’aux Aventures de la dialectique (1955) et Signes (1960). Car il ne me semble pas que l’importance légitimement accordée par le « dernier » Merleau-Ponty à la question de la démocratie s’effectuait dans une vision enchantée éliminant le tragique, les tensions et les ambiguïtés de l’histoire.
Je percevais aussi dans votre texte de 2003 une vision simpliste des évolutions de Merleau-Ponty quant au marxisme. En 2009, il semble que nous convergions davantage vers une approche plus nuancée, tant ce que vous écrivez rejoint sur de nombreux points ce que développe mon texte (en particulier les points 4 — « Les vicissitudes de l’histoire en train de se faire : marxisme, stalinisme, démocratie, anticapitalisme » — et 6 — « En quête d’une autre philosophie de l’histoire » de la deuxième partie). D’ailleurs, ne me définissant plus comme « marxiste » depuis le milieu des années 1980 (alors que j’étais encore membre du Parti socialiste et cela depuis 1977) grâce à la rencontre avec la sociologie de Pierre Bourdieu, la défense de l’identité marxiste ne me préoccupe guère, ce qui m’a souvent été reproché au sein des gauches radicales depuis les grèves de l’hiver 1995. Ainsi il n’y a pas de sens pour moi à vouloir continuer à identifier à tout prix le « dernier » Merleau-Ponty au marxisme. Il s’agissait plutôt d’explorer en quoi sa nouvelle position se reconnaissait mal tant dans un marxisme que dans un anti-marxisme, tout en posant des questions pour une part analogues à celles d’Humanisme et terreur. Une de mes notations résume bien cette perspective :
« on peut avancer que l’exigence de penser l’ambiguïté dans l’histoire et dans la politique ne concernait pas uniquement chez lui l’époque de l’après-guerre. Si des outils marxistes lui ont été utiles dans ce contexte, il a été conduit, par la suite, à les relocaliser (et non à les réfuter), du fait de leurs insuffisances et de leurs prétentions trop totalisantes. Il a dû alors puiser dans d’autres ressources (notamment la sociologie historique de Max Weber), en interaction avec les instruments marxistes, pour prolonger ses questionnements dans de nouveaux contextes. »
Si des convergences semblent donc s’établir entre nous, par-delà vos simplifications de 2003, sur la question compliquée des rapports de Merleau-Ponty à Marx et de leurs déplacements, vos formulations continuent toutefois à marquer des divergences politiques entre nos deux lectures. Ces divergences concernent, de manière liée, tant la double question lutte des classes/collaboration des classes que celle de l’anticapitalisme.
Merleau-Ponty, la lutte des classes et la collaboration des classes
Rappelons vos formulations de 2003 (je ne cite que ce qui concerne la lutte des classes) :
« (...) essayons de mieux saisir ce que peut signifier le socialisme en “un autre sens”. Il s’organise, d’après Merleau-Ponty, autour de deux idées : l’idée d’une collaboration des classes plutôt que d’une lutte des classes (...) » (p.19).
Or vous reconnaissez aujourd’hui que, chez le « dernier » Merleau-Ponty :
« Il y a une lutte des classes : mais ni dictature du prolétariat ni société sans classes. »
Il me semble cependant que vous continuez à sous-estimer l’écart entre votre formule de 2003 et celle de Merleau-Ponty en 1955 :
« Il y a une lutte des classes et il faut qu’il y en ait une, puisqu’il y a, et tant qu’il y a, des classes. » (Les Aventures de la dialectique, p.312)
Cette assertion interroge d’abord votre hypothèse quant à l’impossibilité d’une « société sans classes ». Ici Merleau-Ponty envisage implicitement qu’il puisse ne plus y avoir de classes sociales (« et tant qu’il y a ») ? Ce qu’il refuse dans Les aventures de la dialectique, c’est la perspective d’une société sans contradictions sociales et politiques, sans conflits, qui donnerait un arrêt définitif au cours dialectique de l’histoire humaine.
Par ailleurs, s’il y a lutte des classes, il faut bien que les antagonismes de classe s’expriment. Cela suppose de ne pas considérer que l’horizon politique de ce conflit social soit nécessairement « la collaboration des classes » (terme que je n’ai pas rencontré dans une acception positive dans mes lectures des textes politiques de Merleau-Ponty qui, sans être exhaustives, ont été assez approfondies), qui modèrerait par avance le choc des intérêts sociaux et des logiques politiques. Démocratie ne signifie pas chez Merleau-Ponty un lieu de consensus autour de « la collaboration des classes », mais un lieu politique d’expression pluraliste de la variété des affrontements sociaux et politiques, garantissant « un minimum d’opposition et de vérité » (ibid., p.313). Merleau-Ponty associe donc étroitement lutte des classes et démocratie politique (intégrant les acquis du libéralisme politique, comme je le souligne dans mon texte), en récusant le thème marxiste de « la dictature du prolétariat » (j’y reviendrai), mais pas démocratie politique et « collaboration des classes ». Pourtant vous continuez à écrire en 2009 :
« Il suppose bien, dans le régime parlementaire, la confrontation et la collaboration des classes, le respect de ses adversaires, le refus de ce que Merleau-Ponty nomme un monde à une seule entrée. »
Je suis pleinement d’accord avec un pluralisme politique indépassable, constituant une des conditions du refus d’« un monde à une seule entrée », mais pas avec son assimilation à « la collaboration des classes », associée dans une formule peu claire à leur « confrontation ».
Il peut y avoir des compromis entre classes sociales antagoniques au cours de l’histoire (par exemple, dans la période moderne, autour de la stabilisation de libertés ou d’institutions démocratiques ou de mesures sociales), mais cela ne passe pas nécessairement par une « collaboration des classes » qui encadrerait par avance leurs conflits, mais le plus souvent par l’établissement de rapports de forces dont le compromis constitue un des résultats possibles. Et est-ce que la vision consensualiste d’une « collaboration des classes » comme cadre de la confrontation sociale ne tend pas à aseptiser la démocratie en atténuant les contradictions et les conflits qui devraient la faire vivre indéfiniment, selon Merleau-Ponty, et cela contre certaines visions hégéliennes et marxistes d’une « fin de l’histoire » :
« Ce qui est donc caduc, ce n’est pas la dialectique, c’est la prétention de la terminer dans une fin de l’histoire » (Les aventures de la dialectique, p.285).
Cette aseptisation progressive de la démocratie, liée à une déconnexion des conflits sociaux, n’est-ce pas une des pentes qui a caractérisé la gauche officielle, dont vous être un représentant, depuis 1983 ? Et comment envisager la possibilité même d’une société non-capitaliste si on modère a priori la conflictualité dans le cadre de « la collaboration des classes » ? N’est-ce pas oublier que, selon Merleau-Ponty, il faut que :
« la liberté politique ne soit pas seulement et pas nécessairement une défense du capitalisme. » (ibid., p.314)
Et que :
« Une gauche non communiste (...) ne croit pas que les institutions capitalistes soient les seuls mécanismes d’exploitation, mais elle ne les juge pas plus naturels ni plus sacrés que la hache de pierre polie ou que la bicyclette. » (ibid.)
Le capitalisme, comme pour nombre de socialistes officiels, est-il devenu pour vous un mécanisme « naturel » et « sacré » ? On comprend mieux pourquoi le Parti socialiste tend parfois à se faire doubler rhétoriquement sur sa « gauche » par Nicolas Sarkozy face à la crise actuelle du capitalisme...
Merleau-Ponty, le marché et l’anticapitalisme
Et nous voilà confrontés au deuxième point qui continue à nous opposer : celui de l’anticapitalisme. Comme nombre de néolibéraux, et comme certains anti-libéraux (tels que mon ami Jean-Claude Michéa), vous tendez à confondre dans votre réponse de 2009 libéralisme politique (centré les libertés individuelles, les droits politiques, le pluralisme d’expression et la limitation réciproque des pouvoirs) et libéralisme économique (centré sur la régulation par le marché) :
« Nouveau libéralisme et non pas nouveau marxisme ou anticapitalisme. Cela signifie simplement, et c’est la différence avec Sartre, que la critique du capitalisme doit opérer de l’intérieur de l’économie de marché et non à partir d’un ailleurs qui n’existe pas (...) »
Or c’est le libéralisme politique que Merleau-Ponty a en tête dans Les aventures de la dialectique avec l’expression « nouveau libéralisme ». C’est alors plutôt une nouvelle alliance entre libéralisme politique, démocratie et anticapitalisme, en rupture avec le stalinisme et mettant à distance certains impensés marxistes, qui serait en germe dans ses formulations tâtonnantes.
Mais qu’est-ce que cette « économie de marché », qui autolimiterait la critique possible du capitalisme, qui se réduirait à n’en être qu’une composante « intérieure » ? La critique du capitalisme, telle que l’ont amorcée les courants socialistes du XIXe siècle (dont Marx) n’était-elle pas à la fois intérieure et extérieure au capitalisme (énoncée au sein du capitalisme, à partir de ses contradictions présentes, mais dans l’horizon dé-naturalisant de la possibilité d’une société non-capitaliste) ? L’« économie de marché » n’est-ce pas justement une forme idéologique du capitalisme, pour laquelle le marché est censé jouer un rôle régulateur principal, en décalage avec ses tendances oligopolistiques effectives. Est-ce que ce capitalisme ne deviendrait pas pour vous une nouvelle « fin de l’histoire », à la manière du Francis Fukuyama de l’après chute du Mur de Berlin en 1989 ?
C’est sur ce point que vous tendez à rejoindre « la deuxième gauche » d’Olivier Mongin et incarnée à la fin des années 1970 par la direction de la CFDT et par Michel Rocard. Car, si cette « deuxième gauche » a utilement nourri les gauches de questionnements quant au totalitarisme ou à l’enracinement d’une culture étatiste, elle a tendu à le faire en naturalisant progressivement le capitalisme, sous l’expression d’ « économie de marché », dans un lien supposé nécessaire avec le libéralisme politique et la démocratie, contribuant ainsi à désarmer intellectuellement la gauche face à la contre-révolution néolibérale des années 1980 (et, par ricochet, face à la crise en cours du capitalisme). C’est Michel Rocard, fraîchement passé du PSU au PS, qui a ouvert la voie dès octobre 1976, lors d’un colloque du magazine L’Expansion, face à des patrons français :
« (...) le système de régulation restera le marché (...) on ne biaise pas avec le marché, sa logique est globale (...) » (dans Les socialistes face aux patrons, Paris, Flammarion, 1977, p.182)
Ce qui est d’ailleurs associé par Michel Rocard à une perspective de collaboration des classes :
« Donner une nouvelle légitimité au pouvoir économique, fondée sur un consensus nouveau avec le monde du travail et le respect de priorités définies collectivement dans le cadre de la planification démocratique. » (ibid., p.192)
Le second axe, le thème de « la planification démocratique », héritage de la composante anticapitaliste de l’histoire de « la deuxième gauche » (tant dans le PSU que la CFDT), qui montre une certain ambivalence de Michel Rocard à l’époque, s’effacera peu à peu par la suite, en particulier dans la participation à la pratique technocratique du pouvoir après 1981. Pourtant une lutte des classes s’inscrivant dans un horizon anticapitaliste ne suppose pas nécessairement une suppression totale du marché, mais peut simplement viser une rupture avec la régulation « globale » par le marché, des mécanismes marchands pouvant continuer à jouer un rôle local et dépendant d’une logique démocratique. N’est-ce pas ce vers quoi tâtonnait Merleau-Ponty dans son soutien à Pierre Mendès France dans le texte de 1959 que vous citez :
« Déjà autrefois, dans le livre qu’il a signé avec Ardant, Mendès France refusait de s’en tenir au laisser-faire, il parlait de mettre en place, pour obtenir la régulation du marché, ce qu’il appelait des “mécanismes artificiels”. Au fond, ce sont ces mécanismes qu’il faut maintenant définir, décrire avec précision, et dont il faut assurer la direction démocratique. » (« L’avenir du socialisme », repris dans Parcours deux 1951-1961, Lagrasse, Verdier, 2000, p.244)
Et Merleau-Ponty indiquait déjà dans le passage du texte de novembre 1956 que vous citez également, qu’il s’agissait de « soumettre à une direction d’intérêt public les mécanismes de l’économie de marché » (« Sur la destalinisation », repris dans Signes, Paris, Gallimard, 1960, p.385). Régulation « globale » par le marché (maintien d’une « économie de marché » capitaliste) ou régulation publique et démocratique des « mécanismes de l’économie de marché » devenant alors dépendants et de portée locale (s’inscrivant dans l’exploration d’une société non-capitaliste démocratique n’ayant rien à voir avec la dictature stalinienne) ? Il me semble qu’à travers des distinctions sémantiques qui peuvent paraître un brin compliquées, d’ailleurs tâtonnantes chez Merleau-Ponty, en recherche ouverte, se jouent des divergences politiques fortes, qui sont devenue particulièrement cruciales avec la conversion sociale-libérale de la majorité des forces socialistes et sociales-démocrates européennes au cours des années 1980.
Car votre rapport à « l’économie de marché » en 2009, « de l’intérieur de » laquelle « la critique du capitalisme » devrait nécessairement « opérer », ne reconduit-il pas, à propos de la forme capitaliste, une prétention combattue par Merleau-Ponty dans certaines lectures du communisme (en particulier dans le thème de « la révolution permanente » chez Trotsky) :
« un régime qui, étant la contestation lui-même, n’ait plus besoin d’être contesté du dehors, et en somme n’ait plus de dehors. » (p.285)
L’« économie de marché », avant la généralisation de ce type de rapports socio-économiques, n’était-elle pas, selon votre formule, « un ailleurs qui n’existe pas » ? Et sur le plan des institutions politiques, la République vue depuis l’Ancien Régime n’était-ce pas aussi « un ailleurs qui n’existe pas » ? Á quel point en sont arrivés les socialistes officiels pour avancer de telles assertions conservatrices, naturalisant le capitalisme comme cadre indépassable des relations sociales ? Que vient faire Merleau-Ponty dans cette galère a-critique, alors qu’il offre des outils critiques dénaturalisant le capitalisme, comme le stalinisme, ce qui nous avait conduit en février 1995, avec quelques jeunes chercheurs en sciences sociales et en philosophie et quelques militants, à créer le club de réflexions sociales et politiques Maurice Merleau-Ponty, qui a joué un certain rôle intellectuel au cours des grèves de l’hiver 1995 (voir Julien Duval et al., Le « décembre » des intellectuels français, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1998) ?
Le débat continue...
Pour moi, comme dans le cas d’autres figures marquantes de mes trajets intellectuels et politiques (pour ne commencer qu’au XIXe siècle : Marx, Proudhon, Rosa Luxemburg, Jaurès, Durkheim, Weber, Simmel, Wittgenstein, Elias, Lévinas, Foucault, Bourdieu...), Merleau-Ponty ne constitue pas une icône à révérer, un ensemble de dogmes auxquels on « adhérerait » (au sens de coller à) en bloc, des réponses toutes prêtes face à nos incertitudes contemporaines, mais plutôt un stock de ressources intellectuelles et d’interrogations vives qui sont susceptibles d’alimenter notre actualité : défense paradoxale par sa localisation de la raison critique, vision de l’action politique comme pari raisonné affronté à l’incertitude d’une histoire marquée par la contingence, possibilité d’alliance entre certains acquis du libéralisme politique et l’anticapitalisme, maintien d’une relation critique et non exclusive au marxisme, rapport de l’intellectuel à l’engagement supposant tout à la fois distanciation et proximité avec les rugosités de la politique réelle (contre la vision sartrienne), etc.
Á partir d’une certaine lecture de ces ressources (sur une série de points nos lectures apparaissent divergentes), on peut suivre Merleau-Ponty, le mettre à distance ou le mettre en cause. Il n’y a pas de voie unique pour faire travailler intellectuellement et politiquement un auteur dans une conjoncture spécifique (cela ne passe nécessairement par l’affiliation à un « marxisme », à un « merleau-pontisme » ou à un « bourdieusisme »). J’indiquais ainsi dans mon article initial que si je le suivais dans sa défense, face au stalinisme, des acquis de la démocratie parlementaire, je le trouvais trop confiant quant aux potentialités démocratiques de ces institutions. Il me semble que la caractérisation actuelle par Jacques Rancière de nos régimes comme « États de droit oligarchiques » est plus lucide. Cela ouvre sur la possibilité de la mise en tension de mécanismes représentatifs (dont la composante oligarchique ne permet pas qu’ils puissent prétendre constituer le tout ou même le principal de l’idéal démocratique) avec des formes de démocratie directe et participative, élargissant leur portée démocratique et contrebalançant leurs tendances oligarchiques.
Vous insistez sur un autre problème par rapport auquel ce sont davantage les hésitations de Merleau-Ponty que ses choix circonstanciels qui peuvent nous apparaître opératoires aujourd’hui : celui de l’opposition entre « réformistes » et « révolutionnaires ». Je rappelais d’ailleurs que, dans Les aventures de la dialectique, Merleau-Ponty s’interrogeait sur sa pertinence : est-ce que « ces deux notions usuelles ne permettent plus de comprendre l’histoire d’aujourd’hui ? », demandait-il (p.189). Vous rappelez que, dans un texte de novembre 1956 (« Sur la déstalinisation », op. cit.), Merleau-Ponty récuse encore plus fermement cette opposition :
« L’alternative “réforme ou révolution” ne s’impose plus devant le problème nouveau qui émerge et que la révolution n’a pas résolu. » (p.385)
Vous notez aussi que, dans le même texte, Merleau-Ponty endosse positivement le costume du « réformisme ». Vous auriez du préciser davantage par quelles caractérisations, car elles sont intéressantes quant à ses tâtonnements circonstanciels :
« (...) une action qui soit en effet le dépassement de l’anarchie capitaliste sans être le commencement de la dictature du prolétariat. Cela s’appelle le réformisme. La vérité est que le réformisme n’est pas une vieille chose : il est seul à l’ordre du jour. » (p.384)
Il y aurait beaucoup à dire sur la notion de « dictature du prolétariat » : parle-t-on de sa vision démocratique chez Marx ? de sa pratique autoritaire chez les bolcheviks basculant vers une dictature sur le prolétariat ? du totalitarisme stalinien ? Autant de choses distinctes que tend à amalgamer l’expression de « dictature du prolétariat » chez Merleau-Ponty. Daniel Bensaïd indique qu’à l’époque de Marx, « dictature » avait un autre sens qu’aujourd’hui :
« Le mot “dictature”, au XIXe siècle, évoque encore la vertueuse institution romaine d’un pouvoir d’exception, dûment mandaté et limité dans le temps pour faire face à une situation d’urgence. » (dans « Politiques de Marx », dans Karl Marx et Friedrich Engels, Inventer l’inconnu — Textes et correspondance autour de la Commune, Paris, La Fabrique, 2008, p.49)
Il rappelle aussi que pour Engels l’exemple de « la dictature du prolétariat », c’était la forme démocratique et décentralisée de la Commune de Paris de 1871. Signalons aussi la version démocratique de « la dictature du prolétariat » défendue par Léon Blum au congrès de Tours de la SFIO de 1920 contre la version autoritaire du bolchevisme (voir mon texte « Léon Blum au congrès de Tours de 1920 – Actualité et inactualité d’une lucidité partielle », dans Philippe Corcuff et Alain Maillard, éds., Les socialismes français à l’épreuve du pouvoir (1830-1947) – Pour une critique mélancolique de la gauche, Paris, Textuel, 2006). Ainsi le terme de « dictature du prolétariat », dans son acception originelle, pointait notamment le problème de la réaction à la possible violence contre-révolutionnaire des classes dominantes, sans supposer le recours à des moyens en rupture avec une logique démocratique. Mais si l’usage qu’en faisait Merleau-Ponty se révèle imprécis et amalgamant, il reste que ce terme - même quand le mot de « dictature » ne caractérisait pas une des figures opposées à la démocratie - apparaissait impropre à problématiser les complications de la question démocratique, notamment du côté de la nécessaire limitation réciproque des pouvoirs et de l’indépassable exigence pluraliste. Merleau-Ponty avait donc raison, au final, de le rejeter.
Mais revenons au passage de novembre 1956 où Merleau-Ponty caractérisait positivement « le réformisme ». La première phrase laisse entendre que ce « réformisme » serait anticapitaliste, car appelant un « dépassement de l’anarchie capitaliste ». Dans ce cas, il se situerait à plus strictement parler dans la cadre d’un « réformisme révolutionnaire » comme celui de Jaurès, d’un austro-marxiste comme Otto Bauer ou d’André Gorz dans les années 1960. La deuxième phrase inscrit le soutien au « réformisme », incarné par la figure hautement estimable de Mendès France, dans une conjoncture politique (« à l’ordre du jour »), marquée par la nécessité de prendre ses distances vis-à-vis de l’hégémonie stalinienne sur la gauche française, et non comme un choix plus stable. C’est plutôt congruent avec sa vision de la politique comme pari raisonné dans des circonstances à chaque fois particulières.
Il y a toutefois des contradictions dans cette démarche. Tout d’abord peut-on nettement s’émanciper de l’opposition « réforme ou révolution » en se contentant de rejoindre un de ses deux pôles (« le réformisme ») ? Pourquoi n’y aurait-il qu’une « seule » question « à l’ordre du jour » ? Cela ne mutile-t-il pas la vision pluraliste et contradictoire de la réalité promue par Merleau-Ponty ? N’y a-t-il pas ici une tension entre un pluralisme attentif à la diversité des contradictions du réel et une lucidité quant à la logique binaire qui lui semble tendre à s’imposer dans la conjoncture politique (stalinisme ou réformisme ?) ? Cette lucidité ne contribue-t-elle pas à le rendre aveugle à une pluralité de possibilités plus latérales, qui s’épanouiront davantage en Mai 1968 et après : courants « réformistes révolutionnaires » (de Gorz au PSU et au CERES au sein du PS d’Epinay) et « révolutionnaires démocratiques » (libertaires, conseillistes, situationnistes, trotskystes, etc.) ? C’est sans doute moins en fournissant des réponses stabilisées qu’en alimentant nos questionnements, par la stabilisation de certains repères dans la vision même de notre rapport à la politique, que Merleau-Ponty apparaît, encore une fois, le plus précieux aujourd’hui.
Je vous remercie, cher Vincent Peillon, de m’avoir aidé par vos objections et vos critiques à clarifier un peu plus ma problématisation de la situation actuelle à partir de Merleau-Ponty. Cela appellera peut-être d’autres échanges dans d’autres lieux nous permettant d’éclaircir encore davantage nos zones de désaccord et d’accord. Et, pour en terminer provisoirement, je dois saluer également Mediapart qui se présente dorénavant comme un des lieux rares où de tels débats, au croisement de ressources intellectuelles et de préoccupations politiques, peuvent avoir lieu.
- « Sur Merleau-Ponty, réponse à Philippe Corcuff »
- Vincent Peillon, 15 janvier 2009, Mediapart.