Introduction
Je suis tout la fois sociologue et philosophe politique en France. Je suis par ailleurs engagé sur le terrain social et politique : membre du conseil scientifique de l’association altermondialiste (on dit plutôt « Anti-Globalization » aux États-Unis, je crois) ATTAC France, membre du Nouveau Parti Anticapitaliste initié en février dernier par Olivier Besancenot, co-fondateur des Universités Populaires alternatives de Lyon (où je travaille) et de Nîmes (où j’habite) dans le sillage de l’initiative de Michel Onfray à Caen. En vous parlant aujourd’hui de la « Renaissance de l’anticapitalisme en France », je vais principalement faire état de ressources théoriques en sociologie, en introduisant toutefois quelques éléments adjacents de philosophie politique et d’actualité politique française. La discussion pourra éclaircir ce qui aura été trop rapide.
Le mot même de « capitalisme » s’était progressivement effacé du vocabulaire tant universitaire que militant dans les années 1980 en France, dans un moment de recul de la critique sociale, alors que ce mot continuait à être utilisé dans le monde universitaire anglo-américain ou hispanique, par exemple. La première phase de renaissance d’une critique sociale, à la fois militante et intellectuelle, à partir des grandes grèves et manifestations de l’hiver 1995 en France n’a pas tellement recouru non plus au terme de « capitalisme », mais on lui préférait encore le mot « néolibéralisme » (au sens du libéralisme économique d’Adam Smith, mais dans sa variante renouvelée au carrefour des années 1970 et 1980 sous la houlette de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne et de Ronald Reagan aux États-Unis, en référence notamment à Friedrich Hayek). Un des moments importants de réintroduction de la notion de capitalisme dans le vocabulaire universitaire et plus largement militant en France est 1999, avec la sortie du livre Le nouvel esprit du capitalisme des sociologues Luc Boltanski et Ève Chiapello en 1999 (Paris, Gallimard).
Depuis plusieurs mois, et « la crise financière du capitalisme » en cours, mais aussi la prise de conscience publique des dérèglements climatiques générés par la course au profit, l’usage du mot « capitalisme » s’est fortement accéléré. Et la critique du capitalisme, et même la critique radicale du capitalisme, « l’anticapitalisme », a un écho public plus important. Un parti, le Nouveau Parti Anticapitaliste, a ainsi été récemment créé. Son principal porte-parole, Olivier Besancenot, est dans les sondages une des personnalités politiques françaises les plus « populaires ». Besancenot vient de la LCR (Ligue Communiste Révolutionnaire), parti d’inspiration trotskyste né en 1968, qui s’est alors auto-dissous en février pour constituer quelque chose de plus large, de plus pluraliste, de plus libertaire que sa matrice trotskyste initiale : le NPA. Signe des temps, en octobre dernier, Luc Boltanski (un des plus grands sociologues français vivants) a dialogué sur le web de la revue radicale ContreTemps avec Olivier Besancenot, pour montrer sa sympathie avec sa démarche (voir http://contretemps.eu/node/146).
Je vais essayer ici de faire état d’un certain renouvellement de la critique du capitalisme dans les sciences sociales et la philosophie en France depuis les années 1990. Je ne m’intéresserai principalement qu’à un plan théorique. Ce regain anticapitaliste s’exprime moins dans le domaine académique proprement dit que dans l’espace des revues dites « généralistes » ; espace autonome tout en ayant des interactions avec l’univers académique comme avec le champ politique et l’espace des mouvements sociaux. Ces revues alimentant intellectuellement les gauches radicales en France ont notamment pour noms : Actuel Marx (insérée quant à elle dans le monde académique), ContreTemps, Lignes, Mouvements, Multitudes, Revue Internationale des Livres et des Idées, Vacarme, Variations...
Mon propos aura trois temps principaux : 1) une certaine actualité de l’analyse marxienne du capitalisme par rapport à certains discours simplificateurs actuels ; 2) des éléments contemporains d’élargissement de la critique du capitalisme ; et 3) quelques débats en cours dans la galaxie anticapitaliste. En passant de la première partie à la troisième partie, on ira du plus simple au plus compliqué, et de rappels de choses connues pour certains à des éléments plus nouveaux.
I – Actualité de Marx (1818-1883) vis-à-vis de discours simplificateurs
De manière synthétique on peut dire que chez Marx le capitalisme, c’est : une dynamique d’accumulation du capital, alimentée par une logique de profit générée par l’exploitation du travail par le capital et basée sur la propriété privée des moyens de production, d’échange et de communication, développant la marchandisation du monde.
Cette caractérisation synthétique nous conduit à prendre de la distance par rapport à des simplifications qui traînent aujourd’hui sur le capitalisme, dans les milieux savants comme ordinaires, chez les « procapitalistes » comme chez certains anticapitalistes.
A – Un capitalisme intentionnel ?
Un certain recul de la culture marxiste en France à partir des années 1980 a favorisé les critiques sociales intentionnalistes. Qu’est-ce à dire ? C’est-à-dire des critiques mettant l’accent sur les intentions des dominants (par exemple, des capitalistes) dans le façonnement principal de la réalité socio-historique. Souvent cet intentionnalisme s’énonce le plus ordinairement avec des tonalités conspirationnistes (c’est-à-dire en termes de complots : ce seraient les intentions cachées et manipulatrices des dominants qui façonneraient principalement la réalité socio-historique). C’est quelque chose de présent, par exemple, dans une critique en vogue dans les milieux militants en France (mais peu présente dans les milieux académiques) : la critique des médias et des relations internationales proposée par le linguiste et militant radical américain Noam Chomsky [1]. Mais c’est quelque chose qu’on trouve aussi, à un autre bord politique, chez le Président de droite Nicolas Sarkozy, quand il fustige « les responsables » de ce qui serait « les excès du capitalisme financier ».
Or pour Marx le capitalisme relève de structures sociales, d’une logique structurelle qui contraint les consciences et les volontés, y compris chez les dominants, et pas l’inverse. Dans la préface à la 1e édition du livre 1 du Capital (1867), Marx explique ainsi :
« Mon point de vue, d’après lequel le développement de la formation économique de la société est assimilable à la marche de la nature et à son histoire, peut moins que tout autre rendre l’individu responsable de rapports dont il reste socialement la créature, quoiqu’il pusse faire pour s’en dégager. » [2]
C’est là qu’il faut intégrer la médiation de « l’idéologie » chez Marx. Ainsi dans L’idéologie allemande (1845-1846), Marx et Engels parlent, à propos des « idées dominantes » en tant qu’« idées de la classe dominante », de « l’illusion que cette classe nourrit à son propre sujet » [3]. Il y aurait donc des phénomènes d’auto-illusion idéologique, chez les dominants comme chez les dominés. Cet aspect a été renforcé avec la notion de « violence symbolique » dans la critique sociale « post-marxiste » de Pierre Bourdieu, car il ne s’agit pas, chez le sociologue, seulement d’« idées », mais de dispositions plus profondément enracinées dans les corps.
B – Une « moralisation » du capitalisme ?
« La moralisation du capitalisme », par rapport à ce qui aurait été des « excès » apparaît à la mode aujourd’hui dans les milieux politiques officiels : à droite avec Nicolas Sarkozy, à gauche avec les dirigeantes socialistes françaises Ségolène Royal ou Martine Aubry, et entre les deux avec le nouveau président américain Barack Obama [4]. Revenons sur un extrait plus large, que celui donné précédemment, de la préface à la 1e édition du livre 1 du Capital (1867) de Marx :
« Pour éviter des malentendus possibles, encore un mot. Je n’ai pas peint en rose le capitaliste et le propriétaire foncier. Mais il ne s’agit ici des personnes qu’autant qu’elles sont la personnification de catégories économiques, les supports d’intérêts et de rapports de classes déterminés. Mon point de vue, d’après lequel le développement de la formation économique de la société est assimilable à la marche de la nature et à son histoire, peut moins que tout autre rendre l’individu responsable de rapports dont il reste socialement la créature, quoiqu’il pusse faire pour s’en dégager. » [5]
Ainsi la dynamique d’accumulation du capital apparaît a-morale, ne se préoccupe pas des questions morales. Ce n’est donc pas la moralité de tel ou tel capitaliste qui est en jeu : on a affaire à une logique structurelle. De ce point de vue, il apparaît aussi difficile de bâtir un « capitalisme moral » que de bâtir une société non-capitaliste.
Après s’être arrêté sur une certaine actualité de la critique marxienne du capitalisme, on va passer en revue des tentatives d’élargissement de la critique du capitalisme, à partir de Marx, contre certaines tentations de Marx, au-delà de Marx.
II – Un élargissement contemporain de la critique du capitalisme
Les « marxistes » les plus traditionnels ont fréquemment et principalement analysé le capitalisme à travers la contradiction capital/travail, dans une lecture tendanciellement collectiviste et productiviste. Récemment l’analyse a été élargie à d’autres contradictions principales du capitalisme.
Mais comment d’abord caractériser la notion même de « contradiction du capitalisme » ? Je viserai ici un ensemble de contraintes structurelles associées à la dynamique capitaliste mais aussi de possibilités d’émancipation qu’il laisse ouvertes. Cette double dimension qui caractérise justement l’approche marxienne du capitalisme comme dynamique contradictoire. Ces contradictions du capitalisme pointent seulement des possibilités, nécessitant un travail de politisation pour devenir des logiques pleinement actives, pour s’actualiser (dans une logique analogue au couple acte/puissance chez Aristote : ce qui n’est qu’en puissance s’actualisant dans une action).
A – La contradiction capital/travail
La contradiction capital/travail — celle sur laquelle les marxistes se sont focalisés — alimente des inégalités de classes, qui continuent à structurer fortement la question sociale, à l’échelle nationale et mondiale. Comment définir cette contradiction capital/travail ? Le capital s’oppose au travail à travers un rapport d’exploitation, mais il développe le travail pour alimenter son processus d’accumulation, et donc il produit « ses propres fossoyeurs » potentiels, selon la formule de Marx et Engels dans le Manifeste communiste de 1848 [6].
B – La contradiction capital/nature
La contradiction capital/nature appelle l’intégration plus nette de la question écologiste. Marx en a à peine amorcé l’exploration dans le livre I du Capital (en lien avec l’exploitation du travail) :
« chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. » [7]
Marx n’apparaît-il pas ici comme un ancêtre du développement « durable » ? Mais appréhender cette question à partir de Marx suppose aussi de revenir de manière critique sur sa fascination pour le développement technologique et le productivisme industriel du XIXe siècle. Marx apparaît ici ambivalent avec une culture productiviste (c’est-à-dire renvoyant à logique de production pour la production) et des amorces antiproductivistes (de critique écologiste).
Les travaux de Jean-Marie Harribey (actuel co-président d’ATTAC France) et de Michael Löwy (membre de l’ex-LCR et aujourd’hui du NPA) [8] ont, entre autres, nourri la piste en France de la contradiction capital/nature, à partir de Marx, par-delà Marx, dans le sillage de ceux, pionniers, d’André Gorz [9]. La discussion critique avec la galaxie la plus dynamique de l’écologie politique radicale aujourd’hui en France ou au Québec, regroupée autour du thème de « la décroissance », contribue à l’approfondir.
Comment caractériser cette contradiction capital/nature ? La nature serait ainsi elle aussi exploitée dans la dynamique d’accumulation du capital. Or, dans l’épuisement des ressources naturelles comme dans les risques techno-scientifiques associés à la logique contemporaine du profit, le capitalisme mettrait en danger ses propres bases naturelles et humaines d’existence, comme d’ailleurs de toute société humaine.
Dans ce cadre d’analyse, la tentation (chez Nicolas Sarkozy ou Barack Obama, ou chez certains dirigeants des partis Verts européens, comme Daniel Cohn-Bendit) de proposer un « capitalisme vert » comme solution magique tout à la fois à la crise du capitalisme et aux dérèglements climatiques n’apparaît pas à la hauteur des enjeux.
C – La contradiction capital/individualité
Une contradiction capital/individualité travaillerait aussi le capitalisme, et encore davantage le néocapitalisme, en posant la question individualiste. Mes propres travaux en cours en sociologie portent sur cet aspect [10]. Marx a jeté des bases, trop méconnues, pour nous aider à énoncer cette contradiction. Par exemple, dans ses Manuscrits de 1844, il appuie explicitement sa mise en cause du capitalisme sur :
« chacun de ses rapports humains avec le monde, voir, entendre, sentir, goûter, toucher, penser, contempler, vouloir, agir, aimer, bref tous les actes de son individualité » [11]
On a là un Marx sensualiste, attentif à la réduction unidimensionnelle des sens et des capacités des humains par la logique marchande.
Et il précise :
« À la place de tous les sens physiques et intellectuels est apparue l’aliénation pure et simple des sens, le sens de l’avoir » [12]
Le capitalisme contribuerait, avec d’autres logiques socio-historiques, à nourrir l’individualisme contemporain. Stimulant d’un côté les désirs d’épanouissement personnel, il limiterait et tronquerait au final les individualités par la marchandisation. Il ferait naître des aspirations à la réalisation de soi et à la reconnaissance personnelle qu’il ne pourrait que très partiellement satisfaire dans le cadre commercial de sa dynamique de profit. Les désirs individuels frustrés et les individualités blessées deviendraient (comme les salariés dans la contradiction capital/travail) des « fossoyeurs » potentiels du capitalisme.
D – La contradiction capital/démocratie
La contradiction capital/démocratie n’a vraiment pris consistance que récemment, en amenant à inscrire davantage la question démocratique dans la critique du capitalisme, comme nous y invitent des analyses récentes en France, comme celles de Patrick Braibant [13] ou Thomas Coutrot [14] au sein de l’association altermondialiste ATTAC, de l’économiste et philosophe Marc Fleurbaey [15] ou de la sociologue belge Isabelle Ferreras [16] dans un beau travail sur les caissières de supermarché.
La phase actuelle de globalisation néolibérale fragiliserait particulièrement les quelques acquis de la démocratie représentative libérale, qui ont plus ou moins été associés au développement du capitalisme en Occident, et plus précisément aux luttes sociales et politiques qui l’ont caractérisé.
Cette fragilisation récente a plusieurs manifestations : déplacement des pouvoirs vers les firmes multinationales et des institutions technocratiques (FMI, Banque mondiale, OMC, Commission européenne, etc.) par rapport aux pouvoirs politiques des États-nations (relevant, dans les régimes représentatifs occidentaux, d’une logique démocratique relative), réduction du pluralisme d’expression avec la concentration des médias ou montée de logiques sécuritaires et « anti-terroristes » limitant les libertés individuelles et collectives.
Contradiction capital/travail et question sociale, contradiction capital/nature et question écologiste, contradiction capital/démocratie et question démocratique, contradiction capital/individualité et question individualiste : on a là des axes pour un anticapitalisme élargi par rapport aux « marxismes » classiques.
Notre troisième et dernière étape sera consacrée à des débats en cours dans la galaxie anticapitaliste.
III – Débats en cours dans la galaxie anticapitaliste
Parmi la diversité des débats en cours dans la galaxie anticapitaliste, je n’en retiendrai que deux : l’un opposant d’une certaine manière Antonio Negri et Pierre Bourdieu, l’autre autour des apports des sociologies compréhensives et pragmatiques, sollicitant aussi Michel Foucault.
A – Empire ou formation sociale composite ? Bourdieu contre Negri
Un best-seller altermondialiste a été écrit par l’universitaire américain Michael Hardt et du philosophe italien Antonio Negri : Empire [17]. L’empire serait la forme suprême de la domination internationalisée du capitalisme, distincte des impérialismes antérieurs. Les États-nations, même le plus puissant d’entre eux (les États-Unis), n’auraient plus la primauté. L’empire se déploierait dans une logique incessante de mobilité à l’intérieur de réseaux. L’empire, ce serait un « pouvoir absolu » p. 67), qui n’aurait « plus d’extérieur » (p. 235). C’est un peu la Matrix de la série de films d’Andy et Larry Wachowski (1999, 2002 et 2003). On aurait donc un forme de « marxisme » hyper-systémique et hyper-fonctionnaliste (pour penser « l’Empire », le système des systèmes qui intègrerait tout) [18].
Dans une critique sociale plus nettement « post-marxiste », Pierre Bourdieu [17] ne se focalise plus sur l’exploitation économique comme l’axe principal, encore moins au sein d’un « empire » hyper-homogène. On aurait plutôt une variété de mécanismes de capitalisation (capital économique, mais aussi capital culturel, capital politique, etc.) au sein de différents champs sociaux autonomes, avec des formes transversales de domination, comme la domination masculine ; ces différents éléments s’imbriquant de manière complexe dans une formation sociale composite comme la société française ou la société américaine.
Toutes les dominations n’auraient pas le même poids dans une formation sociale, et Bourdieu a souvent rappelé l’importance actuelle du champ économique. Mais la notion d’autonomie indique que ce qui se passe dans le champ politique (ou dans le champ religieux) n’est pas nécessairement, même « en dernière instance », commandé par ce qui se passe dans le champ économique, ou que la domination culturelle (ou la domination masculine, le racisme ou l’homophobie) ne dépend pas nécessairement, même « en dernière instance », de l’exploitation économique.
Ainsi la domination du capital économique sur le travail et le mouvement d’expansion de la marchandise qui lui est associé constitueraient bien un des axes principaux de nos sociétés contemporaines. Mais cet axe ne posséderait pas la clé d’avenir des autres aspects, même les plus « secondaires ». Ce qui laisse la place à des contradictions entre les différents ordres dominants au sein des formations sociales composites comme les nôtres, à la différence de chez Negri.
B – La critique sociale en voie de reformulation
La sociologie française a été marquée par le développement des démarches compréhensives et pragmatiques à partir des années 1980 [19]. Démarches compréhensives ? C’est-à-dire dans le sillage de Max Weber, une prise en compte de la signification que les acteurs donnent à leurs activités dans la dynamique des relations sociales. Démarches pragmatiques ? C’est-à-dire insistant sur les compétences des acteurs dans des logiques d’action s’affrontant à une incertitude relative.
Ces approches ont permis de se déplacer par rapport à des tendances qu’on pourrait qualifier de « domino-centrées » [20] dans la sociologie de Pierre Bourdieu (c’est-à-dire se focalisation tendanciellement exclusive sur la notion de domination), et d’être alors plus attentif aux production symboliques et aux capacités des acteurs, y compris les plus dominés. Mais dans le même temps, ces démarches compréhensives et pragmatiques avaient tendance à oublier la critique des inégalités et des rapports de domination.
Aujourd’hui se pose la question (c’est un des nœuds actuels du travail de Luc Boltanski, ou d’Isabelle Ferreras, ou de mon propre travail en cours sur l’individualisme contemporain) de la formulation d’une critique compréhensive ou compréhension critique, c’est-à-dire appréhendant les inégalités de ressources entre acteurs et les contraintes structurelles pesant sur eux, tout en abandonnant l’hypothèse trop lourde d’une domination ou d’une aliénation totales (qui était par exemple celle de « la théorie critique » allemande des années 1930-1960 de Theodor Adorno et Max Horkheimer).
Je prendrai l’exemple de mon travail autour de la question de l’individualité dans nos sociétés individualistes. Ainsi la notion critique de contradiction capital/individualité identifierait un ensemble de contraintes associées à la logique capitaliste mais aussi de possibilités d’émancipation qu’il laisse ouvertes, en fonction d‘une action de politisation.
Cette notion relève ainsi d’une globalisation critique, avec une part d’extériorité, car les notions mêmes de « capitalisme » et de « contradiction du capitalisme » pointent des contraintes pesant sur les acteurs mais débordant leur conscience en situation. Mais elle intègre aussi les capacités des personnes à générer ce que j’appelle des imaginaires utopiques, c’est-à-dire activant la possibilité d’un ailleurs par rapport aux logiques sociales existantes. C’est quelque chose que j’ai pu commencer à traiter empiriquement dans une enquête sur la réception en France de la série télévisée américaine, Ally McBeal [21].
Revenir sur certains aspects de l’œuvre de Michel Foucault peut aussi nous fournir des pistes supplémentaires dans cette direction. On oppose souvent au moins « deux Foucault » (parfois plus) : un Foucault critique de normes sociales oppressives (d’Histoire de la folie à l’âge classique de 1961 à Surveiller et punir de 1975) et un Foucault philosophe d’une « subjectivation » plus autonome et inventive (notamment dans Le souci de soi de 1984). Certains établissent un mur entre les deux, d’autres font complètement dépendre le 2e Foucault du 1er : la subjectivation devenant le jouet des normes sociales.
Des suggestions du philosophe Mathieu Potte-Bonneville nous ont orienté sur une autre piste [22]. On trouve ainsi une 3e piste plus stimulante dans une formule de Foucault extraite du Souci de soi : il parle d’« une réponse originale sous la forme d’une nouvelle stylistique de l’existence » face à des contraintes sociales [23]. Or, la « réponse à » n’est pas la seule « détermination par », sans pour autant abolir la contrainte sociale. Dans cette perspective, la subjectivation serait dépendante des normes dominantes, tout en autorisant un espace d’autonomisation. La subjectivation serait une « réponse aux » normes et aux contraintes sociales. On peut ainsi concevoir des contraintes sociales, intériorisées par les personnes et extérieures à elles, auxquelles peut « répondre » une autonomisation subjective. On émanciperait ainsi la pensée des contraintes sociales du seul langage déterministe des « déterminations sociales » (très fort, par exemple, chez Bourdieu), en la connectant à la prise en compte de formes subjectives d’autonomisation. C’est une piste qui peut se révéler heuristique.
Conclusion-ouverture
J’ai traité principalement ici la question de l’anticapitalisme sous l’angle de la théorie sociologique. Cela appellerait toutefois un deuxième volet de philosophie politique. Je signalerai quelques axes rapides sans développer :
- Une part importante de la galaxie anticapitaliste et altermondialiste est à la recherche d’une association entre radicalité anticapitaliste et vigilance anti-totalitaire. Cela va à l’encontre d’une nostalgie aux tonalités « néo-staliniennes » de la Chine maoïste qu’incarne aujourd’hui le philosophe Alain Badiou [24]. Badiou, dont on me dit qu’il serait un peu en vogue aujourd’hui dans les milieux intellectuels américains...
- Dans un drôle de chassé-croisé France/Amérique, le pragmatisme philosophique de l’Américain John Dewey, notamment sa conception expérimentale de la démocratie, est une pensée (re-)découverte en France (et récemment traduite) ; cela touche même des milieux militants (sort ainsi au printemps un livre de Philippe Pignarre inspiré de Dewey intitulé : Être anticapitaliste aujourd’hui - Comprendre le NPA, Paris, La Découverte). Or, si on observe les librairies de New York, il semble que Dewey soit beaucoup moins en vogue aux États-Unis que Badiou...
- Un auteur, au carrefour du judaïsme et de la philosophie phénoménologique, Emmanuel Lévinas, souvent inscrit dans le registre académique de « la philosophie morale », commence à être discuté en philosophie politique ; sa mise en tension entre la singularité du visage d’autrui et les institutions collectives est même sollicitée pour penser une démarche alternative au capitalisme ; en ce sens, je fais pour ma part de Lévinas une des sources importantes de l’hypothèse, au sein d’une philosophie politique anticapitaliste, empruntant conjointement aux traditions de la justice sociale et de l’anarchisme, d’une social-démocratie libertaire [25].
- Enfin, un penseur anarchiste français du XIXe siècle fait son retour dans les débats : Pierre-Joseph Proudhon [26], en particulier sa critique longtemps méconnue de la dialectique de Hegel.
Mais je vais m’arrêter là, pour laisser place aux questions et au débat.