Écrire sur le décès d’un ami, c’est comme revenir sur ses pas et refaire une partie du chemin parcouru ensemble.
Jos Geudens avait choisi une voie difficile : celle de la révolution en Belgique, ce petit pays fabriqué par les grandes puissances au début du 19e siècle. Elles ont rassemblé de bric et de broc deux peuples : les Flamands et les Wallons pour réaliser un État faible, tampon entre la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Jos a fait ce choix au Nord du pays, et moi au Sud. Jos était un Anversois débordant d’énergie. Pour lui, la défense des opprimés, de l’Humanité et la solidarité constituait une préoccupation constante. Mettre cela en pratique était son pain quotidien.
Nous nous sommes connus au cours des années 1970 en contribuant à la construction et au renforcement d’une organisation dont le nom à lui seul exprimait notre option commune : la Ligue Révolutionnaire des Travailleurs (LRT) [1], section belge de la Quatrième Internationale. Au début des années 1980, la LRT (RAL en flamand) a pris le nom de POS (Parti Ouvrier Socialiste – SAP en flamand) pour devenir en 2008 la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) tandis que les camarades flamands conservaient l’appellation SAP. Jos est resté membre de l’organisation jusqu’à son décès.
Après quelques années, Jos et moi nous sommes retrouvés dans la Commission Enseignement de la LRT. La Commission rassemblait principalement des syndicalistes révolutionnaires affiliés au syndicat socialiste FGTB (Fédération Générale des Travailleurs de Belgique) au sein de la CGSP (Centrale Générale des Services Publics). La CGSP constituait alors un syndicat national regroupant 50 000 affiliés et ce, jusqu’aux années 1980, quand ce syndicat a été scindé en deux parties suivant une division communautaire entre les Flamands, d’un côté, et les francophones, de l’autre. Jos faisait partie de la Régionale d’Anvers, la régionale flamande la plus radicale, et moi de celle de Liège, la régionale wallonne la plus à gauche. Nos deux régionales comptaient chacune environ 5 000 membres et avaient une véritable vie démocratique : des assemblées générales très régulières décidaient des orientations à prendre et élisaient la direction régionale et les délégations aux instances nationales de décision. Nous avions contribué à mettre en place ce que nous appelions l’axe A - B – LC – Lg, c’est-à-dire, une alliance politique entre les régionales d’Anvers, de Bruxelles, du Centre (La Louvière) et de Liège. Nous avions aussi des relais dans la province du Limbourg. Quand les délégués de ces régionales se mettaient d’accord sur une même position combative, ils arrivaient à entraîner tout le syndicat derrière eux car l’addition des affiliés de ces régionales constituait une majorité qui pouvait emporter la décision d’une grève au niveau du secteur de l’enseignement ou l’adoption d’une position politique de fond à faire ensuite partager dans l’ensemble du syndicat FGTB qui comptait plus d’un million d’affiliés. Jos jouait un rôle actif au comité de la Régionale d’Anvers.
Autres points de rencontre concernant l’enseignement : Jos était mû par la volonté de développer une pédagogie émancipatrice pour les opprimés, en l’occurrence les jeunes scolarisés d’origine populaire et/ou étrangère.
Jos a aussi participé à fond au combat des travailleurs communaux (on disait « les communaux ») d’Anvers et de Liège quand ces deux villes, en particulier Liège, lourdement endettées dans les années 1980, ont été soumises à des mesures drastiques d’austérité : réduction des salaires, licenciements massifs, réduction des investissements, privatisation des services... Pendant les grèves des « communaux » liégeois, notamment celle qui a duré d’avril à juillet 1983, Jos avait emmené ses collègues anversois à Liège pour exprimer leur solidarité : il avait pris la parole lors d’une assemblée d’un millier de grévistes.
Jos était aussi un internationaliste convaincu. Là aussi, nous nous sommes constamment retrouvés : actions de solidarité avec les travailleurs polonais en 1980-1983, avec les mineurs britanniques en 1984-1985, organisation de brigades de solidarité au Nicaragua sandiniste entre 1985 et 1990, actions de solidarité à l’égard des internationalistes de Tuzla et de Sarajevo pendant la guerre de Yougoslavie dans la première moitié des années 1990, sans oublier la solidarité avec la lutte du peuple palestinien... Ces actions ont été menées dans le cadre de l’ONG Socialisme Sans Frontières et d’un regroupement de syndicalistes de la FGTB qui s’appelait « FGTBistes pour le Nicaragua ».
Non contents de lutter contre les politiques d’austérité appliquées en Belgique sous le prétexte de rembourser la dette, nous avons créé ensemble le Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) le 15 mars 1990 [2] en compagnie de camarades flamands comme Paul Verbrake (décédé), Anke Hintjens, Chris Den Hond et, du côté francophone, de Denise Comanne [3] et de bien d’autres. Il est frappant de constater que 20 ans plus tard, la dette publique au Nord est revenue sur le devant de la scène.
À la mort d’Ernest Mandel, un des principaux dirigeants de la Quatrième Internationale, nous avons participé activement à la création de la Fondation Ernest Mandel dont Jos est devenu permanent pendant quelques années.
Au cours de ces années 1990, Jos a renforcé son engagement dans la lutte antiraciste face à la montée en Flandres du Vlaams Blok, parti d’extrême droite fascisant. Le soutien aux enfants de sans papiers, menacés d’être exclus du droit d’aller à l’école, a demandé de plus en plus d’énergie à Jos.
Finalement, lorsqu’il a atteint l’âge de la retraite, Jos est allé s’installer au Kenya, le pays de son épouse. C’est là que nous nous sommes retrouvés en janvier 2007, lors du Forum social mondial tenu à Nairobi. Jos a aidé la délégation du CADTM composée d’une vingtaine de membres venus de Côte d’Ivoire, du Congo Brazzaville, de la République démocratique du Congo, du Pakistan, du Japon, de Tunisie, d’Inde, du Sénégal, du Mali, du Niger, de France et de Belgique. Lors de son passage en Belgique, trois semaines avant son décès, Jos avait encore demandé une vingtaine de livres du CADTM en anglais qu’il a remis à des organisations kenyanes parmi lesquelles Kengo et le People’s Parliament. Bien qu’installé en Afrique, Jos se tenait systématiquement au courant de la politique en Belgique.
Avec le décès de Jos, c’est une partie de nous qui s’en va. Je suis certain de ne pas être le seul à vivre intensément sa disparition prématurée. Nous gardons le souvenir de son engagement obstiné, sérieux, mais aussi de ses éclats de rire homériques ainsi que de la grande chaleur humaine qu’il dégageait.