La subjectivité individuelle a souvent été tenue à l’écart dans la gauche et le mouvement ouvrier du XXe, au nom d’exigences collectives, en tout cas dans les composantes marquées par les visions « marxistes » (à distinguer de Marx lui-même). Le pôle anarchiste, davantage marginalisé, apparaît toutefois comme un de ceux qui a nagé à contre-courant sur ce plan. Aujourd’hui avec le développement d’un individualisme contemporain ambivalent, ouvrant de nouvelles marges de manœuvre à l’action individuelle mais affaiblissant aussi les liens sociaux antérieurement stabilisés et débordant parfois d’excès narcissiques [1], les problèmes se posent différemment. Un autre traitement de l’individualité, plus libertaire mais en lien avec les exigences collectives de justice sociale, pourrait alors devenir un des enjeux importants de la galaxie altermondialiste émergente.
La galaxie altermondialiste comme creuset de potentialités émancipatrices
L’altermondialisme, dans ses tâtonnements initiaux [2] et dans sa grande hétérogénéité, ne renvoie pour l’instant qu’à des potentialités. C’est pourquoi il vaut mieux parler prudemment de galaxie altermondialiste.
Je pars de l’hypothèse que cette galaxie est susceptible de devenir le creuset d’une nouvelle politique d’émancipation pour le XXIe siècle, redonnant un avenir à une gauche à la fois radicale et pragmatique.Elle contiendrait ainsi en germe des potentialités, mais comme toute possibilité historique cela n’aurait rien de nécessaire. Cette possibilité s’appuie sur l’épuisement relatif des deux grands mouvements émancipateurs modernes : 1e) le mouvement républicain qui a émergé au XVIIIe siècle, en posant la question républicaine-démocratique, et 2e) le mouvement socialiste (dans ses variantes sociales-démocrates, communistes, etc.) qui a pris forme au XIXe siècle en posant la question sociale. Ainsi des tonalités post-républicaine et post-socialiste perceraient dans l’altermondialisme, qui continuerait toutefois à puiser des ressources républicaines-démocratiques et socialistes.
Mais les ressources issues de ces deux traditions commenceraient à être passées au crible de la critique (notamment libertaire pour la question républicaine-démocratique), tout en innovant face aux défis renouvelés du temps. On peut retenir, de manière non exclusive, au moins sept de ces principaux défis renouvelés [3] :
- la question mondiale : face à la globalisation capitaliste le cadre mondial deviendrait plus opératoire pour les combats émancipateurs, sans éliminer pour autant les niveaux locaux et nationaux ;
- la question féministe : l’émancipation féministe, composante altermondialiste avec la Marche mondiale des femmes, sortirait progressivement du périphérique dans lequel ont tendu à la cantonner républicains et socialistes ;
- la question écologiste : elle obligerait à se déplacer par rapport à la vision non-critique du « Progrès » ayant dominé les thématiques républicaines et socialistes ;
- la question expérimentale : avec la faillite des mythologies du « Grand Soir », l’expérimentation ici et maintenant de nouvelles formes de vie et de travail (démocratie participative, squats autogérés, économie solidaire, agriculture alternative, etc.) commencerait à prendre une nouvelle importance ;
- la question de la pluralité : une partie des altermondialistes préfèrent le vocabulaire des convergences et de la coordination à celui de « l’unité » et de « l’unification » cher aux républicains et aux socialistes, en s’efforçant de créer des espaces communs sans écraser la diversité ;
- la question culturelle : la double perspective de la reconnaissance des identités opprimées et de l’émergence de métissages culturels dans un cadre non hiérarchisé pourrait être une réponse altermondialiste au couple globalisation marchande/renaissance d’identités fermées sur elles-mêmes [4] ;
- et la question individualiste, sur laquelle je vais m’arrêter avec mes outils de sociologue.
Une critique individualiste du néocapitalisme ?
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Il peut paraître paradoxal de parler positivement d’individualisme, alors que la contre-révolution néolibérale utilise abondamment le thème de l’individu contre les solidarités collectives et les acquis de l’État social (individualisation des salaires, flexibilité, mobilité, etc.). Certains altermondialistes mettent alors un signe d’égalité entre individualisme et néolibéralisme. Cette tentation récente rejoint une tendance plus ancienne : la lecture « collectiviste » de Marx qui s’est routinisée chez nombre de « marxistes ». Ces deux penchants confondent deux figures de l’individualité : une individualité marchande et une individualité sociale, assumant le fait que chaque singularité individuelle est fabriquée à partir de relations sociales diversifiées ; la critique de la première pouvant s’adosser à la seconde.
Or Marx a justement posé les prémisses d’une telle critique individualiste du capitalisme. Par exemple, dans un texte de jeunesse comme les Manuscrits de 1844 [6], il appuie explicitement sa mise en cause du capitalisme sur : « Chacun de ses rapports humains avec le monde, voir, entendre, sentir, goûter, toucher, penser, contempler, vouloir, agir, aimer, bref tous les actes de son individualité » (pp.82-83). Et d’ajouter : « À la place de tous les sens physiques et intellectuels est apparue l’aliénation pure et simple des sens, le sens de l’avoir » (p.83). On trouve également dans un texte tardif comme le livre 1 du Capital (1867) [7] des inflexions individualistes telles que : « Dans la manufacture, l’enrichissement du travailleur collectif, et par la suite du capital, en forces productives sociales a pour condition l’appauvrissement du travailleur en forces productives individuelles » (p.905).
Marx n’aurait donc pas abordé le capitalisme seulement à travers la contradiction capital/travail, structurant tendanciellement une série d’inégalités et de rapports de subordination définissant la question sociale, mais aussi ce que j’appelle une contradiction capital/individualité. Qu’est-ce à dire ? Le capitalisme contribuerait (en interaction avec d’autres logiques sociales individualisatrices non strictement capitalistes : individualisme démocratique, valorisation des intimités, déclin de la famille patriarcale, etc.) à nourrir l’individualisme contemporain. Stimulant d’un côté les désirs d’épanouissement personnel, il limiterait et tronquerait cependant au final l’individualité par la marchandisation. Il ferait ainsi naître des désirs de réalisation individuelle qu’il ne pourrait pas vraiment satisfaire dans le cadre de sa dynamique d’accumulation du capital. Les désirs individuels frustrés et les individualités blessées seraient alors (comme les salariés dans la contradiction capital/travail) des « fossoyeurs » potentiels du capitalisme.
Avec l’émergence à partir des années 1980 d’un néocapitalisme, recourant à la forme « réseaux », promouvant « l’implication personnelle », la mobilité et la déterritorialisation, tel qu’il a pu être analysé par Luc Boltanski et Eve Chiapello [8], cette contradiction capital/individualité se trouverait exacerbée. Ce cours néolibéral du capitalisme, en valorisant encore davantage la figure de l’individu, en excitant, tant dans les nouveaux dispositifs productifs que de consommation de masse, les désirs d’individualité, accroîtrait les frustrations et les pathologies de l’individualité.
Une philosophie politique de l’individualité et de la justice sociale ?
L’élargissement de l’anticapitalisme qui est proposé ici constitue une incitation à politiser les désirs personnels de reconnaissance et de réalisation, stimulés/déçus par le néocapitalisme, en lien avec le front plus habituel de la lutte contre les inégalités sociales. Cela suppose de s’intéresser autant au quotidien et à l’intime qu’à « la grande politique ». Á partir d’une enquête sur la réception par des téléspectatrices françaises d’une série télévisée américaine (Ally McBeal), j’ai pu mettre en évidence combien l’intimité de nos contemporain-e-s pouvait être travaillée par des imaginaires utopiques, aspirant à un « ailleurs » distinct de la logique marchande [9].
Cette politisation anticapitaliste de l’intime ne pourra se passer du versant positif d’une philosophie politique alternative, une philosophie politique prenant tout à la fois en charge les aspirations de l’individualité et les protections de la justice sociale. Le philosophe Emmanuel Lévinas a tracé en pointillé l’axe d’une telle philosophie politique : « comparer l’incomparable » [10]. Lévinas a donc commencé à pointer la nécessaire et irréconciliable tension entre le caractère incommensurable de la singularité d’autrui (« l’incomparable »), d’une part, et l’espace commun de mesure et de justice (« comparer »), d’autre part. J’ai donné le nom de social-démocratie libertaire à cette hypothèse en philosophie politique [11].
Analyse sociologique, philosophie politique, action politique : la réflexion esquissée ici établit des passages entre ces trois domaines, tout en respectant la logique propre et l’autonomie de chacun d’entre eux. Cet exercice transfrontalier entre registres différents permet de fournir de nouvelles pistes pour traiter de manière renouvelée des problèmes que la tradition du mouvement ouvrier et de la gauche nous ont légués.