Quand la banque américaine, Moody’s Investors Service, vous discerne une bonne note, vous pouvez être sûr que votre peuple souffre. C’est le cas de la Grèce, qui a été promue, le 23.12.1996, du niveau Baa3 à Baa1 [1]. Certes, ceci se traduit par un meilleur crédit parmi les cercles financiers internationaux, dont l’apport est considéré comme primordial pour un pays dont la dette extérieure est calculée par l’OCDE à quelques 38 milliards de dollars [2] pour un PIB annuel d’environ 120 milliards de dollars. Or, la bonne notation de la part des milieux capitalistes est au prix d’une politique économique plus que « rigoureuse » – « la plus dure des dernières années », se vante le ministre « socialiste » de l’économie et des finances, Yannos Papantoniou. Il est vrai que son boulot à lui est d’assurer la « convergence » européenne à la sauce de Maastricht, dont précisément l’avance accentue en retour la bonne perception du pays par les marchés financiers !
Un tissu social effrité
Et pourtant ! Tout le monde n’est pas d’accord, à en juger par les vagues de protestations dans le pays. C’est que l’austérité dure déjà depuis plus de dix ans et il n’y a même pas un signe d’amélioration pour les gens : tout au contraire, niveaux de vie, chômage et tout ce qui va avec empirent. Dans tout cela, il n’y a qu’une seule réussite : la Grèce vraiment se modernise et s’« européanise », en ce sens très précis de la déchirure sociale que connaissent les grands pays impérialistes. Jusqu’à il y a encore quelques années, on pouvait se balader dans les rues des grandes villes comme Athènes sans rencontrer de face la misère, la mendicité, la violence même qui est le lot des villes comme Paris ou Londre. C’est désormais chose faite ou en tout cas en voie de propagation.
Les grecs aiment s’illusionner sur la cause. Un mélange vraiment éclectique de nationalisme agressif, substitut illusoire aux impasses de la crise, mais aussi d’ouverture cosmopolite, enracinée historiquement dans la diaspora tant du capital que de l’émigration ouvrière, cherche la cause de la misère croissante soit dans un soi disant retard dans le développement soit comme un prix à payer pour l’attraper soit, enfin, comme une simple soumission aux dictats de la Commission européenne. Or, ce schéma idéologique est en train de se heurter à la réalité de sa dynamique même.
Albanais, Kurdes et autres Polonais immigrés (« illégaux » pour la plupart et dont le nombre est estimé autour du million pour une population de dix millions [3]), auxquels on pourrait ajouter gitans, Turques et autres marginaux traditionnels de la société grecque, n’assurent qu’un mirage de prospérité relative à un niveau de vie en chute absolue. Si la baisse cumulative des salaires réels est chiffrée autour de 20 % pour la période 1985-1996 [4] (cf. tableau 1), à ceci il faut ajouter la baisse du salaire différé, plus difficile à chiffrer mais aussi importante, qui provient des réductions dans les dépenses sociales. Ces dernières sont jugées parfois comme exagérées dans le sillage d’une privatolatrie béate pour laquelle tout ce qui est public est a priori condamnable : selon l’OCDE, en Grèce « le système des pensions reste l’un des plus généreux de l’UE ». Or, ce même organisme trouve que les indemnisations de chômage sont si ridicules (moins de 1% du PIB pour un taux de chômage de 10 %, moins de 50 % du salaire minimum, durée de 5 à 12 mois) qu’ils deviennent un frein à la « flexibilité du marché du travail ».
Année | en % |
---|---|
1990 | -7,5 |
1991 | -5 |
1992 | -5,5 |
1993 | -1,5 |
1994 | -0,5 |
1995 | -2,0 |
1996 | -0,5 |
1997 | 0 |
Conventions collectives, journal Epochi, 23.02.1997
La difficulté provient de ce que le tissu social qui peut amortir les rentabilisations privées (i.e. licenciements) est en train de perdre son efficacité, après tant d’années de « modernisation ». L’augmentation du chiffre de chômage en est un indice : depuis dix ans, il suit de près les mouvements du centre de l’Union Européenne et il s’est « stabilisé » au dessus du 10 %. Cette convergence réelle avec le reste de l’Europe est aussi observée sur l’évolution de la conjoncture économique (sinon aussi politique). Après la chute absolue de la production de 1993, la reprise n’a pas été plus euphorique que dans les grands pays européens (la Grande Bretagne mise à part pour des raisons particulières). Et surtout elle est largement hypothéquée par la mise en place des préparatifs maastrichtiens.
Ceci dit, la tendance à long terme du chômage, malgré les convergences européennes, suit un chemin plus aigu de flexibilisation (chômage des jeunes, des femmes, de longue durée, cf. tableau 2) qui lui donne son explosivité : en effet, si traditionnellement le chômage pouvait être amorti quant à sa réalité sociale, ceci était dû à trois facteurs qui sont en train de changer [5] :
— premièrement, le chômage des jeunes a un effet de quantité : si l’insertion familiale pouvait fonctionner comme amortisseur, elle ne le peut plus du moment qu’il prend une allure sinon espagnole du moins italienne. Un chômeur sur trois parmi les jeunes est le triple du chômage global, tandis qu’au niveau européen il n’est que le double.
— secondo, les rapports privilégiés avec la campagne pouvaient dans une certaine mesure résoudre – ou au moins amortir – les problèmes les plus pressants, surtout dans ces années quatre-vingts qui ont été des années relativement fastes pour l’agriculture. Si l’effet quantité joue ici aussi, il faut y ajouter cependant l’effet de politique agricole, tant de la PAC que de l’OMC. Pour un pays qui reste malgré tout à grand secteur agricole (entre 20 et 23 % de la population), la campagne ne peut plus alléger les problèmes du chômage des villes, quand le but plus ou moins avoué est la réduction de deux tiers de cette population agricole dans les années qui viennent -pour garder la compétitivité, qu’ils disent.
— troisièmement, la flexibilisation très poussée de la force du travail via une structure traditionnelle revitalisée de petites entreprises et d’économie dite souterraine. Certes, il est très difficile de décrypter précisément des évolutions qui sous un même label sont en fait contradictoires. Mais on sait qu’une grande partie des travailleurs dit « indépendants » (presqu’un tiers de la force de travail, contre un sur sept en UE) sont des travailleurs modernes à salaire aux pièces, forme particulièrement dure d’exploitation et de précarité, qui ne concerne pas que les immigrés ! Une partie de ce travail, précaire et partiel, parfois complémentaire, souvent féminin et jeune, et toujours à cadences infernales, est d’ailleurs au noir : les difficiles calculs de l’économie « parallèle » donnent un chiffre qui va de 30 % à 50 % du PIB [6] !
UE | Grèce | |
---|---|---|
Chômage des jeunes | 21,6 | 29,1 |
Part du chômage de longue durée | 49 | 52,1 |
Chômage des femmes | 13 | 14,9 |
Chômage total | 11,3 | 9,6 |
Source : OCDE, Études, Grèce 1996, p. 71.
À ces tendances lourdes, comme à la morosité ambiante du capitalisme européen, il faut aussi ajouter les choix politiques de la convergence européenne qui ont déjà saboté la timide reprise de 1994 et qui vont probablement aussi transformer cette année 1997 en une année de faillite politique du projet monétaire.
1990 | 1991 | 1992 | 1993 | 1994 | 1995 | 1996 | 1997* | |
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
Grèce | 0 | 3,1 | 0,4 | -1 | 1,5 | 2 | 2,6 | 3,3 |
UE | 3 | 1,5 | 0,9 | -0,5 | 2,9 | 2,5 | 1,6 | 2,4 |
Sources : Perspectives de l’OCDE, décembre 1996.
Pour la Grèce 1996 et 1997, rapport introductif au budget de l’Etat, nov. 1996.
* : Prévisions
Un consensus vulnérable
Dans la course aux critères de convergence la Grèce n’a qu’un seul atout : d’être le seul des quinze pays qui est a priori exclu de la première vague de l’Union monétaire et économique. En effet, critères financiers obligent, la Grèce se trouve en défaut sur tous les fronts : inflation de 6,5 %, dette publique de 113,4 %, déficit public de 4,2 % (prévisions gouvernementales pour 1997, qui tablent sur une augmentation du PIB de 3,3 %). Même les plus farouches partisans d’une austérité européenne n’ont osé proposer que la Grèce soit dans le peloton de tête. Ce qui n’enlève rien à la gravité de la politique de convergence, puisque toute la question dépend de la case de départ et du cadre idéologique. Si le premier étant déjà défavorable – lors de la signature du traité de Maastricht – requiert une austérité d’autant plus dure, le deuxième a été par contre un cadre hautement consensuel. Jusqu’à récemment encore, qui d’ailleurs ne constitue pas une particularité grecque, si on juge par les débats récents y compris dans un pays comme l’Allemagne.
Vu le poids du pays au sein de l’UE, il n’est pas complètement absurde de reconsidérer les attitudes souvent apparemment contradictoires, face à une UE dont le noyau capitaliste libéral veut extraire toute l’âme sociale conquise par les travailleurs depuis plus d’un siècle des luttes. Certes, le traité de Maastricht a été signé, de la part de la Grèce, par un gouvernement de droite dans sa petite parenthèse (dure) au pouvoir. Mais il est tout aussi vrai que la social-démocratie européenne s’était déjà soumise aux chantres du libéralisme. Le PASOK [7] ne fait pas exception et la mort du leader charismatique, Papandreou, il y a un an, a confirmé la montée d’une nouvelle direction plus « moderniste » et « européenne » et moins « nationaliste », prête à confronter sa base même, comme l’ont montré les luttes récentes tant des paysans que des professeurs.
En effet, le carcan consensuel d’une nécessaire convergence maastrichtienne pouvait se maintenir tant que l’alternative ne pouvait être qu’un repli nationaliste : l’explosion nationaliste locale des dernières années [8], face surtout aux voisins turc, macédonien, albanais, et aussi par rancœur contre les grandes puissances par un pays qui veut se considérer comme relativement pauvre et délaissé, n’a pourtant pas pris une tournure de replis autarcique. La preuve c’est la victoire des pro-européens au sein du PASOK, ainsi que la victoire de ce parti aux élections de septembre 1996. Et on peut y ajouter le paradoxe d’une droite toute entière tournée vers l’Europe, sans que le nationalisme ne lui ait provoqué des ruptures de type « souveraineté nationale » comme on en connaît dans d’autres pays (i.e. une partie des gaullistes – pour ne pas parler de l’extrême droite – en France). En fait, des forces politiques parlementaires il n’y a que le PC qui n’arrête pas de porter la faute pour tous nos maux sur les « étrangers », américains, européens et autres [9]. Même un parti comme le DIKKI [10] n’étend pas sa critique du traité de Maastricht jusqu’à une demande de rupture. D’une certaine façon, le retour au parlement du Synaspismos [11] a consacré sa ligne du « hors de l’Europe point de salut », même si son propre interprétation concerne pour beaucoup les marchandages de couloir ou les batailles parlementaires à Strasbourg ou à Bruxelles.
L’entrée de Synaspismos au parlement, l’apparition d’une force comme DIKKI ainsi que le renforcement relatif du PC (chaqu’un de ces partis ayant eu autour de 5 % de voix), plus la victoire du PASOK, ont posé la Grèce comme un des rares pays de l’Europe où le personnel proprement bourgeois ne réussit pas à sortir d’une marginalité relative. En fait, la droite grecque (un seul parti rassemble tout ce beau monde : Nouvelle Démocratie) traverse une crise répétée qui a sa source dans son éloignement durable du pouvoir : si on excepte l’intermède de 1990-1993, quand elle a essayé de gouverner avec une majorité parlementaire d’un seul député, elle va compter aux prochaines élections vingt ans loin du pouvoir [12]. C’est trop, surtout quand leur remplaçants « socialistes » ne font pas si mal l’affaire !
Or, précisément, si le PASOK a encore réussi à se faire élire, cela n’a pas été pour son programme de misère maastrichtienne, mais pour endiguer une attaque, plus dure encore, de la droite : même au plus fort de la campagne électorale on ne pouvait trouver de militant du PASOK qui soutînt le programme de sa direction ! Les élections de septembre 1996 ont bien été la consécration d’un rapport de forces fondamentalement à gauche et c’est comme cela qu’elles ont été perçues. Le résultat ne s’est pas fait attendre. Parce que, malgré l’optimisme affiché pre-électoralement, le gouvernement « socialiste » devait augmenter les recettes et réduire les dépenses : les mères à nombreux enfants, dont les allocations familiales étaient ainsi jugées superflues, comme les retraités, dont l’imposition pouvait être augmentée, étaient symboliquement les premiers à descendre dans les rues. Le nouveau budget allait en partie donner raison aux premières en espérant que les difficultés allaient s’arrêter là.
Des luttes qui ouvrent des brèches
Ceci n’a pas été le cas. Les ouvriers marins, qui ont suivi, ont mené une lutte très dure pendant des semaines : ce qui a fait déborder le vase était précisément une imposition supplémentaire. Mais le problème de fond touche à une réalité très dure d’un secteur florissant de la bourgeoisie grecque ainsi qu’aux résultats d’une libéralisation mondiale des transports maritimes. Les quelques noms mondialement connus d’armateurs grecs ne sont pas de cas isolés. En disposant de la première flotte du monde et plus de la moitié de la flotte européenne, le capital grec est une vraie « superpuissance » du secteur, comme le montre à la caricature cet armateur grec venu de nulle part qui a failli acheter l’entière flotte roumaine léguée par Ceaucescu (scandaleux bradage qui a été évitée de justesse) ! En mars 1996, on comptait à plus de 3 246 les bateaux de commerce sous propriété grecque, avec un tonnage total de 75 160 000 tonnes [13]. Or, de tous ces bateaux seulement les 2 019 (tonnage de 28 millions) battaient pavillon grec (quinze ans auparavant les chiffres correspondants étaient 3 896 bateaux à 43 millions de tonnes). C’est que de capital « volatil » le capital d’armateur l’est sûrement. Comme aussi son caractère justement supra-national : le puissant centre des armateurs grecs, le « Committee », se trouve à Londres et non pas au Pirée ! Pourquoi alors s’étonner que cette prospérité du capital soit inversement proportionnelle à celles des marins ? Les 120 000 marins de 1974 ne sont plus que 30 000 actuellement (avec 65 000 retraités !). La cause consiste à un mot : rentabilisation. Pour la bourgeoisie, la chose est simple : il n’y a qu’à suivre l’exemple récent des Pays-Bas (qui ont levé toute obligation de nationalité sauf sur le capitaine qui seul continue à doit être hollandais) ou encore mieux de Grande-Bretagne qui a libéralisé complètement son régime [14]. La libéralisation à outrance du commerce mondial non seulement ouvre des possibilités énormes pour faire de profits (en transportant par exemple un même produit de deux côtés de l’Atlantique et en polluant les mers au nom de la concurrence), mais aussi donne au capital proprement supra-national (financier, de transport et autre) la possibilité de mépriser toute réglementation sociale, ouvrière, en somme « archaïque », posée par les États, qui voudraient protéger l’environnement ou les hommes qui y vivent ou y travaillent.
Plus que les marins, quand les paysans sont entrés en lutte, avec blocages des voies nationales, ils avaient aussi en face d’eux un gouvernement qui jouait la simple courroie de transmission des décisions prises par Bruxelles et par l’Organisation mondiale du commerce et assorties d’une idéologie de « nécessité économique ». Or, la dernière n’est pas si évidente pour une agriculture qui a réussi à produire de façon tout à fait « rentable » le coton dont a besoin l’Europe. La production de cette année a connu un record négatif (962 000 tonnes contre 1 300 000 tonnes en 1995-96) à cause des conditions naturelles (inondation, grêle), mais reste au dessus du quota européen (800 000 tonnes). Ce qui a permis aux marchandages de Bruxelles de fixer un prix du coton à 290 drachmes (où est incluse l’« amende de coresponsabilité » pour excédents) [15]. Cela semble amortir la baisse des revenus, mais ne donne pas d’issue aux problèmes agricoles. En schématisant, on pourrait dire que l’aspect le plus explosif ne concerne pas les cultures « rentables » des grandes plaines, mais plus encore une structure sociale qui a déjà poussé (sur les montagnes et près de la mer) une grande partie des petits paysans à avoir une double occupation : dans leur petit terrain de culture et dans les services ou dans une usine proche comme salariés. La volonté d’exclure tous ces gens des mécanismes officiels de subventions, aides, etc., est censé réaliser la modernisation, à savoir la réduction de deux tiers de la population paysanne, au profit d’une agriculture capitaliste rentable, mais risque non seulement de vider la campagne mais aussi de faire disparaître toute culture de qualité.
Quand (le 20.01.1997) les 60 000 professeurs du secondaire sont entrés en lutte, ils ne soupçonnaient peut-être pas qu’il allait falloir tenir une grève de huit semaines. Après tout, ce qu’ils demandaient n’étaient pas extraordinaire et en plus leur syndicat n’est pas hostile au parti gouvernemental (en grande partie, c’est la tendance syndicale proche du PASOK qui a mené la lutte !). Or, ils se sont ainsi heurtés aux conditions très restrictives du programme de convergence et à sa logique de réduction des dépenses sociales. Certes, leur détermination et la sympathie qu’ils ont joui au sein de la population, malgré la désorganisation des écoles pendant deux mois, sont dus aussi et surtout à l’état lamentable d’une éducation publique ultra-sélective, examino-latrique, qui accumule violences et misère sans débouchés professionnels et sans pédagogie centrée sur la connaissance et la culture -les explosions périodiques des lycées le montre. Malgré l’organisation d’une solidarité de la part d’élèves et de parents, le mouvement des professeurs n’a pas pu provoquer une extension qui aurait pu faire reculer un gouvernement qui parait même content d’avoir « économisé » deux mois de salaires.
Cependant, l’irruption des masses ouvrières et paysannes qui ont transcrit les données du débat pour le poser en termes de classe et de besoins ouvrent certaines brèches au consensus de nécessités et conditions monétaires. On le voit dans l’impact que semblent connaître les propositions pour la marche européenne contre le chômage, la précarité et l’exclusion. En effet, la perspective d’une riposte unitaire des travailleurs européens contre l’Europe du fric et des banquiers offre enfin une issue de classe au réfus de travailleurs à répondre par un replis nationaliste à l’Internationale des marchés et du capital. C’est là que se fonde l’optimisme du comité grec pour l’organisation de la marche.
Athènes, le 16 mars 1997.