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Dans La Possibilité du fascisme (éd. La Découverte, 2018), le sociologue Ugo Palheta, membre de l’Observatoire national de l’extrême droite, assurait que parler de « fascisation » de la société française n’était pas un abus de langage : nous ne sommes pas dans un régime fasciste, mais certains mouvements politiques propagent une idéologie fasciste. Si, comme l’a écrit l’historien Robert Paxton, « les fascistes sont proches du pouvoir lorsque les conservateurs commencent à leur emprunter leurs méthodes, font appel aux “passions mobilisatrices” et essaient de coopter leur clientèle fasciste », alors l’extrême-droitisation de la droite depuis quinze ans nous mène au désastre. La candidature à l’élection présidentielle d’Éric Zemmour, polémiste raciste et multicondamné, ne fait qu’amplifier la menace.
- Le projet politique d’Éric Zemmour est-il fasciste ?
Éric Zemmour incarne une idéologie néofasciste, sans qu’à ce stade il dispose d’une force militante de type fasciste. Comme Donald Trump ou Jair Bolsonaro, malgré le soutien de groupuscules violents, ils ne bénéficient pas à ce jour d’organisations massives capables d’intimider voire tuer leurs adversaires. Pour dire que le projet politique de Zemmour est fasciste, je m’inspire de la définition de l’historien britannique Roger Griffin : le fascisme n’est pas simplement le dernier recours de la classe dominante quand elle est menacée, il constitue un projet spécifique, de régénération par purification. Cette régénération peut être nationale, civilisationnelle ou raciale — chez les nazis, elle était les trois. Selon Zemmour, la France serait menacée de disparition par l’Islam et l’immigration et doit être régénérée par un processus de purification qui permette de se débarrasser des musulmans, des exilés, des Roms, etc. C’est le conditionnement de la régénération nationale à cette purification qui différencie le fascisme du simple nationalisme.
- L’agression violente de militants pacifiques de SOS Racisme devant public et caméras lors du premier meeting d’Éric Zemmour est-il le signe d’une escalade ?
Cet événement s’inscrit dans un continuum de violences perpétrées depuis des années par des groupuscules d’extrême droite : on trouve parmi les agresseurs le chef des Zouaves Paris, un groupe néonazi ultraviolent habitué des attaques contre des militants de gauche. Ces actions ont lieu régulièrement mais plutôt loin des caméras. Ce que je remarque ici, c’est la complicité de l’équipe d’Éric Zemmour, qui est allée remercier les agresseurs, puis l’absence de condamnation politique de ces violences. Dans les jours qui ont suivi, on a entendu la droite mettre dos à dos des gens qui disent non au racisme avec des T-shirts, accusés de provocation, et des néonazis qui les violentent brutalement. Cette absence de réaction ferme s’inscrit toujours dans la même banalisation de l’extrême droite, avec le risque que se constitue derrière Zemmour une vraie organisation fasciste violente.
- De quoi Éric Zemmour est-il le symptôme ?
De plusieurs choses : d’abord, du basculement vers la droite du centre de gravité du débat public, et d’une extrême-droitisation de la droite. Tout fascisme est précédé d’une phase de fascisation qui, en France, dure depuis au moins quinze ans – et dont l’islamophobie est le premier vecteur. On assiste à un processus de radicalisation néolibérale de la classe dirigeante dans sa quasi-intégralité. La montée du néofascisme dérive aussi d’une crise d’hégémonie, autrement dit de la difficulté de faire accepter à la population les politiques néolibérales ; et du délitement des rapports entre représentants et représentés, marqué par l’affaiblissement des partis ou la progression de l’abstention. Mais elle procède au moins autant d’une crise de l’alternative au capitalisme néolibéral, donc de la gauche. Enfin, Éric Zemmour est à la fois une construction médiatique — il n’a cessé de gagner en visibilité grâce au Figaro, à France 2, RTL, Paris Première, i>Télé puis CNews… — et l’expression de l’anéantissement presque total du débat public, à une époque où se multiplient pourtant les émissions dites « de débat », mais où les conditions d’un véritable échange rationnel et pluraliste ne sont presque jamais réunies.
- S’inscrit-il dans une tradition précise de l’extrême droite ?
Il bricole sa propre synthèse idéologique. Il vient de la droite conservatrice traditionnelle, proche du RPR [1976-2002, dissous au sein de l’UMP, ndlr], puis a dérivé vers l’extrême droite en piochant chez des idéologues récents comme l’essayiste antisémite Alain Soral et d’autres plus anciens comme Charles Maurras. Il ne revendique pas de filiation avec Édouard Drumont, mais leurs trajectoires tendent à converger, à la différence que le premier ciblait les Juifs, tandis que Zemmour cible principalement les musulmans. Éric Zemmour emploie une stratégie, issue de la Nouvelle Droite, de « culturalisation » du racisme : elle a remplacé la question de la supériorité de la race par celle de l’incompatibilité des cultures et de la défense de notre civilisation. Le discours raciste n’a plus besoin du concept de race : il passe par la fétichisation, l’essentialisation d’une culture qu’il s’agirait de défendre. Zemmour se distingue de la droite car il n’attribue pas la responsabilité de la « décadence française » à la révolution culturelle de Mai 68, mais la fait remonter beaucoup plus loin, à 1789, où triomphe l’idée des droits naturels humains. Il s’oppose ainsi à l’universalisme des Lumières. On doit se souvenir que Goebbels affirma, quelques mois après l’arrivée au pouvoir des nazis, « Nous avons effacé 1789 de l’Histoire. »
- Qu’est-ce qui le différencie du Rassemblement national ?
Marine Le Pen a raison de dire que Zemmour n’apporte fondamentalement rien de nouveau à ce que son parti fait depuis quarante ans. Leurs différences tiennent à leur trajectoire et à leur stratégie. Venant du sérail de la droite, Éric Zemmour peut apparaître comme un vecteur plus légitime des idées de l’extrême droite, tandis que Marine Le Pen, héritière du Front national de son père, porte une image moins respectable. Zemmour veut déporter « le peuple de droite » vers les extrêmes, tandis que Le Pen veut élargir un socle bien ancré à l’extrême droite à d’autres sphères, plus rétives.
- Zemmour s’engage à sens inverse de la stratégie de « dédiabolisation » de Marine Le Pen…
Leurs différences stratégiques sont finalement celles qu’entretenait Marine Le Pen avec son père. Il n’est pas sûr que cela puisse fonctionner durablement pour Zemmour dans les mois à venir. Il y a eu un précédent : Bruno Maigret, qui avait lui aussi voulu agréger la droite bourgeoise à l’extrême droite, avait été rejoint par des groupuscules issus du Front national mais n’avait pas réussi à aller plus loin. Il est tout à fait possible que Valérie Pécresse parvienne à conserver l’électorat de droite et que nous soyons face à une bulle sondagière qui se dégonfle au fur et à mesure. Quoi qu’il en soit, son apparition dans la campagne étend le domaine de l’extrême droite dans le champ politique français. Sa candidature pourrait même avoir pour effet de valider encore davantage la dédiabolisation du RN.
- Dans son équipe de campagne, on trouve quelques anciens du RN, mais surtout beaucoup d’ex-sarkozystes et fillonistes…
Si jamais il s’installait devant LR et le RN, il aurait sans doute une plus grande capacité à rassembler au second tour que Marine Le Pen et à créer des alliances grâce à son ancrage à droite. Avec son ascension sont en train de tomber les derniers obstacles à la synthèse entre une droite extrémisée et une extrême droite avec laquelle la plupart des barons de la droite rechignaient encore à faire alliance. La condition de cette bascule, c’est Nicolas Sarkozy. S’il n’avait pas entrepris la radicalisation du discours droitier et la mise au premier plan des questions identitaires ces quinze dernières années, Éric Zemmour n’aurait eu aucune chance d’ascension. Il bâtit son succès sur celui de Sarkozy.
- Peut-il cependant rallier à lui l’électorat plus populaire du RN ?
C’est moins plausible. C’est la limite de son profil : ce qu’a réussi Marine Le Pen, outre rompre avec l’image antisémite et vichyste historique du RN, c’est donner un peu corps à sa prétention d’être le parti des classes populaires avec des revendications associées à la gauche, même si elles sont peu abouties. Dans son programme de 2017, on trouvait la retraite à 60 ans, la renationalisation de certains secteurs… L’électorat séduit par ces propositions sera difficile à aller chercher pour Éric Zemmour, qui promet une fusion du néolibéralisme et du néofascisme. Il affiche une politique bourgeoise qui ne diffère en rien de ce que proposent LREM et LR : recul de l’âge de la retraite, baisse des impôts sur les sociétés, baisse des cotisations, etc.
- Sa popularité est-elle une réaction face à l’avancée de certains mouvements progressistes ?
Il est évident que ses soutiens voient comme des dangers les mobilisations féministes, écologistes ou celles contre l’islamophobie ou les violences policières. Ces questions sont moins marginalisées qu’auparavant et entraînent des alliances nouvelles. Le retour de bâton se cristallise autour de Zemmour, qui porte un projet de contre-révolution sur tous les plans progressistes alors que Marine Le Pen a choisi de tenir des discours plus ambigus sur ces questions. Mais il ne faut pas imaginer que Zemmour n’incarnerait que le dernier sursaut d’un vieux monde en train de périr. C’est d’ailleurs ainsi que se campe le néofascisme, comme résistant au rouleau compresseur d’une idéologie dominante. Il suffit pourtant de comparer la très faible présence de militants ou d’intellectuels antiracistes dans les grands médias et la place croissante qu’y occupent les idéologues d’extrême droite, non seulement sur les chaînes d’info privées mais aussi sur des stations du service public, pour mesurer à quel point ce récit est grotesque. L’extrême droite n’a pas seulement trouvé sa place parmi d’autres dans les médias, elle y tient le haut du pavé.
- Comment faire face à la menace sans lui accorder trop d’importance ?
Il est déjà omniprésent. Ne pas parler de lui en espérant qu’il disparaîtra n’a aucune pertinence : il faut affronter le danger de front. Il y a des batailles à mener sur le plan de la défense des mobilisations féministes, antiracistes ou syndicales au moment où se consolide un mouvement d’extrême droite violent prêt à frapper. Mais il faut aussi que la gauche mène la bataille culturelle, le problème étant qu’elle ne dispose aujourd’hui pas des mêmes canaux que l’extrême droite et part avec un handicap dans le débat public. Enfin, elle doit préparer une alternative : la gauche ne pèse plus que 20 à 25 % dans les sondages et aucune victoire ne sera durable sans l’émergence d’une offre politique qui vienne disputer le vote des jeunes et des classes populaires à l’extrême droite.
2010
Thèse de sociologie sur l’école et les classes populaires.
2012
Maître de conférences à l’Université de Lille.
2018
La Possibilité du fascisme (éd. La Découverte).
2020
Création de l’Observatoire national de l’extrême droite.
2021
Face à la menace fasciste, avec Ludivine Bantigny, éd. Textuel.