Les résultats des élections législatives du 7 mars sont sans appel : sauf en Achaîe (Patras), dans la périphérie d’Athènes et en Crète (55 % à Hiraklion), le PASOK (Parti Socialiste) subit une nette défaite : il passe de 44 % des voix en 2000 à 40,5 % et perd au profit de la Nouvelle Démocratie (ND, droite) la majorité relative dans la plupart des régions. Le recul est plus sensible dans les centres urbains que dans les campagnes, où il perd environ 1,5 %. Dans les villes, il perd environ 4,8 % sur la région d’Athènes, 3 % sur celle du Pirée, 4,8 % sur Thessalonique.
La ND a creusé l’écart, avec environ 45,4 % des voix et 165 sièges (42,7 % en 2000), mais on est loin du raz de marée à droite que voient certains. En outre, le score non négligeable de l’extrême-droite (2,2 % pour le ramassis de fascistes et de nostalgiques dénommé LAOS) reste suffisamment bas pour prouver que la ND a continué à attirer toute une partie de la droite extrême, des royalistes aux fondamentalistes orthodoxes symbolisés par la figure de Papathemelis, dirigeant nationaliste du PASOK passé à la ND à la veille des élections. La coexistence dans la ND de tels secteurs avec les ultra-libéraux a permis une nette victoire électorale, mais cela risque de poser des problèmes dans la gestion quotidienne, et on le voit déjà avec le dosage du nouveau gouvernement.
Raisons d’une défaite
Le constat est général : les huit années du gouvernement Simitis ont changé le visage de la Grèce. Il faut le souligner : la modernisation des transports en commun, le développement des structures routières, la construction de nouveaux bâtiments hospitaliers et scolaires, la mise sur pieds de services destinés à orienter les citoyens face à ce qui reste encore une jungle administrative, tout cela explique la relative résistance du PASOK. Mais cette modernisation, accomplie dans le cadre d’une économie soumise de plus en plus à la loi libérale, a eu un coût très dur pour la population : chômage (autour de 10 %), augmentation des prix (certains produits courants sont aussi chers ou plus chers que dans les autres pays européens, pour des salaires bien moindres). La pauvreté s’est répandue, comme le montre le nombre de SDF dans les rues d’Athènes : on estime à 23 % le taux des habitants ayant atteint ou proches du seuil de pauvreté. Les Jeux Olympiques (qui se préparent pour cet été 2004 à Athènes), qui se sont traduits par une politique de grands travaux, mais aussi par des dépenses qui seront le double ou le triple du budget initial, vont renforcer la paupérisation, sur fond de racisme en grave progression. C’est cette situation sociale, bien plus que la colère contre la bureaucratie PASOK, qui explique la défaite : depuis plus d’un an, les sondages indiquaient une différence de 7 à 8 % en faveur de la ND, et c’est depuis l’automne, avec l’annonce de mesures préélectorales, notamment en faveur des paysans, que l’écart s’est quelque peu réduit.
Mais un autre facteur explique les proportions de la défaite : avec Kostas Simitis, la dimension populiste du PASOK d’Andreas Papandreou a été remplacée par un discours et un projet technocratiques conformes à ceux de la social-démocratie européenne. L’image gouvernementale du PASOK est donc à peu près la même que celle de la droite, et cela s’est retrouvé dans les programmes électoraux du PASOK et de la ND. Mais un pas supplémentaire a été franchi début 2004 avec l’opération du ministre des Affaires étrangères, Georges Papandreou — fils d’Andreas — devenant le candidat officiel du PASOK. Beaucoup ont vu là un geste désespéré du PASOK pour renverser la vapeur et s’accrocher aux privilèges du pouvoir. De fait, l’opération a connu un certain succès, l’écart se réduisant à 2 % à deux semaines des élections, et on a vu Papandreou multiplier les promesses (transports gratuits pour les chômeurs !). Mais la vraie raison semble plus profonde : le projet semble plutôt avoir été de réduire l’écart au maximum, et de s’appuyer sur cette relative victoire pour réorganiser le PASOK pour en faire un parti attrape-tout avec une direction encore plus autonome envers sa base : le PASOK deviendrait le pôle d’un « Regroupement Démocrate » auquel participeraient des alliés de droite (2 dirigeants de la droite ultra-libérale) et des ralliés de gauche (Maria Damanaki, ex-dirigeante du Synaspismos). Le tout a été mis en scène de manière spectaculaire : l’élection à la présidence du PASOK s’est faite par un référendum ouvert aux sympathisants, auquel ont pris part... un million d’électeurs, mais... non démocratique, puisque seul Georges Papandreou était candidat !
En fait, cette évolution du PASOK vers un parti dit « à l’américaine » et cette ouverture à des dirigeants de droite a provoqué un malaise dans sa base : cela était visible dans le rassemblement athénien du 5 mars, où les banalités du discours de Papandreou étaient poliment applaudies, mais sans l’enthousiasme militant évoqué par de nombreux médias. On peut estimer que la désaffection d’une partie de son électorat est aussi liée à ce projet de neutralisation du « PASOK historique ». Aussi, l’écart final le soir du 7 mars, qui constitue un relatif échec pour Papandreou, va rendre plus difficile ce projet et va être facteur de tensions et peut-être de crises au sein du parti, surtout si les luttes sociales se développent.
Cependant, tout cela aurait pu laisser espérer un large transfert de voix à gauche du PASOK, vers les réformistes de gauche, voire vers les listes radicales. Or, au niveau national, c’est la droite qui en a profité. Cela ne peut être expliqué seulement par le soutien intégral du patronat grec pour la ND. Plus décisif mais aussi plus grave après 20 ans de gouvernement de PASOK (1981-89, puis 1993-2004) : la quasi totale incapacité d’offrir des réponses crédibles à gauche du PASOK.
Les résultats à gauche du PASOK
La gauche grecque (réformiste et révolutionnaire) est depuis longtemps marquée par un sectarisme inconcevable en ce début de millénaire, et ce sectarisme explique en grande partie l’incapacité de gagner, en plus de 20 ans, les travailleurs influencés par le PASOK. Pire : la vision dominante est que PASOK et droite, c’est la même chose, et que la société grecque est (profondément) à droite ! Pour corriger une telle vision effrayante, puisque ce seraient alors pas loin de 9 électeurs sur 10 qui voteraient à droite, rien de plus confortable que de se renfermer dans son petit monde : encore une fois, à écouter les déclarations des uns ou des autres, le fait marquant de ces élections, ce serait la progression de 0,4 % du KKE (PC grec) ou les 0,15 % obtenus par le KKE-ML au lieu de 0,11 % en 2000, ou encore la stagnation a 3 % du Synaspismos.
Or, les résultats montrent clairement trois choses :
- Sur la période de 1981 à 2004, la résistance du PASOK qui, sauf en 1990 (38,6 %), a toujours obtenu plus de 40 % des voix. Quand on ajoute la majorité préservée de son courant syndical, qui a amené le secrétaire de la GSEE (Confédération des Travailleurs de Grèce) à diriger au printemps 2001 la grande mobilisation pour les retraites contre le gouvernement de son parti, quand on observe que les jeunes (18-35 ans) viennent de voter en majorité pour le PASOK, il est clair que ce parti garde malgré tout la confiance de la majorité des travailleurs.
- Il est donc indispensable de le souligner : c’est la gauche qui, toutes tendances confondues, reste majoritaire en Grèce, avec près de 52 % des voix ! Et le PASOK n’a qu’à s’en prendre qu’à lui-même s’il a offert une large victoire en sièges à la droite : son refus de la proportionnelle se retourne contre lui, mais cela ne doit pas empêcher de garder en mémoire que près d’un électeurs sur trois de la ND déclare avoir voté non pour ses idées mais pour punir le PASOK. Cependant la popularisation du fait que la droite est minoritaire sera une dure bataille politique !
- Il faut être clair : avec toutes les nuances que cela demande ensuite, le constat d’ensemble est celui d’un échec à gauche du PASOK, et cet échec est celui de nombreuses années d’incapacité à construire la moindre idée d’alternative. Passage en revue : le KKE, malgré une bonne campagne (perçue comme de classe), n’obtient que 5,9 %, (5,6 en 1996, 5,5 % en 2000), avec un progrès significatif dans les banlieues ouvrières. Ce parti, même s’il s’est remis de la scission à gauche du début des années 90, reste perçu comme fidèle à son passé stalinien, sectaire (il propose l’union à gauche du PASOK... sans le Synaspismos et DIKKI, qui a obtenu 1,8 %), et aux accents et pratiques fort nationalistes (la seule alliance qu’il pratique c’est avec des individus nationalistes, comme la députée L. Kaneli à Athènes !). L’extrême gauche présentait au moins 5 listes : elle obtient environ 0,5 % des voix (entre 35 000 et 40 000 voix) et chacun semble plus ou moins content [1]. Le risque est donc grand que chacun continue comme avant, montant ses différents « fronts » au lieu de travailler dans l’unité. Un enjeu politique sera donc d’ouvrir les yeux de ces militants actifs dans les luttes pour qu’ils rompent avec un sectarisme sans perspective.
Le Synaspismos
Reste à considérer le cas du Synaspismos (« coalition ») ou plutôt des Synaspismos, puisque ce parti a réussi à tirer dans son sillage une partie de la gauche radicale. Au départ, le Synaspismos de 1989, unissait la gauche stalinienne et rénovatrice contre le PASOK et obtenait 13 % des voix [2]. Après 1990 (10,2 %), c’est la rupture entre le KKE et la gauche rénovatrice, héritière de l’eurocommunisme des années 1970. Après avoir obtenu 2,9 % en 1993 puis 5,1 % en 1996, il passe à 3,2 % en 2000 et 3,26 % aujourd’hui. La double évolution [3] a donc débouché sur la formation d’un regroupement électoral, avec comme objectif proclamé d’ouvrir des perspectives à gauche. Il va de soi que ce processus, s’il a été illico méprisé par les groupes sectaires, a intéressé OKDE-Spartakos, section grecque de la IVe Internationale : même si nous sommes loin de partager la vision acritique sur l’évolution à gauche du Synaspismos de notre ami et camarade Georges Mitralias [4], la possibilité d’un regroupement électoral, même avec une force réformiste comme le demeure le Synaspismos, pourrait être un moment important d’avancée pour la gauche radicale. Cela dépend des conditions : or, ce qui est apparu et a été confirmé par la suite, c’est que son poids ne permettrait pas de modifier ni la logique de l’appareil dont l’enjeu était la survie parlementaire ni la perception traditionnelle du Synaspismos.
De fait et de jure, l’appareil du Synaspismos a gardé dès le départ le contrôle sur son apparition politique. Cela a commencé avec la dénomination du regroupement : la Coalition de Gauche et de Progrès est devenue Coalition de la Gauche Radicale, c’est-à -dire que pour tout le monde elle est restée le Synaspismos, même si le sigle pour les initiés devenait SYRIZA. En outre, l’apparition médiatique est demeurée centrée sur le dirigeant réformiste Nikos Konstantopoulos, et il était impossible pour les travailleurs et les jeunes de savoir que la liste comportait des forces radicales. De telles conditions ont d’ailleurs amené le KOE, un des deux groupes révolutionnaires, à quitter le regroupement, tout en lui apportant un soutien critique, et le militant de tous les combats, Manolis Glezos, s’il reste convaincu que la démarche est juste, critique les attitudes d’hégémonisme de certains ! Mais le plus grave est le discours dominant du regroupement : alors qu’on attendait un appel à se mobiliser sur des revendications anticapitalistes, la tonalité antilibérale est restée très floue avec l’accent mis sur la condamnation du « bipartisme » et de la « gouvernabilité ».
Le résultat de tout cela c’est non pas les 5 % minimum qui auraient pu être attendus, mais une lutte pour atteindre le seuil des 3 % de la survie électorale du groupe parlementaire, et la soirée électorale s’est réduite à attendre l’annonce finale des 3,26 % ! Ce résultat appelle plusieurs observations : il semble que la moitié des 240 000 électeurs (plus 21 000 par rapport à 2000) soient nouveaux (l’ancienne moitié ayant voté à droite ou pour le PASOK), venus du PASOK, de la gauche radicale, et même anarchistes ! Si tel est le cas, c’est un point positif, même si les rassemblements électoraux ne semblent pas avoir attiré les foules (à Athènes, il était du même ordre qu’en 2000). Par contre, la géographie des votes montre de préoccupantes limites : les plus forts progrès (entre 0,50 % et 1,30 %) se font dans Athènes (6,3 %, gain de 0,5 %, régions d’étudiants et tertiaire), en Phocide et en Messénie, régions de droite ; mais SYRIZA perd des voix dans la large banlieue ouvrière du Pirée, qui reste la concentration ouvrière de la Grèce (4 %, perte de 0,5 %). En outre, malgré le système de vote préférentiel, aucun des 6 élus choisis par les électeurs de SYRIZA n’appartient au courant radical [5]. Ainsi, « six ans d’un travail assidu de préparation pas à pas » [6] pour en arriver là semble un gros gâchis : cela aurait peut-être valu la peine de jeter plutôt ses forces dans la bataille préalable pour un regroupement des révolutionnaires, qui aurait pu ensuite discuter d’une alliance avec le Synaspismos pour former un bloc de gauche radicale. À son échelle, OKDE est allée en ce sens, et dans le cas grec, c’est vrai que c’est moins facile que des discussions de sommet avec le Synaspismos ! [7]
Des échéances de lutte
Le bilan avec les forces de SYRIZA est d’autant plus nécessaire que c’est avec elles que nous travaillons au sein du Forum Social Grec (FSG) et qu’il est important de relancer une structure qui a été malheureusement mise en sommeil dans une période où elle aurait pu jouer un rôle d’interpellation, ce qui aurait d’ailleurs permis de l’élargir. Il est donc hors de question d’accepter que les élections passées, chacun retourne à sa petite cuisine !
De dures batailles s’annoncent, contre les privatisations, contre les multiples cadeaux aux patrons (allègement de charges), pour la sécurité sociale et les retraites, sans oublier le contexte des Jeux Olympiques (accidents du travail, renforcement policier). Il s’agit donc de distinguer les différents niveaux, et c’est l’objet des discussions post-électorales.
En gros, les batailles en perspective passent par l’unité d’action de la gauche (en prenant en compte les militants du PASOK) et des syndicats (avec peut-être une bataille pour la préservation de l’unité syndicale, face au risque de scission voulue par le KKE dans GSEE).
Si le FSG doit servir de pôle de propositions d’action unitaire, il ne saurait être instrumentalisé ni remplacer le développement du débat amorcé sur la formation d’une gauche anticapitaliste, débat qui n’avancera que s’il inclut désormais le plus grand nombre de forces révolutionnaires, avec des perspectives de programme d’action. Les élections européennes pourraient être l’occasion de préparer, enfin, un pôle radical, à la lumière de l’expérience des législatives.
Athènes, le 14 mars 2004.