Gênes, une occasion de refonder la gauche anticapitaliste

, par CANNAVÒ Salvatore

Recommander cette page

Salvatore Cannavò est directeur-adjoint de Liberazione (quotidien du Parti de refondation communiste), membre de la rédaction du mensuel Bandiera Rossa et membre de la direction d’ATTAC Italie. Nous avons traduit cet article du mensuel Bandiera Rossa n° 9 de juin 2001.

Avec l’installation du gouvernement Berlusconi, le problème de l’opposition sociale et politique aux droites sera posé concrètement. Le centre-droit, au-delà des banalités sur la prétendue incapacité de son dirigeant à gouverner, sur son ramassis de ministres et de sous-secrétaires, se présente au contraire, du moins pour le moment, comme une coalition forte, une synthèse efficace de quatre ingrédients : l’agressivité néolibérale du grand capital italien, appelé à une bataille pour la survie dans les eaux troubles de la compétition internationale ; le populisme, l’autoritarisme et les accents xénophobes des deux droites sociales représentées par l’Alliance nationale et la Ligue du nord ; le cléricalisme néo-chrétien-démocrate ; le clientélisme bureaucratique et affairiste de Forza Italia et de ses colonels. Un cocktail périlleux, donc, à ne pas sous-évaluer, même pas avec le sarcasme qui jusqu’à présent semble la seule arme à la disposition du centre-gauche.

Il faut répondre à cette formation et ses quatre axes par un projet politique et social adéquat, par la reconstruction d’un bloc social alternatif à celui que Berlusconi a savamment réussi à composer, avec une plate-forme de lutte qui trouve son orientation générale dans l’antilibéralisme et la relance sociale faisant de la participation démocratique de larges masses populaires, de grandes couches de travailleurs et travailleuses, son instrument principal. En ce sens, la capacité de dessiner un rapport, un lien entre le mouvement ouvrier traditionnel et les nouvelles subjectivités qui ont émergé dudit mouvement de Seattle, assume un rôle central.

Une nouvelle phase

À partir de Seattle, toute la planète a été secouée par une mobilisation d’une ampleur rarement vue auparavant. On n’avait pas observé autant de rencontres dans un laps de temps aussi bref, en mesure d’influencer le cadre politique international, (peut-être) depuis l’époque de la lutte contre la guerre au Viêt-nam. Nous sommes devant une nouvelle radicalisation politique, surtout chez les jeunes. Même si pour le moment, elle n’implique qu’un noyau consistant d’avant-gardes sociales, elle est néanmoins susceptible de s’étendre à une plus large échelle : c’est une nouvelle situation qui a pourtant été le fruit d’un parcours long, profond et qui a duré au moins dix ans.

En effet, le mouvement qui a éclos a Seattle est l’héritier de la situation créée à l’échelle mondiale à la suite des luttes et des mouvements anti-néolibéraux qui ont pris la parole pendant les années 1990. Le plus universel de ceux-ci est peut-être le soulèvement zapatiste du 1er janvier 1994 qui, à partir de revendications identitaires et spécifiques — les droits des peuples indigènes — a commencé à parler un langage « global » mettant au banc des accusés le néolibéralisme mondial.

Ce n’est pas un hasard si la révolte de l’EZLN coïncide avec l’entrée en vigueur de l’ALENA, la zone de libre-échange entre les États-Unis, le Mexique et le Canada, qui marque une étape importante dans l’intégration économique entre les différents pays. Marcos parle une langue écoutée et comprise partout dans le monde, preuve de l’affirmation du nouveau climat et de la nouvelle sensibilité politique. La réussite de la première Rencontre intergalactique, à l’été 1996, le confirme et démontre que les liens entre les politiques globales et les questions locales ne sont pas seulement très étroits mais aussi vivement ressentis et deviennent très vite un terrain privilégié d’initiative politique. Peu après, en Europe, l’impact du grand mouvement français de 1995, qui a repoussé le plan Juppé et ouvert le chemin à la victoire de Jospin, allait se faire sentir à Amsterdam, en juin 1997, avec la première marche européenne pour l’Europe sociale, organisée par le réseau des marches européennes. L’année suivante, à Birmingham, Jubilee 2000 — une campagne pour l’annulation de la dette des pays du Tiers monde, née en Grande-Bretagne entre 1996 et 1997 et composée de syndicats, ONG, mouvements de femmes et de réfugiés — a réussi à amener plus que 70 000 personnes à la réunion annuelle du G7. Entre 1998 et 1999, ATTAC est née en France, l’association contre la spéculation financière internationale qui en peu de temps deviendra un instrument privilégié de participation et d’organisation du mouvement mondial (avec la naissance de « sections » dans des dizaines de pays, notamment l’Italie) tandis que l’arrestation de José Bové, accusé d’avoir détruit un McDonald’s pour protester contre la malbouffe mondiale, met l’accent sur l’existence d’un mouvement de paysans qui, avec Via Campesina (née en 1993, mais désormais en mesure d’organiser près de 60 millions de paysans à l’échelle mondiale) jouera un rôle décisif dans plusieurs luttes dans le Sud du monde.

L’Après-Seattle

Ces grandes potentialités, qui se sont exprimées à plusieurs niveaux, diversifiées sur le plan régional, jusqu’à ce moment-là sans une grande capacité de communication et de liens directs, trouve avec Seattle un élément symbolique d’identification fondamentale. À partir de ce moment, il y a un ciment commun (les mots d’ordre et les formes de mobilisation), il y a la définition des sujets sur le terrain (un mouvement pluriel composé de jeunes, syndicalistes, écologistes, femmes, militants associatifs), il y a une forme d’organisation du mouvement (le Réseau, aussi sur le plan international) partagé par tous et toutes et considéré comme efficace.

Donc, ce n’est pas un hasard si le mouvement « émigre » et diffuse à travers le monde. Les étapes sont symboliques : après Seattle (novembre 1999) et Washington (avril 2000), nous trouvons Millau (30 juin 2000, solidarité avec José Bové), Melbourne (11 septembre, contre le Forum économique mondial), Prague (26 septembre, encore contre le FMI), Séoul (10 octobre, contre le sommet Europe-Asie), Nice (6-7 décembre, contre le sommet de l’Union européenne), Québec (avril 2001, contre le lancement de la Zone de libre-échange des Amériques), Göteborg (juin 2001, contre le sommet de l’UE). Nous avons évoqué uniquement les rendez-vous « institutionnels », contre les sommets d’institutions, organismes, accords internationaux existants ou en voie de formation. Pendant la même période, des dizaines et dizaines d’autres rendez-vous, manifestations, luttes prennent forme dans tous les coins du monde. Citons de mémoire : la Marche mondiale des femmes contre la violence et la pauvreté, les grèves et marches en Amérique latine, les différentes manifestations à l’occasion du Premier mai (particulièrement combatives en Grande-Bretagne avec le rôle de mouvements comme Reclaim the Street et Globalise Resistance), la marche zapatiste de mars dernier, les luttes contre les licenciements en France, les manifestations au Japon contre les bases des États-Unis, et d’autres encore. Gênes, en juillet 2001 à l’occasion du sommet du G8, celui où les « grands » de la terre décident pour l’ensemble de la planète, ne représente que la prochaine étape d’un mouvement plus général et plus large.

Bien entendu, c’est encore tôt pour dire que nous sommes à la veille d’un nouveau 1968, et de toute manière certaines analogies ne sont jamais parfaites, mais l’ampleur des mobilisations, la forte présence des jeunes, l’expansion incessante de la critique du libéralisme soit au niveau planétaire soit avec plus de profondeur dans différents secteurs de la société, font penser à un possible cycle de luttes non épisodiques. Surtout, cela fait penser que le cycle négatif, ouvert avec la chute du mur de Berlin en 1989, marqué par l’écroulement définitif du stalinisme comme forme étatique organisée, avec la défaite et la désillusion de la gauche qui a suivi, mais aussi avec la victoire totale du capitalisme dans sa forme la plus agressive — commence à s’enliser. Certes, l’aspect défensif des luttes actuelles, l’agressivité des politiques libérales et la faiblesse de la gauche anticapitaliste ne permettent pas de le considérer terminé. Mais en même temps, son état de santé n’est plus celui qui a permis a des idéologues comme Francis Fukuyama, il y a dix ans seulement, de définir le capitalisme comme le meilleur des mondes possibles. Les crises financières de 1997 et 1998, la stagnation actuelle des États-Unis et du Japon, les contradictions devant l’Europe, et même la nature contradictoire de la victoire de Berlusconi — majorité parlementaire, mais pas dans le pays — démontrent que le cadre est extrêmement instable et incertain. Devant cet « équilibre en pointillé », enfin, une nouvelle génération s’affirme, qui ne porte plus le poids des défaites du passé, les vieilles incrustations idéologiques, ne subit pas la présence d’un « camp » organisé, ni de ses filiales nationales. Nous assistons à un « retour à la politique » qui agit à la suite d’une crise verticale de la gauche, ou mieux, des gauches historiques, en particulier, les sociaux-démocrates et les staliniens. Les deux ont failli, et n’ont pas la capacité d’interpréter celle qui existe et de lui donner une représentativité, une organisation, un espoir. Pour cela aussi, la nouvelle contestation a besoin et se dote de lieux de la politique qui ne soient pas immédiatement perçus comme vieux ou dépassés. Elle a besoin de compter, de peser, de faire valoir, sans trop de délégation, sa propre présence et sa propre participation, désormais acquise comme valeur non échangeable, non expropriable. Elle a besoin de se sentir être l’agent d’un « nouveau monde possible » encore en phase de gestation et d’élaboration. Des centres et des lieux, entre autres, dont la construction n’est plus « altérée » ni bloquée ni obstruée par des appareils politiques, comme c’est arrivé par le passé. Un peu parce que ces appareils n’existent plus, un peu parce que ceux qui existent ne sont pas intéressés par cette dynamique – dans le cas des gauches libérales, parfois hostiles – ou tout simplement n’ont pas l’intention de faire obstacle (au contraire, certains la favorisent, comme l’ont démontré le Parti des travailleurs de Porto Alegre et de Rio Grande do Sul, ou, à une plus petite échelle, le Parti de la refondation communiste).
Donc, un mouvement global, traversé, comme il va sans dire, de contradictions profondes. Pourtant, ces contradictions n’empêchent pas, ou du moins n’empêchent pas encore, un développement linéaire, une poussée d’expansion à l’échelle internationale et un élargissement progressif à des secteurs diversifiés. Un mouvement qui, à une première description sommaire – et donc forcément partielle et incomplète – présente certaines caractéristiques générales : la tentative de se définir, avec l’ensemble des contradictions actuelles, en redécouvrant une veine internationaliste qui semblait perdue ; un rapport contradictoire, mais réel, avec le vieux mouvement ouvrier et la tentative de construire des liens moins sporadiques et occasionnels ; une méfiance généralisée envers les formes politiques organisées, mais liée à la volonté d’une alternative d’ensemble.

Une vision globale

Cette caractéristique n’était pas acquise. Le mouvement, comme il se présente aujourd’hui, a une capacité marquée de dénoncer les dégâts du libéralisme à l’échelle internationale — c’est même son image dominante — par contre, beaucoup de ses composantes sont nées à partir d’instances ou de problèmes spécifiques. Il s’agit souvent d’un anticapitalisme « brut » construit sur le champ de l’expérience. En bonne partie c’est aussi le fruit de la présence de mouvements et d’un « paquet » significatif d’intellectuels militants. Les gens comme Riccardo Petrella, Susan George, Walden Bello, Naomi Klein (dont le livre No Logo est déjà un succès international), Pierre Bourdieu, Eduardo Galeano, Bernard Cassen, Michael Löwy, Samir Amin, Charles-André Udry, juste pour citer les plus connus, sont, et sont perçus, comme une partie du mouvement. Ces personnages participent activement à ses échéances de masse et jouent un rôle indispensable comme « chantres » et dans la formation de la conscience.

Cette capacité de maintenir une vision d’ensemble est démontrée par l’importance accordée aux forums de discussion (Porto Alegre), de vrais et propres moments de lecture générale du processus en cours, mais aussi des instruments pour élaborer des stratégies alternatives. Les conférences aident à dépasser un des problèmes éventuels du mouvement, produits par la spécialisation des champs propres d’intervention. Dans les forums, par contre, des milliers de personnes réussissent à prendre le pouls général de la situation, à avoir une vision globale de l’état des luttes, des problèmes rencontrés, des chemins à suivre. Un élément de forte politisation, donc, et de grande maturation collective. Mais aussi le stimulus à dégager des réponses alternatives globales : la démocratie participative, une contribution fondamentale apportée par le PT de Porto Alegre au « peuple de Seattle » ne serait pas devenu le symbole qu’elle est, sans le Forum mondial. Mais les conférences aident également à retrouver, après des décennies, un nouvel internationalisme, qui n’est plus sous le signe de la solidarité d’un peuple en lutte ou d’une révolution en cours. À sa place, l’élément unificateur, celui qui rend possible d’importants sauts qualitatifs sur le plan organisationnel avec la création de véritables structures internationales – ATTAC, Via Campesina, la Marche des femmes, etc. – et un antilibéralisme radical, fruit du processus actuel de l’internationalisation du capital. Un internationalisme qui demeure partiel, qui ne comprend pas, et souvent qui refuse, le concept traditionnel de l’anti-impérialisme, mais qui favorise néanmoins la construction d’un milieu plus propice à la maturation d’une perspective de transformation.

Le rôle des syndicats

Le rôle des travailleurs et du mouvement syndical a accompagné les mobilisations depuis le début de la naissance symbolique du mouvement à Seattle. Le rôle de l’AFL-CIO (American Federation of Labour - Congress of Industrial Organisations), une centrale syndicale qui compte 13 millions de membres et des secteurs syndicaux — comme les Teamsters (les routiers) — en mesure de bloquer le pays, à été très significatif. Le produit du virage interne marqué par l’élection de Sweeney à sa présidence en 1995, et la capacité qui en découle de l’AFL-CIO — qui reste fort modérée et est parfois marquée par le protectionnisme nationaliste — de saisir l’importance des nouvelles formes de luttes du monde du travail (signalons le choix de créer Jobs with Justice, une organisation de travailleurs précaires, sans-emploi, étudiants), sa pluralité et sa fragmentation, comme sa radicalité. Cette maturité se retrouve surtout chez les syndicats du continent américain : la Centrale unique des travailleurs (CUT) brésilienne à été parmi les artisans de Porto Alegre, pendant que l’ORIT (l’organisation régionale interaméricaine du travail, branche de la CISL internationale) a décidé de signer « l’appel aux mobilisations » qui a clôturé le Forum social mondial.

Sur le plan européen, la situation est très différente. Bien sûr, par le passé, il y a eu des contacts entre les différentes expressions du mouvement social — on peut évoquer la manifestation d’Amsterdam en juin 1997, qui a poussé la Confédération européenne de syndicats (CES) à organiser sa propre mobilisation à Luxembourg en novembre de cette année. Mais on ne peut pas les comparer aux liens en Amérique. Encore, en septembre 2000 à Prague, la mobilisation contre le FMI et la Banque mondiale a vu une participation importante du Nord de l’Europe, de l’Italie, de l’Espagne et de la Grèce, mais elle était essentiellement composée de jeunes, avec l’absence presque totale de forces syndicales. Le point tournant a été Nice, en décembre 2000, à l’occasion du sommet européen. Cette fois, à l’initiative de la composante la plus radicale, en particulier des Français – SUD, ATTAC, le Réseau des marches européennes, la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), mais aussi les COBAS italiens et le syndicalisme alternatif européen en général – une manifestation unitaire s’est réalisée avec la CES, même si celle-ci avait des mots d’ordre (le soutien à la Charte des droits européens) contraires à ceux des autres manifestants (mais aussi contraires aux sentiments dominants dans ses propres contingents, comme différents organes de presse et dirigeants syndicaux l’ont révélé). Malgré les contradictions, Nice a démontré que le rapport entre le mouvement syndical traditionnel et un mouvement d’un nouveau type, composé surtout de jeunes, formé dans la contestation de la mondialisation néolibérale, est possible. L’adhésion de la FIOM-CGIL (Fédération de la métallurgie de la CGIL italienne) à la manifestation de Gênes, en juillet contre le G-8, est très importante de ce point de vue.

Le risque antipolitique

La méfiance envers les partis politiques est une autre caractéristique, bien que moins marquée, du mouvement actuel. C’est une méfiance qui a un côté sain — il suffit de penser au rôle de certains partis du monde anglo-saxon. Et un côté compréhensible, si l’on pense aux dégâts causés par les partis sociaux-démocrates et les désastres engendrés par le stalinisme. Par contre, parfois c’est injustifié et en tout cas peut mener à une involution plus générale. La méfiance est évidemment le produit des rapports consolidés dans le temps et, plus précisément, d’un climat politique en grande partie nourri par la défaite historique symbolisée par l’écroulement du mur de Berlin. À partir de ce moment, les références à la tradition, à l’identité historique, aux origines propres ont cessé d’exercer la fascination, l’attrait et l’intérêt, pour laisser place à la méfiance ou à une prise de distance. À Porto Alegre, la présence des partis à été rendue possible uniquement par la convocation du Forum mondial des parlementaires, un choix des dirigeants du PT de Rio Grande do Sul, conscients de ce problème (tandis que celle du PRC italien parmi les délégations a été le produit uniquement de la spécificité de ce parti qui a toujours su exprimer une capacité de dialogue et d’initiative reconnue).

Il est clair que cette situation n’empêche pas le mouvement de s’exprimer sur le plan politique avec des orientations précises et parfois divergentes. À l’échelle internationale, par exemple, on peut distinguer trois grandes profils politiques : le premier est nettement radical, avec une vision anticapitaliste de la mondialisation ; un autre privilégie le dialogue avec les institutions supranationales dans le but de les réformer ; et un troisième plus protectionniste qui perçoit les prérogatives des États comme un contrepoids au pouvoir excessif des multinationales. Ce sont des orientations sous-jacentes, pas encore des motifs de division et qui sont souvent l’écho de positions de partis et mouvements politiques précis. Mais leur existence, en tout cas, ne permet pas de dépasser la fracture entre deux mondes, la réalité du mouvement et la réalité politique. Il est évident que ce constat n’est ni homogène, ni définitif. La participation spontanée des jeunes à la campagne de Ralph Nader aux États-Unis, par exemple, fut une exception à l’échelle mondiale.

Or, un sentiment plus fondamental rend le mouvement très jaloux de ses prérogatives sur le plan organisationnel et sur celui de l’analyse. Ce qui est bien. À condition que le rapport avec les partis ne constitue pas un élément de division et de désaccord. Il est évident que cette éventualité dépend dans une large mesure du comportement des partis. Penser résoudre le problème avec le recours à des schémas hérités du XXe siècle, n’aidera pas à faire des pas en avant. Pour aborder cette méfiance et cette distance, les partis devront, plus que par le passé, faire partie du mouvement comme tels, construire des liens d’égal à égal avec les autres participants, en démontrant à la fois leur utilité sociale et leur utilité plus générale. Au fond, ils devront se conquérir sur le champ une légitimité que, autrement, personne n’est disposée à reconnaître à l’avance, mais en même temps, ils doivent démontrer sur le plan des idées et du programme politique qu’ils savent indiquer des solutions valables et décisives. Bien sûr, nous parlons ici des partis de la gauche anticapitaliste, qui n’ont pas une grande force quantitative ou qualitative, mais qui doivent saisir ce moment pour se relancer à moyen terme. Le mouvement en a besoin, car il a besoin de réponses radicales et « visionnaires » pour faire des sauts en avant significatifs. Cette gauche en a besoin aussi, pour sortir de la crise qu’elle vit depuis des décennies et construire une nouvelle perspective.

L’occasion de Gênes

À Gênes, on verra tout cela, et autre chose encore. Parlons d’abord de la situation italienne.

Le mouvement antimondialisation est arrivé en Italie avec un peu de retard. À l’exception des « pionniers » qui ont senti le nouveau climat qui se développait en Europe (on peut penser au rôle des syndicats COBAS dans le réseau des marches européennes), d’organisations jeunes, comme les Jeunes communistes ou les Centres sociaux, qui ont créé des liens internationaux et des initiatives locales, des ONG liées depuis toujours à des expériences des réseaux mondiaux (des Mani tese à la campagne plus articulée Sdebitarsi), beaucoup des sujets maintenant impliqués dans la construction du contre-sommet de Gênes (par exemple Lilliput ou la Marche mondiale des femmes) ont repris l’esprit de Seattle. Ce sens du moment, tout à fait normal dans le rythme international des mobilisations, n’a toutefois pas empêché le « mouvement » italien de s’enraciner et de s’étendre. La manifestation du 17 mars à Naples a marqué une étape importante de ce processus, en démontrant que le terrain des luttes antimondialisation pouvait réunir des sujets sociaux en chair et en os, capables de percevoir le lien très étroit entre leur propre condition matérielle et une vision générale du monde. Après les premières expériences internationales — Amsterdam et Cologne, mais ensuite Prague et Nice (pour de nombreux Italiens, Ventimiglia, où leurs trains ont été bloqués à la frontière), après les premières tentatives de mobilisation en Italie — MobiliTebio à Gênes, NoOcse à Bologne, Sull’ambiente à Trieste, Naples a marqué un tournant par l’ampleur et la participation de masse, qui se fait sentir dans la préparation de Gênes. En effet, des centaines d’organisations sociales, politiques et syndicales se retrouveront au Genoa Social Forum. Là, on voit, presque nom par nom, la carte de l’aire anti-néolibérale, indispensable pour construire un projet d’opposition au gouvernement Berlusconi. Ici aussi, on retrouve les divergences inévitables, voire les mêmes batailles pour se disputer l’hégémonie (par exemple, la « déclaration de guerre » des Tute bianche, un coup de propagande pour gagner de la visibilité et charmer de larges secteurs de jeunes). Ici aussi, par ailleurs, nous pouvons retrouver une gamme analogue à celle qui existe sur le plan international. Un secteur plus « modéré » – de Lilliput à l’Arci – un autre plus radical mais non homogène. Ya Basta est différente des COBAS et des Réseaux pour les droits globaux créés par les COBAS et certains centres sociaux, dont Officina de Naples.

Construire le mouvement, construire le parti

Le Parti de refondation communiste (PRC), en particulier par le biais des Jeunes communistes, a joué un rôle incontestable de premier plan au cours de cette nouvelle phase. De la participation au Forum de Porto Alegre à la construction matérielle des initiatives sur le champ, le PRC a su se brancher sur une réalité vivante, la soutenir avec conviction, mais aussi en dialoguant intelligemment avec elle, sans prévarications ou hégémonisme à l’ancienne.

Pour la première fois depuis sa naissance, le parti s’est retrouvé dans une condition de rapport réel avec un mouvement de masse en puissance et pour la première fois il a dû affronter une problématique très délicate. Parfois, sans réussir à résoudre l’énigme. S’il a réussi à éviter les comportements « partitistes », autoproclamatoires et autosuffisants, il est souvent tombé dans l’erreur opposée, en s’adaptant aux positions et comportements du mouvement, ou plutôt de certains de ses secteurs, en se réservant un rôle de médiation politique ou de référence institutionnelle. Somme tout, c’est devenu plus difficile — pour toutes les composantes du parti, si l’on n’y veille — de réussir à maintenir l’équilibre nécessaire entre la construction du mouvement et la construction du parti, sans penser que l’un exclue l’autre. Le problème n’est pas simple, surtout dans une phase, comme celle que nous vivons, signée par la destruction de corps sociaux, les défaites des gauches, le retard sur le plan politico-culturel. Mais précisément à cause de cela, c’est un thème à discuter sérieusement, sans simplifications ou exorcismes. À partir de ces considérations aussi, on peut fixer certaines « tâches de travail », en rapport avec l’échéance de juillet, mais aussi l’après-Gênes :

  1. La première est de travailler pour élargir le mouvement, le construire et le consolider. Le mouvement a déjà démontré qu’il existe, il a fait preuve de son potentiel, a énoncé ses objectifs. Maintenant il doit croître, se ramifier, s’élargir à des secteurs plus amples de la population, du monde du travail, de vastes couches de jeunes, etc. Dans ce dessein, il y a certaines conditions essentielles. La garantie du pluralisme de ses composantes, de la légitimité de positions diverses, mais aussi une attitude unitaire à partir de la constitution de lieux adéquats de discussion et de mobilisation. Il faut poursuivre et renforcer l’expérience du Genoa Social Forum, c’est-à-dire de Forums sociaux à l’image de Porto Alegre, mais en décentralisant à l’échelle nationale et locale. Pour faire un saut qualitatif, il faut que les assises du mouvement dépassent la structure de coordination pour passer à une forme plus en mesure de stimuler la participation.
  2. Pour faire cela il est fondamental de formuler un agenda politique clair, une plate-forme de lutte, une déclaration d’intention. S’il s’agit d’une nouvelle phase, un de ses éléments constitutifs est que la résistance ne suffit plus. Les nouvelles générations demandent des solutions, des idées, des projets de travail réalisables, qu’on peut démontrer et débattre. Même la « ritualisation » des contre-sommets risque d’ossifier un mouvement qui a bien d’autres potentiels et bien d’autres espaces d’action. Il s’agit de les combler, en construisant des revendications d’ensemble qui concrétisent le processus en cours, le cœur des contradictions engendrées par le néolibéralisme – le conflit capital/travail, l’exploitation effrénée de la Terre, la marchandisation et l’oppression des femmes, la précarisation de toute une génération, la guerre et la faim, et ainsi de suite – mais en les intégrant à des interprétations fondamentales.
  3. Le lien nécessaire – entre le global et le local, entre des questions quotidiennes (le chômage, les salaires, les retraites, l’école, l’information, la culture, etc.) et les politiques globales décidées aux sommets internationaux, les imbrications entre les différents états – devient un passage obligé. L’exemple de Danone est significatif : dans ce cas, le rapport précis entre le véritable fonctionnement d’une multinationale et l’impact de ses décisions sur le plan local a été clair pour tous.
  4. La construction d’un rapport stable entre le mouvement ouvrier et les nouveaux sujets en mouvement est tout aussi décisive. Leur capacité de rencontre sera l’élément décisif. Encore une fois, le cas Danone : le licenciement par une entreprise rentable à été immédiatement perçu comme une très grave injustice. Les travailleurs ont eu recours à une arme traditionnelle et toujours efficace : la grève. Mais des milliers de citoyens ont recouru à l’arme du boycottage pour se solidariser et participer à une lutte qu’ils considéraient comme la leur.
  5. Donner un visage anticapitaliste et radical au mouvement. Le mouvement antimondialisation est un mouvement « pluriel » qui trouve ses racines communes dans l’antilibéralisme et c’est très bien ainsi. Par ailleurs, c’est un mouvement encore dans une phase ascendante de formation et d’affirmation. Néanmoins, en son sein, des esprits et orientations diverses sont déjà visibles, avec des objectifs différents. C’est donc utile et juste qu’une orientation de classe et anticapitaliste s’affirme, qui combatte le profit, l’exploitation, et aspire à révolutionner les rapports de production. Bien sûr, il ne s’agit pas de parcourir cette route de façon sectaire, ni dogmatique, et encore moins doctrinaire, mais dans le vivant de la construction concrète du mouvement, dans le respect de ses temps et de ses formes.
  6. Construire les assises unitaires du mouvement ne signifie pas sous-évaluer ou ne pas voir aussi des formes plus concrètes par lesquelles la disponibilité de faire partie d’un mouvement plus général, voire international, se manifeste. On retrouve des nouvelles structures à l’échelle mondiale qui expriment ce besoin et ce potentiel. ATTAC en est une. Son lancement prochain en Italie constitue une expérience très importante, une preuve que ça vaut la peine de tenter, précisément pour offrir une forme spécifique et un nouveau besoin de participation politique. Bien entendu, fonder et construire l’ATTAC ne peut pas se substituer à d’autres fonctions : ni au syndicalisme, dans sa forme traditionnelle ou dans d’autres à envisager pour l’organisation des précaires, ni encore moins au parti, qu’il faut au contraire relancer dans ce nouveau contexte.
  7. La construction active du parti représente une conséquence nécessaire et indispensable à ce que nous avons affirmé jusqu’ici. Le parti n’est pas un contrepoids au mouvement, et ce n’est pas une structure transitoire, à écarter quand le mouvement devient plus impétueux. C’est un lieu indispensable d’élaboration collective et de planification de l’intervention sociale. C’est ce qui reste quand la marée reflue ; c’est un projet plus de fond et de plus longue haleine. Aujourd’hui le Parti de la refondation communiste, justement, vise à se construire dans le vif des luttes ouvrières et des luttes antimondialisation ; il doit savoir le faire dans le respect de ces luttes et de leurs assises, mais avec la conscience de son apport propre et de sa nécessité propre. La visibilité de son espace d’action, de ses idées à lui, se gagne aussi avec un effort d’élaboration supplémentaire, en distinguant les nœuds plus fondamentaux, en les liant à sa propre histoire et à son identité, mais surtout son projet propre. Il y a deux terrains où cette approche sera de mise : la redéfinition du concept d’espace public en opposition à l’absolutisme libéral du profit, mais aussi, à la lumière des échecs du XXe siècle, en opposition aux expériences de la bureaucratie prétendument « réellement socialiste » d’un côté et de l’étatisme social-démocrate de l’autre ; une lecture communiste et révolutionnaire de la démocratie participative – à partir de l’expérience de Porto Alegre, mais en allant au delà – comme un instrument de démocratie directe, de participation de la base, non seulement à l’administration locale mais aussi à la définition de choix d’ensemble. Deux terrains qui peuvent jouer un rôle fécond dans le processus de refondation communiste.

Rome, 15 juin 2001.

Pour citer cet article

Salvatore Cannavò, « Gênes, une occasion de refonder la gauche anticapitaliste », Inprecor, n° 459-460, juin-juillet 2001.

Pas de licence spécifique (droits par défaut)