- Pourquoi affirme-t-on qu’il n’y a pas de dialogue social en Guadeloupe ?
Cette affirmation est péremptoire et en partie fausse. Dans de très nombreuses entreprises, les directions respectent le rituel de la réunion mensuelle des délégués, de la réunion régulière du comité d’entreprise et le cycle des fameuses négociations annuelles obligatoires (NAO). Mais, chacun sait que si les directions sont tenues à l’obligation de négocier, rien ne leur impose de donner satisfaction aux revendications des salariés.
Il faut reconnaître néanmoins qu’un nombre significatif de patrons s’autorise à passer par-dessus la législation sociale. Ceux-là bénéficient de leur puissance financière, de leurs contacts dans l’appareil politique, de l’impunité que leur garantissent les institutions compétentes pour dire le droit. Le dialogue social est singulièrement difficile dans les petites entreprises où, compte tenu de l’effectif, il n’existe pas d’institutions représentatives du personnel.
- Le syndicalisme mérite-t-il d’être refondé ?
Il me semble impossible et inconséquent de pratiquer l’activité syndicale, aujourd’hui, comme nous l’avons fait avant les mobilisations de 2009. Or, tout se passe comme si nous n’avions tiré aucune expérience de ces événements historiques. Il existe, en effet, une forte tendance des organisations syndicales à se replier sur leurs propres structures comme pour protéger leur espace vital. La réalité est que le mouvement social, après être parti à l’assaut du ciel en 2009, semble se noyer sous une cascade de petits riens. Hynoptisées par la féerie des apparences, les organisations syndicales s’enfoncent dans le marécage des futilités et des superficialités. L’effondrement des projets collectifs indique, du même coup, le désarroi des directions syndicales. La voie est, aujourd’hui, ouverte à la démultiplication des aventures individuelles, au retour dans le giron des organisations syndicales parisiennes. Autant dire que la vision de l’avenir vient s’égarer dans le flou du présent. L’hypothèse qui guide notre réflexion est que le mouvement social de 2009 vient clore, après une quarantaine d’années, un cycle qui a débuté avec la création d’une part de syndicats comme l’UTA, l’UPG et l’UGTG, et d’autre part, le Mouvement d’action syndicale unifié (Masu). L’ouverture d’un autre cycle s’avère possible mais ne relève d’aucune fatalité. Il faut travailler, me semble-t-il, à la construction d’un front syndical unifié.
- Manquons-nous de culture syndicale ?
Loin de là. Si nous entendons par culture syndicale, une activité organisée, cohérente, collective et durable en vue d’atteindre des objectifs par la mise en mouvement des salariés, l’histoire du mouvement ouvrier guadeloupéen constitue un véritable laboratoire d’expérimentations à ciel ouvert. Depuis la fin du XIXe siècle face à Hégésippe Légitimus et Achille René-Boisneuf, après la Seconde Guerre mondiale, avec les militants communistes, au début des années 1970 avec le mouvement national ou bien encore avec le Liyannaj kont pwofitasyon (LKP), il y a là une somme d’expériences qui réclame de tout syndicaliste qui se respecte, une réflexion approfondie. Tout mouvement syndical crée sa culture dans les luttes, dans les victoires comme dans les défaites.
- Pourquoi commence-t-on à faire grève avant de commencer à négocier ?
Il faut se méfier des généralisations abusives. Comprenons bien que les salariés, en général, ne font pas grève par plaisir, mais parce qu’ils ont souvent épuisé tous les moyens de se faire entendre. La grève arrive parfois trop tard, quand la discussion n’est plus possible, quand le climat est complètement pourri, quand la raison est réduite au silence par des passions mortifères. Il est vrai que dans une période récente, on a vu apparaître une forme de syndicalisme pratiquant la tactique de la terre brûlée. Tout se passe comme si la satisfaction des revendications des salariés était une affaire secondaire.
L’important consiste à casser tel ou tel patron même si tout le monde doit périr dans l’apocalypse d’un dépôt de bilan. Ce type de syndicalisme relève d’une consternante pauvreté et d’une insondable inefficacité.
- Que pensez-vous de la démarche des ouvriers de l’usine de Gardel, au Moule, lors de la grève de trois semaines qui a perturbé la campagne cannière et sucrière ?
Une démarche suppose une certaine rationalité que j’ai peine à retrouver dans la grève des ouvriers de Gardel. C’est la première fois que la grève est lancée alors que la récolte est ouverte et que les planteurs ont commencé à couper de la canne. C’est une fracture dans l’alliance ouvrière et paysanne qui date de la naissance de l’UTA et de l’UPG. Au nom de quel intérêt ? C’est la méfiance renforcée de l’opinion publique par rapport à un certain syndicalisme qui semble agir avec légèreté et frivolité.
Certes les ouvriers peuvent, à juste titre, évoquer l’application de la clause de convertibilité (Article V de l’Accord Bino). Mais le résultat est que le mouvement de Gardel a plombé la grève générale du 10 mai et a affaibli l’ensemble du mouvement syndical. On ne gagne jamais une grève contre l’opinion publique et cela se termine toujours mal quand on veut user de manière illégitime de sa force. La grève des dockers de 2004, qui s’est terminée par une déroute, aurait dû mettre en garde les ouvriers de Gardel. Cela fait huit ans que le silence règne sur le Port autonome.
- Liyannaj kont pwofitasyon (LKP) est-il crédible ?
Le LKP a eu son heure de gloire qui a duré au moins une année.
Aujourd’hui, nous sommes sous le coup d’un quadruple désastre. Il s’agit d’une débâcle sociale. Des milliers de travailleurs ont été privés de l’Accord Bino. Le préfet de l’époque, avec une certaine malice et une dose de mauvaise foi, a vidé l’accord d’une partie de son contenu. Le LKP, qui pouvait encore intervenir avec fermeté, ne l’a pas fait.
Il s’agit d’une débâcle économique. Des patrons ont pris prétexte des 44 jours pour déposer leur bilan. D’autres entreprises, prises à la gorge, ont été liquidées. Les travailleurs, victimes de licenciements n’ont pas trouvé à leur côté la force du LKP pour pouvoir résister. Il n’y a eu aucune tentative de reprise d’une entreprise sous le contrôle des salariés.
Il s’agit d’une débâcle politique. Le LKP (en tout cas sa direction) avait décidé de faire de Victorin Lurel et de Jacques Gillot, ses boucs émissaires. Résultat : Victorin Lurel est le seul candidat de toute l’histoire des élections régionales à être élu au premier tour de scrutin. Les candidats issus du LKP se divisent en trois branches et le clan majoritaire appelle à l’abstention. Le LKP sort de cette expérience extrêmement défigurée.
Enfin, il s’agit d’une débâcle morale. Le premier principe de la morale consiste à dire ce qu’on fait et à faire ce qu’on dit. Ce qu’il est convenu d’appeler, « les rencontres en catimini » , avec le secrétaire d’État de l’Outre-mer, Yves Jégo, ont enlevé beaucoup de crédibilité à la direction du LKP. On n’a pas cru que ceux qui étaient mobilisés étaient dignes d’entendre la vérité. Ceux-là sont donc partis sur la pointe des pieds sans tambour ni trompette, mais aussi sans espoir de retour dans un avenir proche. Quelques fanatiques intégristes ont interprété les désaccords qui se sont manifestés comme « une bataille entre coqs de basse-cour » . Ce qui était en jeu, ce n’était pas des rivalités de personnes, mais une opposition entre deux visions de la mobilisation de 2009, traduite sur les méthodes de lutte, sur les revendications prioritaires, sur les perspectives à court et moyen terme, sur les questions démocratiques...