- « Si les emplois étaient plus épanouissants, les gens iraient plus volontiers travailler », estime Philippe Poutou.
- © Photo Lionel Paoli.
« Et pour Monsieur Poutou, ce sera ?... » La casquette du candidat bascule en arrière, un sourire presque timide ourle le pli de ses lèvres : « Un grand crème, s’il vous plaît. »
Dans ce bistrot populaire du XIXe arrondissement de Paris, entre les verres qui s’entrechoquent et les bébés qui pleurent, l’ancien ouvrier de l’usine Ford de Blanquefort en Gironde est dans son élément.
En lice pour la troisième fois dans la course à l’Élysée, l’ex-militant CGT ne fait même pas semblant de viser le second tour. Il sait que son aventure s’arrêtera dimanche soir. « L’important, c’est de faire entendre notre voix », glisse-t-il. Nous voulons changer la société en profondeur. Si on se contente de demander gentiment aux plus riches s’ils veulent partager leurs richesses, on peut attendre encore longtemps ! »
Les propos, parfois brutaux, sont contredits par la douceur du regard. Résolument tourné vers ces lendemains qui, assure-t-il, finiront bien par chanter.
- Vous proposez de travailler moins pour gagner plus : Smic à 1 800 euros, semaine de 32 heures sur 4 jours, 400 euros de plus pour tous… Comment est-ce possible ?
Tout le monde trouve normal que Bernard Arnault possède 167 milliards, que les plus grandes fortunes de France aient amassé 236 milliards supplémentaires pendant les dix-neuf mois de la crise sanitaire ! Si ce genre de chose est possible, pourquoi ne pourrait-on pas affecter cet argent à l’hôpital, aux services publics, aux salaires ? Ce n’est pas un problème technique, c’est un choix politique. L’économie est détenue par une poignée de capitalistes qui gèrent l’outil de production comme ils le souhaitent. Nous, nous sommes pour le partage des richesses. Cela suppose une expropriation de ces grandes fortunes et une redistribution. La somme extravagante qui a été donnée par Macron aux cabinets de conseil, elle aurait été plus utile pour renflouer la Sécu !
- Pour vous, le monde se partage entre gentils ouvriers exploités d’un côté, méchants patrons capitalistes de l’autre ?
Ce ne sont pas les mots que nous employons. Dire que les ouvriers sont « gentils », ce n’est même pas une vérité puisque certains votent pour l’extrême droite. Ils n’ont pas tous la fibre collective… Nous, nous dénonçons un système fondé sur le droit de propriété et sur un égoïsme de classe. Cela infuse une sorte de « chacun pour soi » dans la société. On veut discuter d’un autre système possible.
- Que faites-vous des non-salariés ? Les petits commerçants, les auto-entrepreneurs ? Comment augmentez-vous leurs revenus ?
Lutte ouvrière est davantage focalisée sur les ouvriers. Nous, nous nous battons pour les opprimés, tous ceux qui sont victimes du système. Cela inclut évidemment les agriculteurs et les petits commerçants. Notre Smic à 1 800 euros, c’est le revenu minimum que nous souhaitons pour tout le monde ! Y compris pour ceux qui ne travaillent pas, comme les chômeurs ou les handicapés. L’idée, c’est d’offrir un salaire à vie, une Sécurité sociale élargie qui permettrait à tout le monde d’avoir un revenu — quelle que soit sa situation.
- Vous êtes favorable à un revenu d’autonomie pour les 16 à 25 ans. Pour tous les jeunes ou seulement pour ceux issus de familles défavorisées ?
Nous voulons que tous les jeunes, sans distinction, puissent percevoir un revenu équivalent à 75 % de notre Smic. Ce n’est pas qu’une question d’argent ; l’objectif est de favoriser l’autonomie de la jeunesse. Les étudiants issus de milieux riches doivent pouvoir vivre leur propre vie sans dépendre de leurs parents.
- Mais si ce revenu est garanti pour tous, comment allez-vous inciter les jeunes à chercher un travail ?
[Il soupire] C’est un préjugé, ça. Comme lorsqu’on dit que le RSA décourage les bénéficiaires de chercher un travail. En général, les gens ont plutôt envie d’aller travailler et d’être utiles.
- Si vous aviez eu un revenu garanti, à 18 ans, vous auriez eu envie de trouver un emploi ?
[Il hésite] Je ne sais pas… Je n’en sais rien, franchement. Moi, à cet âge-là, j’avais envie de travailler rapidement pour avoir des sous.
- Mais si vous aviez pu avoir de l’argent sans travailler ?
Ben vous voyez, aujourd’hui que je suis au chômage, si je peux me passer du travail pour avoir des sous, ça me va très bien [Il rit] Le problème est que le travail est dévalorisé. Dans tous les métiers, il y a un écœurement de la situation. C’est le cas dans la santé, dans l’éducation. C’est lié à la dégradation des conditions de travail. Si les emplois étaient plus épanouissants, avec moins de pression, les gens iraient plus volontiers travailler.
- Que devrait faire la France pour peser sur le conflit en Ukraine ?
Nous ne faisons pas confiance aux états. La solidarité doit se construire par la base. Nous mobilisons donc nos réseaux militants pour répondre à l’urgence humanitaire.
- Notre pays a-t-il raison d’envoyer des armes à l’Ukraine ?
C’est légitime que les Ukrainiens soient armés. Donc oui, il est légitime que la France leur envoie des armes pour se défendre.
- En dépit de ce contexte, vous pensez toujours qu’il faut quitter l’Otan et désarmer la France ?
Oui, parce que l’OTAN fait partie du problème. Le salaud dans cette histoire, on est d’accord, c’est Poutine. Mais en face, s’il n’y avait pas eu l’OTAN, peut-être que les choses ne se seraient pas passées exactement de la même façon…
- Mais comment pouvez-vous, en même temps, approuver l’envoi d’armes et souhaiter que la France elle-même soit désarmée ?
C’est le problème. Nous sommes pour un monde démilitarisé. Plus on produit des armes, plus ces armes sont utilisées : c’est un fait historique. Les crises économiques débouchent toujours sur des conflits armés.
- Les guerres sont une entrave au commerce international ?
Au contraire ! La reconstruction de Beyrouth ou de Damas, ce sont des marchés juteux pour les bâtisseurs. La concurrence capitaliste suppose qu’à un moment, s’il n’est pas possible de prendre les marchés pacifiquement, on s’en empare par la force. C’est l’histoire de l’Irak hier, celle de l’Ukraine aujourd’hui. Le pays a des richesses qui attisent les convoitises.
- La France doit-elle également renoncer de façon unilatérale à la dissuasion nucléaire ?
Oui. Si on attend que les autres le fassent, ça ne se fera jamais !
- Vous voulez désarmer la police. Mais qui désarmera les criminels ?
On veut désarmer les policiers qui sont au contact de la population. Dans les manifestations par exemple, et dans les quartiers populaires. C’est aberrant qu’on doive manifester avec des gens armés autour de soi. On n’est pas des terroristes, on n’est pas violents… Mais eux, ils ont quartier libre pour nous tirer dessus !
- Certaines manifestations peuvent déraper ou être infiltrées…
Ce n’est pas parce qu’un jeune balance un caillou sur la devanture d’une banque qu’il faut le traiter comme un dangereux criminel ! On est dans des rapports ultra-violents. Idem dans les quartiers populaires : on n’est pas obligés de les traiter comme des nids à délinquants ! Dans des quartiers où le chômage est à 30 %, où les logements sont insalubres, quand la police fait sa ronde en mode cow-boys à minuit… Eh bien, si les policiers n’étaient pas là, ça ne partirait pas plus en vrille ! Nous pensons qu’il faut apporter une réponse sociale à la violence.
- Selon vous, la police ne sert à rien ?
Bien sûr que si. Il y a les violences faites aux femmes, les vols, les cambriolages, le grand banditisme… Pour cela, il faut une police qui peut être armée. Ce que nous demandons, c’est la suppression des brigades anticriminalité (BAC) et des brigades de répression des actions violentes motorisées (BRAV), des corps que nous jugeons répressifs. Il n’est pas question de dissoudre le GIGN !
- Vous souhaitez « d’autres solutions que l’incarcération » pour les criminels. Par exemple ?
Déjà, sur la population carcérale actuelle, une partie n’a rien à faire en prison. Il faut distinguer les éléments dangereux, qui nécessitent une mise à l’écart, et ceux qui font des conneries comme des vols. L’enfermement n’arrange rien.
- Il ne faudrait pas enfermer les voleurs, selon vous ?
Ni les voleurs, ni même les dealers… L’enfermement, c’est vraiment la méthode ultime ! Un jeune qui se fait toper à revendre de la drogue, qui a 18 ou 19 ans, qui fait ça parce qu’il faut vivre… ça pose aussi des questions sociales. Les conditions extrêmement dures imposées à une partie de la population doivent être prises en compte. Ça fait quarante ans qu’on nous parle de réponse sécuritaire, et ça fait quarante ans que la délinquance augmente. Il y a un problème, non ?
- Vous plaidez pour l’ouverture de 100 000 lits et l’embauche de 200 000 hospitaliers…
Nos chiffres viennent des militants. Il s’agit de revenir au niveau d’il y a vingt ou trente ans.
- Porter le délai légal de l’IVG à 24 semaines contre 14 actuellement, c’est nécessaire ?
C’est ce qui existe dans d’autres pays. ça peut surprendre, parce qu’on se dit qu’à vingt-quatre semaines, le fœtus est très avancé. Mais ce chiffre est basé sur des études médicales. Il faut aussi prendre en compte les difficultés que rencontrent certaines femmes pour faire reconnaître leurs droits. Dans les milieux précaires, le temps de faire les démarches, il est souvent trop tard.
- Vous réclamez le remboursement à 100 % des parcours de transition pour les personnes transgenres : est-ce vraiment une priorité ?
C’est une vraie revendication de la jeunesse. Il y a une sensibilité très forte aux discriminations, alors qu’il y a trente ans, ces questions ne se posaient pas. Cela fait partie des droits qu’il faut défendre aujourd’hui.
- Vous voulez lever tous les brevets de l’industrie pharmaceutique. Le problème, c’est que les principaux ne sont pas français…
En effet, ça passera forcément par une mobilisation internationale.
Du tac au tac
— Sur l’autonomie de la Corse : « Nous y sommes favorables. La Corse est un peuple colonisé et nous sommes anticolonialistes ! Il n’y a jamais eu de référendum pour savoir ce que souhaitent les Corses eux-mêmes. »
— Sur le droit de vote pour les étrangers : « Ce ne doit pas être lié à la nationalité, seulement à la résidence. Le fait de travailler ou non ne doit pas être une condition. Moi qui suis au chômage, dois-je perdre mon droit de vote ? »
— Sur l’armée : « On nous dit toujours que la France a besoin d’une armée pour se défendre, mais la réalité est que notre pays n’a jamais été menacé et que ça fait soixante ans qu’elle bombarde en Afghanistan, au Mali… »
— Sur la première mesure qu’il prendrait à l’Élysée : « Oooh… On n’est pas du tout dans l’idée d’être élus ! On sait qu’on ne peut pas et, pour être franc, on ne le souhaite pas particulièrement. Mais sinon, la première mesure, ce serait la mise en place d’un revenu minimum. »
— Sur l’influence de sa candidature sur sa vie professionnelle : « Je suis grillé dans le milieu industriel. Quand on est syndicaliste, en général, on est grillé dans sa ville : moi, je suis grillé dans toutes les villes de France ! Il faut donc que je me démerde. Pour retrouver du travail, je prospecte dans le milieu associatif social et solidaire. »
— Sur l’hypothèse d’une nouvelle candidature en 2027 : « Pas question ! [Il rit] J’avais déjà dit ça en 2017, mais là, c’est sûr et certain. Ce sont des circonstances particulières, liées à la crise sanitaire, qui font que je suis là aujourd’hui. Mais dans cinq ans, j’aurai 60 ans. Je suis pour la retraite à cet âge-là : je vais respecter mes propres revendications. »
— Sur sa succession comme candidat du NPA : « L’objectif, c’est qu’une camarade puisse nous représenter. Il y a eu Alain [Krivine], Olivier [Besancenot] et moi : place aux dames ! »