Jacques Kergoat, disparu en 1999, fut l’une des figures marquantes « des étudiants du PSU » tout au long des années 60. La diversité et l’éclatement des trajectoires dans les années qui suivirent interdit de faire de quiconque « le » représentant de cette tranche d’histoire militante. Mais ce retour sur le rôle de Jacques Kergoat à cette époque peut permettre d’éclairer quelques séquences de cette histoire des étudiants du PSU.
Les continuités et les discontinuités de l’engagement militant de Jacques Kergoat commencèrent au début des années 60 au sein des étudiants du PSU. Son expérience politique fondatrice fut celle de la guerre d’Algérie avec la SFIO conduisant cette guerre et le parti communiste votant en 1956 les pouvoirs spéciaux au gouvernement de Guy Mollet. Pour ceux qui refusaient cette double reddition, il s’est agi de jalons fondateurs délimitant un espace politique à la gauche de la gauche institutionnelle, on dirait aujourd’hui « à la gauche de la gauche ».
Dés le début des années 60, l’engagement militant de Jacques Kergoat, avec la majorité des étudiants du PSU, se déploya dans cet espace. Ce n’était pourtant pas l’espace naturel du premier PSU des années 60, résultant de la fusion toute fraîche entre l’UGS et le PSA. Ce premier PSU avait pour ambition de « reconstruire » toute la gauche, avec l’espoir d’occuper une position centrale dans ce processus entre le PCF et les constellations de la gauche « non communiste ». On peut difficilement considérer Mendés France, adhérent du PSA, comme un représentant d’une gauche de la gauche ! Remarque qui confirme ce point de vue : lors de la tentative d’invasion de Cuba par la CIA de la Baie des Cochons en 1962, les étudiants du PSU appelérent à manifester avec l’union des étudiants communistes, et cela contre l’avis du bureau national du PSU qui entendait demeurer « neutraliste » entre les états-Unis et un pays devenu ami de l’Union soviétique.
Du point de vue des étudiants du PSU, cette situation était acceptée et les contradictions dont elle était porteuse ne commencérent é apparaétre qu’au milieu des années 60. De ce lien organique avec un parti adulte en crise et en renouvellement permanent entre 1960 et 1967, les étudiants du PSU trouvaient plutôt une justification à se distinguer positivement des autres courants radicaux qui é l’inverse apparaissaient à l’époque limités aux seules universités. Par son action militante menée en simultanée, dés le début des années 60, tant au sein du parti adulte qu’au sein des étudiants, Jacques Kergoat illustre les difficultés des étudiants du PSU et de leurs responsables à stabiliser une organisation indépendante.
L’activité politique de Jacques Kergoat au sein des étudiants du PSU émergea à un moment charniére autour de la fin de la guerre d’Algérie. Ce fut le seul moment avant 1968 où les étudiants du PSU connurent un essor militant réel, conséquence des choix du parti adulte contre la guerre d’Algérie et de la création récente en 1960 de ce parti comme nouvelle force en capacité de peser sur la situation politique. Les premiéres actions politiques de Jacques Kergoat eurent donc lieu dans cet environnement favorable, d’abord à la Sorbonne puis parmi les étudiants parisiens. Il n’orienta pas prioritairement son travail en direction de l’UNEF, qui connaissait pourtant é l’époque son ége d’or du fait de son engagement anti-colonialiste et des premiers effets de l’augmentation du nombre des étudiants.
Mais il engagea les étudiants parisiens du PSU dans une mobilisation active contre l’OAS en participant au front universitaire antifasciste « FUA » qui se déployait au quartier latin avec des militants de l’UEC oppositionnels, dont Alain Krivine. Ce faisant, Jacques Kergoat n’esquissait aucun rapprochement politique avec un courant qu’il n’intégrera que dix années plus tard. Pour lui, l’un des moyens de développement des étudiants du PSU était leur participation à des mouvements expressions de nouvelles radicalités politiques.
Au sein du PSU, à la méme époque, Jacques Kergoat adoptait, avec la majorité des étudiants, des positions « légitimistes » inscrites dans les débats dont les événements ultérieurs ont finalement montré leur inscription dans le champ du réformisme. Ce premier PSU n’était pas seulement celui que l’écume de l’histoire retient, é savoir un parti morcelé en de multiples tendances et avec des personnalités promises aux carriéres de l’ére Mitterrand. Il comportait aussi des militants enracinés dans les luttes sociales depuis la période des années 50, alors qu’il n’était pas si facile pour un militant politique ouvrier de combattre et méme de se distinguer d’un PCF alors stalinien et hégémonique. La passion que Jacques Kergoat a nourri ensuite pour l’histoire du mouvement ouvrier s’enracine peut-étre dans ces premiéres confrontations avec ces bouts d’histoire réelle encore présents dans ce PSU des années 60 où ferraillaient et se cétoyaient anciens du PSOP de Marceau Pivert, du POUM catalan, du mouvement trotskiste avec les figures de Pierre Naville ou d’Yvan Craipeau, compagnons de « Trotsky vivant ». L’appartenance au PSU de cette époque était une médiation trouvée pour entretenir des rapports directs avec le mouvement ouvrier. L’une des motivations à l’engagement de Jacques Kergoat dans ce premier PSU tenait à cette insertion concréte dans le mouvement social, comme on dit aujourd’hui.
L’attention qu’a toujours portée Jacques Kergoat aux nouvelles expressions de radicalité et de différenciation politique était d’autant plus vive qu’elles se situaient, non pas aux marges, mais au cœur des appareils et organisations politiques. C’est pourquoi il s’intéressa aux crises de l’UEC qui initiérent une séparation d’avec la direction thorézienne du PC dés 1960. Si, dans le FUA, il mena des actions unitaires communes avec le courant qu’animait alors Alain Krivine, il était bien d’avantage impliqué par le travail politique avec la direction dite « italienne » de l’UEC. Il travailla notamment dans une véritable complicité politique avec Serge Depaquit. Les hasards ultérieurs firent que Serge Depaquit rejoignit le PSU en 1973, alors méme que Jacques Kergoat le quittait pour rejoindre la LCR. Mais ce chassé-croisé est une autre histoire.
Un constat : l’intérét vigilant toujours marqué par Jacques Kergoat vis-à-vis des débats et crises de l’UEC n’était pas de même nature que celui porté à l’UNEF. Il ne fut pas un militant actif de la FGEL, l’association UNEF de la Sorbonne lettres, alors que les frontiéres entre syndicat et organisations politiques étudiantes étaient poreuses, et encore plus à la Sorbonne qu’ailleurs. Son travail politique comme responsable national des étudiants du PSU ne le conduisit pas à définir des orientations d’action à appliquer au sein du syndicat. Le PSU vivait à l’époque dans la culture de l’autonomie des syndicats par rapport aux partis politiques pour proposer des cadres d’action à parité. Les dirigeants de l’UNEF entendaient étre des interlocuteurs à part égale des centrales syndicales. Méme si certains étaient membres du PSU, les participants aux bureaux nationaux successifs jusqu’en 1963-1964 ne jouaient pas dans la méme cour que les étudiants du PSU et avaient leurs propres réseaux de contacts avec la direction du PSU adulte. Telle était la situation lorsque Jacques Kergoat était responsable national des étudiants du PSU et les relations qu’il commence à nouer avec des responsables de l’UNEF, parmi lesquels Michel Mousel, se situaient dans ce cadre d’une indépendance assumée dans chaque domaine d’intervention. Cela changea avec l’investissement direct de Marc Heurgon dans le contrôle d’une UNEF affaiblie en 1967.
La trajectoire politique que suivit Jacques Kergoat au cours de la décennie 1962-1972 fut, comme pour une partie importante du PSU, celle d’un déplacement vers la gauche. Le départ échelonné entre 1965 et 1972 de la premiére direction historique du PSU vers le parti socialiste en cours de rénovation changeait par soustraction mécanique le centre de gravité du PSU. Mais plus significatif, dés un an aprés la fin de la guerre d’Algérie, la gréve massive des mineurs inaugurait un nouveau cycle de luttes et commençaient à se constituer les futurs « groupuscules » étudiants de mai 68. Dans cette recomposition, le PSU se trouvait un pied dedans, un pied dehors. Jacques Kergoat commença alors à tenter de construire un chemin singulier non à ce moment en rupture mais en autonomie par rapport aux regroupements politiques qui se disputaient la direction du PSU sous les houlettes de Michel Rocard et de Marc Heurgon.
Si de nombreux étudiants du PSU, notamment ceux qui s’investirent dans l’UNEF en 1967, peuvent étre définis politiquement comme des « enfants de Marc Heurgon », l’itinéraire de Jacques Kergoat en est indépendant. Au début des années 60, ses références parmi la direction du PSU se situaient d’avantage parmi Pierre Naville et Gilles Martinet. Marc Heurgon n’était é l’époque que l’adjoint « organisationnel » du précédent, Michel Rocard était absent de ce paysage de référence. Ensuite, il refusa tous les relations de vassalité qu’induisait le mode de fonctionnement trés personnalisé d’un parti pourtant labellisé « autogestionnaire ». Il préféra se ménager des lieux d’autonomie politique dans la section du 15e arrondissement, l’ancienne section de Marceau Pivert, puis dans la fédération de Paris. Cette volonté parfois obstinée d’autonomie était accentuée par le fait qu’il n’avait pas le « profil social » naturel d’un dirigeant national du PSU. Dans le PSU des années 60, la profession de journaliste « parisien », un statut d’universitaire reconnu, ou encore la fréquentation de l’ENA étaient autant de passeports nécessaires pour prétendre développer des points de vue indépendants dans les instances nationales de direction. Jacques Kergoat n’avait aucun de ces passeports et postulait quand méme é ce réle de défenseur d’une orientation particuliére, méme si celle-ci ne se dessinait encore qu’en pointillé.
La recomposition politique é laquelle il a œuvré dés cette période a reposé sur la mise en relation de courants, méme microscopiques, mais s’inscrivant dans l’histoire du mouvement ouvrier politique et syndical, de la gauche à l’extréme gauche. Il fallait qu’ils soient, de son point de vue, potentiellement capables de changer les lignes des rapports de force sociaux.
Mais les faits porteurs de changement qui l’intéressaient ne se limitaient pas au seul univers politique. Attentif aux évolutions au sein du salariat, il était distant vis-à-vis des théses de Serge Mallet sur les couches nouvelles é la marge de la majorité des salariés, préférant puiser ses références dans les travaux de Pierre Naville qui observait le cœur des évolutions du salariat. Dés la fin des années 60, il accordait une place importante dans ses préoccupations et choix d’intervention é la question des femmes et de leur insertion croissante dans le salariat. Tant au PSU que plus tard à la LCR, il anima une intervention politique auprés du centre des chéques postaux de Paris, l’une des plus nombreuses concentrations de travail féminin de Paris. Son long compagnonnage avec Danielle Kergoat, sociologue ayant consacré sa vie professionnelle à l’observation des conditions de vie et de travail des femmes ouvriéres, lui a ouvert des champs de connaissance qui n’étaient pas directement à portée d’appréhension dans les réunions de section du PSU.
Le rapport à l’histoire du mouvement ouvrier, ni abstraite, ni support d’aventure individuelle, a largement contribué à déterminer l’itinéraire politique de Jacques Kergoat. Au tournant des années 68, les débats stratégiques furent réactivés par la gréve générale de mai 68, la crise étudiante et leurs conséquences.
L’adhésion de Jacques Kergoat é la Ligue communiste en 1972, avec le courant marxiste révolutionnaire dont il était l’un des principaux animateurs avec Jean-Marie Vincent, signifia que le PSU n’était plus en mesure de traduire au plan politique la radicalisation sociale à l’œuvre depuis la gréve générale de mai 68 et conclut une incontestable rupture avec son passé de militant du PSU. Mais sur l’arc de la période 1960–1999, force est de constater que continuités et discontinuités s’enchevêtrent, la description de toutes ses initiatives dans les années 80 et 90 n’appartenant pas é la période examinée ici.
C’est un véritable travail de Sisyphe qu’il a commencé parmi les étudiants du PSU dans les années 60. Il l’a sans cesse recommencé, le poursuivant au sein de la LCR jusqu’é sa mort en 1999. Alors que tant de courants lui apparaissaient un temps des partenaires possibles pour ensuite disparaétre de l’horizon d’une recomposition é la gauche de la gauche, il fallait une bonne dose d’optimisme pour recommencer. Optimisme qui se nourrissait de sa propre expérience qui l’avait conduit dans les années 60, dans ses années de formation initiale, é aller vers la gauche en conséquence de la situation sociale du moment, mais aussi de ses propres choix politiques.
Il n’était pas inscrit, dans les années 60, que simultanément à ses engagements militants, pourtant gourmands en temps et en énergie, Jacques Kergoat devienne un historien. Son parcours fut singulier. Il l’a accompli en dehors des lieux d’élaboration collective des organisations auxquelles il a appartenu et aussi, à rebours des habitudes françaises, complétement en dehors des cadres universitaires traditionnels. Avec ses livres sur l’histoire du parti socialiste, sur le Front populaire, sur Marceau Pivert, il est devenu un des historiens de référence du mouvement ouvrier de ces cinquante derniéres années. Les analyses qu’il produisit comme sociologue « indépendant » et militant sur le nombre et la nature des journées de gréve en France sont aussi des exemples au plus prés de faits vérifiables et suffisamment globaux pour fournir des analyses pertinentes sur les rapports de forces entre classes sociales. Et l’un des derniers ouvrages qu’il publia avec René Galissot en 2000 fut consacré à Ben Barka. Un retour sur l’anticolonialisme fondateur de son itinéraire politique.