Entretien avec Marwan Othman, dirigeant du parti kurde Yekiti

« Je sais déjà qu’en rentrant je serai de nouveau emprisonné en Syrie… »

, par DEN HOND Chris

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Marwan Othman, 45 ans, se réclame du trotskisme. Il est un des dirigeants de Yekiti, le deuxième parti le plus influent chez les Kurdes syriens. Poète, il a passé au total près de quatre années derrière les barreaux syriens pour délit d’opinion. Invité par le Pen Club International il a pu sortir du pays. Et il retournera en Syrie. Partisan d’une alliance avec la gauche syrienne pour démocratiser le régime, présent au match de foot le 25 mars à la suite duquel il y a eu des dizaines de morts, il partage la demande des deux millions de Kurdes en Syrie pour l’octroi de droits élémentaires et plus d’autonomie dans le cadre de l’État syrien. De passage à Paris et à Bruxelles à la télé kurde, nous avons eu un entretien chaleureux avec ce militant courageux et très populaire parmi les Kurdes syriens.

Pouvez-vous parler de la situation des Kurdes en Syrie ?

Depuis des années, le régime syrien essaie d’arabiser la culture kurde. Les Kurdes n’ont pas le droit à l’enseignement dans leur langue. Notre objectif est néanmoins que la Syrie respecte ce qu’elle est : une mosaïque de peuples. Nous exigeons que l’Etat syrien supprime l’interdiction de notre langue et de notre culture. Nous exigeons des droits pour la minorité comme ça existe dans d’autres pays. Et évidemment la libération de tous les prisonniers politiques. Sur un total de 2 millions de Kurdes en Syrie, environ 250 000 n’ont pas de papiers, donc pas de nationalité syrienne, donc pas de droits pour travailler dans la fonction publique, pas le droit d’acheter un terrain ou une maison. Il faut donc donner la nationalité syrienne à tous ces gens. Le président Bashar al-Assad veut empêcher que les Kurdes et les Arabes luttent ensemble pour la démocratisation du régime syrien. L’Etat syrien a peur des Kurdes. Nous sommes politiquement bien organisés et représentatifs, tandis que les partis arabes n’ont pas autant de soutien populaire. Le président Bashar al-Assad a surtout peur d’une alliance stratégique entre Kurdes et Arabes de gauche. Pour cela, il fait tout pour agrandir le fossé entre les deux peuples. Le 10 décembre 2003 par exemple, des Kurdes et des Arabes ont organisé une manifestation ensemble. C’était la première fois en Syrie.

Pourquoi avez-vous été emprisonné et comment êtes-vous sorti de prison ?

Je suis entré en prison après une manifestation devant le parlement syrien en décembre 2002, le jour international des droits de l’homme. On voulait manifester pour les droit de l’homme en Syrie. Notre parti politique Yekiti (Unis) avait décidé d’organiser cette manifestation pour ouvrir une fenêtre dans ce pays où règne la peur. Mais le gouvernement a interdit la manifestation et comme d’habitude moi et mes amis, qui avions organisé la manifestation, avons été arrêtés et emprisonnés. Avec ces arrestations le gouvernement syrien voulait faire peur au peuple syrien pour l’empêcher de faire ce que nous avions fait, mais ça n’a pas marché, parce que quand nous avons été jugés devant le tribunal, il y avait deux fois plus de personnes que pendant la manifestation. Et tout le monde s’est levé quand nous sommes entrés. Après un an et deux mois nous avons été relâchés suite à une pression internationale, notamment d’Amnesty International et du Pen Club International.

Que pensez-vous et votre parti Yekiti d’une éventuelle intervention des États-Unis en Syrie comme en Irak ?

Nous sommes contre, parce que si on étudie bien les derniers événements au Moyen-Orient, on sait très bien que les Américains veulent y augmenter leur domination. Pour ça on s’est précipité pour organiser des manifestations devant le parlement syrien pour qu’on puisse parler avec le gouvernement syrien et résoudre le problème kurde et celui de la démocratie en Syrie. Nous avons expliqué au président du parlement que nous ne voulions pas devenir le cheval de Troie pour quelqu’un. La Syrie est notre pays, mais le régime doit nous considérer comme des citoyens syriens avec les mêmes droits que les autres citoyens. Jamais nous ne voudrons servir comme outil pour une puissance étrangère. Pour éviter que des Kurdes ou d’autres citoyens syriens opprimés cherchent une solution via l’extérieur, le régime devrait nous accorder nos droits légitimes. Les Américains ont déjà un agenda spécial pour le Moyen-Orient, mais cet agenda ne peut jamais coïncider avec l’agenda de ses peuples. Un jour, les Américains devront partir. Nous sommes tout à fait conscients — mon parti aussi — qu’on ne peut pas déplacer notre Kurdistan dans un autre endroit. Les Arabes non plus, donc les Arabes et les Kurdes sont condamnés à vivre ensemble comme tous les peuples dans le monde entier et pour ça, notre problème ne sera pas réglé par les Américains ou d’autres forces étrangères.

Que pensez-vous de l’embargo imposé par les États-Unis contre la Syrie ?

L’embargo dans la région fait toujours souffrir les peuples, pas les gouvernements. Par exemple l’embargo contre l’Irak a eu comme résultat que le gouvernement irakien a été plus fort, tandis que le peuple irakien devenait plus pauvre. Au lieu d’ouvrir des fenêtres pour les peuples, un embargo les ferme et rend le régime encore plus inflexible. La vie devient plus difficile et il y a plus d’obstacles pour obtenir une démocratisation à cause de l’embargo. Ça devient un prétexte pour le régime.

Quelle stratégie utilisez-vous pour obtenir une démocratisation du régime syrien ?

Les peuples kurdistanais (assyrien, syrien, arménien, kurde, arabe, turkmène) dans toutes les parties du Kurdistan ont beaucoup souffert de l’oppression. Il y a eu des massacres. Et là, il y a un problème avec la gauche syrienne. Elle n’a jamais rien dit contre l’oppression des Kurdes. C’est un problème, parce que pour empêcher que les Américains n’utilisent le problème kurde pour intervenir, il faut diminuer le fossé entre les Kurdes et la gauche, entre les Kurdes et les Arabes pour obtenir que la gauche et les partis démocrates construisent des bases et des ponts pour résoudre le problème kurde. Les Kurdes seuls n’ont pas la force pour démocratiser la Syrie. La gauche seule non plus. Donc il faut une alliance entre les deux. Avant de reprocher aux Kurdes leurs liens avec des forces étrangères, la gauche syrienne devrait tenter de nouer des liens avec nous, justement pour couper l’herbe sous les pieds de tous ceux qui sont tentés de s’allier avec des forces étrangères pour résoudre le problème kurde en Syrie. Parce qu’il faut comprendre que, si on se trouve dans un puits, on s’attache à n’importe quelle ficelle pour en sortir.

Depuis quand et pourquoi es-tu devenu trotskiste et qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui ?

Depuis ma jeunesse j’ai été attiré par la gauche. A l’université de Syrie, les idées de gauche étaient dominantes. Dans les années 1970, le marxisme s’est répandu dans le monde. Après avoir lu des livres sur l’Union Soviétique, j’ai compris que le régime régnant en Union Soviétique était un régime stalinien qui ne représentait pas le marxisme. Ça m’a poussé à chercher d’autres pistes, d’autres branches marxistes non staliniennes. J’ai beaucoup lu des livres de Mao et de Trotsky. J’ai constaté que Trotsky se situait très proche de Marx. J’ai vu aussi que le trotskisme pouvait renouveler les choses et créer des nouveautés, plus que les autres courants marxistes. En 1983, j’ai adopté " le marxisme selon Trotsky ". Tout de suite, nous avons créé un groupe trotskiste parmi les Kurdes syriens et ce groupe a rencontré beaucoup de difficultés avec le gouvernement, mais également avec les autres groupes de gauche parmi les Kurdes et les Arabes. On avait des relations avec la Quatrième Internationale. En 1986, on a fait un grand coup. Notre petit groupe a organisé une manifestation, la première en Syrie qui fête le Newroz, le Nouvel an kurde, notre symbole national. Ce fut un grand succès. Des milliers de Kurdes sont descendus dans la rue. Ensuite tous les yeux se sont fixés sur nous et la plupart de notre groupe trotskiste ont été arrêtés. Cela nous a mis en grande difficulté. On ne pouvait pas continuer tout seuls. Nous avons créé des liens avec des partis de gauche kurde qui acceptaient des trotskistes parmi eux. C’était le cas du parti de paysans kurdes. Ce parti nous a accepté dans son sein comme une branche trotskiste. Après ça, en 1992, avec trois autres partis, nous avons créé le parti du Yekiti (Unis). Le parti Yekiti accepte tous les courants de gauche. Je suis maintenant un des membres de la direction de Yekiti en tant que trotskiste connu.

Combien de temps êtes-vous restés en prison et comment avez-vous gardé le moral ?

J’ai été arrêté en 1981, je suis resté un mois en prison parce qu’on fêtait Newroz à l’université et j’étais le meneur de service. En 1984, j’ai été de nouveau arrêté et je suis sorti de prison après l’amnistie du président. En 1986, je me retrouve encore en prison, parce que j’étais de nouveau le responsable de l’organisation de la fête nationale kurde, le Newroz. En 1988, je suis resté trois mois en prison. Ils m’ont arrêté de nouveau en 1992 pour quelques mois et la dernière fois c’était en 2002. A cause de toutes ces arrestations, je n’ai jamais pu finir mes études. J’étais tout le temps en fuite. Le jour ou j’ai voulu retourner à l’université, je n’ai pas été accepté. Au total je suis resté près de quatre ans en prison.

Dans un pays comme la Syrie, si tu fais le choix de devenir un militant politique contestataire, tu sais d’avance que tu seras arrêté. Comme j’avais un projet en tête pour changer la Syrie, la démocratiser pour tous les citoyens, les Kurdes comme les Arabes, je savais que je serais emprisonné. La prison syrienne est très dure, parce qu’il y a une relation inhumaine entre les gardiens et les prisonniers. Ils veulent tuer leur âme. La torture n’est pas seulement physique, elle est surtout psychologique. Mais comme je savais que mon peuple me soutenait, j’ai pu garder le moral très haut, j’ai pu préserver mes idées et continuer mes activités après être relâché. Je sais déjà qu’en rentrant je serai de nouveau emprisonné en Syrie, mais ça ne me fait rien.

P.-S.

Propos recueillis par Chris Den Hond.

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