Jeune classe laborieuse et très dangereuse

, par BARNIER Louis-Marie

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Tribune libre pour le blog de Nanterre : http://premiereembuche.blogspot.com/

Je voudrais souligner ici deux aspects de la lutte actuelle des jeunes contre le CPE. Le premier concerne le groupe social de la jeunesse ici en construction, le second la prolongation d’un statut « adolescent » dans l’entreprise, ce qui représente un aspect (parmi d’autres) du CPE.

La jeunesse : un groupe en perpétuelle reconstruction

La semaine dernière, l’éditorial de Libération notait que « c’est la jeunesse qu’affronte Villepain ». Cette remarque était visiblement appuyée non sur la mobilisation massive des jeunes étudiants, qui restait (et reste encore) à élargir, mais sur la remarque que les élèves de grandes écoles avaient rejoint le mouvement. Une première lecture pourrait en être l’idée que pour le journaliste, quand les enfants de la grande bourgeoisie se sentent concernés, c’est qu’ils représentent le dernier carré et donc ont derrière eux tous les autres jeunes. Une autre consiste à observer comment, sous une plume évocatrice d’une lecture sociale, se (re)constitue en ce moment ce groupe social de la jeunesse.

S’il est caractérisé depuis longtemps comme âge intermédiaire entre l’école et l’autonomie, les dernières années avaient amené une forte disparité entre jeunes : le taux de chômage est tout à fait différent suivant les quartiers, l’origine familiale, le niveau de diplôme (lié aux éléments précédents), bref suivant les couches sociales (sans oublier la disparité hommes/femmes).

Le CPE ne concerne que dans une moindre mesure certaines couches de la jeunesse déjà trop souvent confrontées à la précarité par les stages, l’intérim, voir simplement par les emplois de restauration rapide ou autre qui les recrutent avec un fort “turn-over”. Ces jeunes ont déjà souvent quitté le cadre de l’université, restant dans leur ville ou leur quartier. Une partie d’entre eux, néanmoins s’accroche aux études qui leur offre une opportunité d’ouverture intellectuelle et éventuellement de pouvoir influer sur un déterminisme trop criant (ceci en réponse au livre « 80 % au bac et après »). Je reste réservé sur la présence de cette dernière couche dans les mobilisations anti-CPE, ce sont souvent des jeunes qui travaillent aussi et qui sont visiblement peu disponibles pour la lutte sur les universités.

Il semble donc que le CPE a pour effet de concerner une nouvelle couche, celle qui entrait auparavant dans la vie active par le CDI... Certes cette entrée passait par le sas des stages, stages rappelons –le devant lesquels les jeunes ne sont pas égaux suivant l’insertion sociale des parents, mais passage obligé lui aussi remis en cause récemment...

Cette unité du groupe de la jeunesse se construit ici autour de la précarité organisée, institutionnalisée et étendue par le CPE. L’enjeu demeure d’élargir aux autres couches de jeunes la lutte contre le CPE, notamment ces jeunes qui ont bougé si récemment dans les banlieues, et dont nous retrouvons certains devant nous dans les universités, mais qui ne sont pas si présents dans le mouvement. Donc oui, nous pouvons ici parler d’un groupe social de la jeunesse... avec les prudences ici relevées.

Le statut de « jeune travailleur »

La nouvelle mesure du gouvernement s’adresse aux moins de 26 ans. Pour eux, la période d’essai s’étendrait désormais sur deux ans, durant lesquels le licenciement pourrait s’opérer sans motif. Après le décret d’août 2005 (décret annulé par la suite) sur le non-décompte des salariés en dessous de 26 ans, associé à l’extension des contrats d’alternance et apprentissage à des centaines de milliers de jeunes, cette nouvelle mesure participe notamment à un objectif : prolonger dans l’entreprise le statut social d’adolescent en créant le statut de « jeune salarié ».

Le décret d’août 2005 instaurait un nouveau décompte des effectifs pour calculer les seuils légaux : seuls étaient décomptés les salariés de plus de 26 ans. Le seuil de 20 salariés pour l’élection de délégués du personnel, de 50 salariés pour un comité d’entreprise se transformait en un seuil de 20 salariés de plus de 26 ans, etc. L’effet en matière d’emploi de ces mesures est plus que discutable [1]. L’effet social en est par contre très clair. Les petites unités que représentent Mac Do, Pizza Hut ou autres, secteur à fort emploi jeune, perdant toute possibilité d’avoir des élus et donc un droit syndical, seraient ainsi redevenus des zones de non-droits. Le mouvement de radicalisation des jeunes s’opposant aux conditions de travail dans la restauration rapide aurait ainsi été jugulé. La possibilité s’éloignerait de créer un lieu où de nombreux étudiants découvrent la vie au travail, la situation de subordination ainsi que son autre dimension, une communauté de salariés agissant collectivement et de façon organisée.

Là où des collectifs de salariés ont réussi à imposer des droits égaux devant les employeurs, cette loi ouvrait la voie à des droits différenciés suivant l’âge. Non décomptés, ces jeunes salariés seraient très vite devenus non électeurs, puis non électifs. Le taux d’accident du travail est déjà plus élevé pour les jeunes : y participe l’impossibilité pour ce jeune salarié de refuser une tâche dangereuse. Mais cette réflexion pourtant largement partagée n’a pas été prise en compte par le gouvernement. La précarité de certains salariés émiette déjà souvent ces collectifs de travail, par ces statuts précaires empêchant de se coordonner pour résister. Une nouvelle différenciation au sein de ces collectifs ne peut que lui porter tort...

Si ce premier décret d’août 2005 a été refusée par le Conseil d’Etat le 23 novembre 2005, au motif de contradiction avec les orientations européennes de représentation des salariés, elle trouve pourtant une suite avec ce Contrat Première Embauche dans sa tentative d’instaurer ce nouveau statut jeune.

Le Contrat Première Embauche se traduit par la possibilité pour le jeune d’être à tout moment remercié sans motif. Cette possibilité offerte à l’employeur de prendre des mesures sans avoir à se justifier aux yeux de ses salariés officialise ce « fait du prince » si souvent de mise dans les entreprises. Elle confirme la nature plus « féodale » du droit du travail, qui limite aux portes de l’entreprise toute dimension citoyenne de liberté d’expression. Car c’est là l’effet le plus direct sur ces jeunes : le CPE se traduit par l’obligation pour les jeunes de se taire, durant ces deux années, sous peine de se voir exclure de l’entreprise. Et si cette période ne suffit pas à calmer le sang bouillant de la jeunesse, un nouveau contrat dans une autre entreprise peut y arriver... il faut relier cet objectif autoritaire à la mission d’insertion confiée à l’armée par les décrets de cette même période d’août 2005.

Ce statut intermédiaire de la jeunesse accompagne depuis des décennies la construction d’un âge intermédiaire entre l’enfance et l’âge adulte. Les mesures de formation pour les jeunes salariés, en instituant les contrats dérogatoires tels que les contrats d’alternance ou d’apprentissage, ont institué ce statut précaire, puis l’ont peu à peu étendu : prévu jusqu’à 20 ans en 1970, il s’étend aujourd’hui jusqu’à 26 ans... Le passage par le sas de la précarité participait aussi à ce maintien dans le statut jeune. Le passage à cet âge « de raison » s’opère, jusqu’à maintenant, principalement par l’intégration dans un emploi stable. Le statut se double alors d’une socialisation dans le cadre du collectif de travail. Par l’instauration de ce CPE, c’est le dernier stade de sortie de cette période transitoire qui se détériore.

Jeune, puis jeune précaire, puis « jeune salarié », le chemin s’allonge pour devenir salarié à part entière, et gagner le droit de participer au collectif des salariés, à ses luttes et aux transformations, à cette source d’émancipation collective qu’il représente. Nul doute que la plus grande faculté de la jeunesse à se révolter explique l’extension de ce statut transitoire dans l’entreprise.

Il s’agit ici d’un projet de société, tourné contre la jeunesse. Le choix de faire reposer le poids du chômage sur cette couche de la jeunesse ne date pas d’hier, puisque l’extension des contrats atypiques pour la jeunesse date de 1982. Tout un programme pour la « gauche ». Plutôt que de réfléchir à une autre répartition du chômage et de la partie « fluide » de l’emploi qui passerait par une extension du CPE à tous les salariés, il est temps de refonder un autre projet politique s’attaquant vraiment au chômage, en commençant par une autre distribution des richesses. Tout un programme...