C’est d’abord que les professions de foi en faveur d’une telle intégration sont des gages donnés aux créditeurs et investisseurs étrangers, une façon de dire que le passé est bel et bien révolu pour attirer les capitaux.
Pour les ex-communistes social-démocratisés c’est en outre la condition d’une reconnaissance internationale comme interlocuteurs “crédibles”. Avec le risque croissant que les discours sociaux et critiques envers la “modernité” occidentale proviennent exclusivement de courants de droite. La candidature à l’UE permet aussi de légitimer dans les pays concernés les politiques d’austérité qui accompagnent les “transformations systémiques”. Les nouveaux élus en Pologne ont exigé que les négociations sur leur candidature ne soient pas ajournées ou retardées par les débats non résolus sur le fonctionnement de l’UE : il faut rendre la transition irréversible, disent-ils. Et l’accélération des transformations doit être légitimée par un “impératif” : celui d’une adhésion à horizon suffisamment rapproché pour rendre crédibles les mesures qui visent l’ajustement sur les institutions et mécanismes de l’UE.
Du côté des populations des défiances s’expriment dans les sondages. Pourtant, l’adhésion à l’UE reste sans doute largement associée (à tord ou à raison) à l’espoir de vivre mieux : ne s’agit-il pas de l’ Europe des riches ? En Slovénie, la plus développée des républiques de l’ex-Yougoslavie, dotée du plus haut revenu par habitant de l’ensemble de l’ex-"bloc socialiste", les partisans de l’intégration à l’UE les plus réalistes exprimaient ainsi leur choix d’indépendance tourné vers la riche Europe occidentale : "mieux vaut être les plus pauvres en ville que les plus riches au village". Si certains en Europe de l’Est partagent cette "vision d’avenir", d’autres croient plus naïvement que l’intégration à l’Europe libérale leur apportera son niveau de vie moyen ; de même, l’unification allemande signifiait pour les populations des Länder de l’Est l’espoir de partager le niveau de vie des Allemands de l’Ouest.
Rares ont été ceux qui, comme Karol Modzelevski [1], ont mis en garde contre une intégration sans protection à l’ordre capitaliste mondial. Prenant l’exemple de l’unification allemande qui, selon lui, "a été une catastrophe économique" dont il faut tirer les leçons, il ajoutait : or, "l’Allemagne est le pays le plus riche d’Europe (...). Les centaines de milliards déboursés par le budget fédéral pour satisfaire les Länder orientaux ont adouci les effets sociaux du krach d’une économie socialiste raccordée du jour au lendemain au système économique de l’occident, mais n’ont pas arrêté sa ruine. Si les Allemands ont peut-être les moyens de construire sur les décombres de la RDA une économie entièrement nouvelle adaptée aux exigences mondiales, les autres pays post-communistes ne peuvent guère y songer" [2]. Avec le recul on a vu que le coût de l’unification a été infiniment plus élevé que prévu. En outre, “sur les décombres de la RDA” s’établit une sorte de Mezzogiorno avec, dans les populations concernées beaucoup de désillusions. Le dernier livre de Günter Grass donne une certaine idée. Les murs, banals, de la pauvreté se dressent désormais et s’ajoutent au mépris de tout un passé réduit à la seule dictature du parti unique. Enfin, l’unification allemande et l’ouverture à l’Est (notamment les délocalisations) sont utilisées dans l’actuel bras de fer social en Allemagne dans une logique de démantèlement des acquis sociaux de ce qu’y fut le "modèle social de marché"... L’incorporation de l’Europe centrale et orientale à l’Union européenne ne disposera ni de l’ Etat redistributif ni des capitaux "nationaux" - ni des puissants syndicats - dont était dotée la RFA...
Mais la crainte d’être encore plus marginalisés et perdants en restant hors de l’UE et l’absence d’alternative crédible de gauche à l’Europe de Maastricht pèsent dans les consciences. Dans l’immédiat les choix "européens" (vocabulaire en vigueur fort significatif : on ne peut être "européen" qu’en étant dans l’UE...) légitiment donc les politiques "d’ajustement structurel" aux critères de Maastricht. Le retour (provisoire) des ex-communistes par les urnes a plutôt confirmé la possibilité d’une alternance politique aux élections qui n’a pas bouleversé les nouvelles règles du jeu.
L’agriculture plaque sensible
L’agriculture est une véritable plaque sensible, un dossier central pour l’intégration dans l’UE, non seulement à cause de son poids dans l’économie, mais parce qu’il s’agit de questions littéralement vitales : la part de l’alimentation a augmenté dans le bugdet des ménages qui se sont appauvris. Les prix de marché actuels sont plus faibles dans les PECO que dans l’UE, d’autant qu’ils se heurtent à une dramatique faiblesse de la demande solvable avec la montée de la pauvreté... C’est dire que la hausse des prix des produits alimentaires de base (par un alignement sur les prix de l’UE) aurait des effets explosifs socialement. C’est généralement un point omis dans les bilans “ coûts/bénéfices ”... Mais divers scénarios demeurent possibles sur l’avenir de la PAC et les effets de l’intégration seront multiples.
La perspective des aides au revenu agricole et à la restructuration de l’agriculture est évidemment un élément attractif de l’adhésion de pays dont la production agricole des PECO représentait en 1990 20 à 50% de celle de l’Europe des Douze, selon les secteurs [3]. Mais c’est aussi dans les campagnes qu’on trouve le plus d‘inquiétude envers une adhésion à l’UE qui implique aussi une brutale confrontation avec des agricultures très subventionnées et modernisées. En réalité la plus grande incertitude règne sur ce que seront les “acquis communautaires” lors de l’adhésion. Celle-ci pourrait accélérer la remise en cause préalable de la PAC dans la continuation des négociations de l’Uruguay Round transmises pour l’an 2000 à l’OMC. Les prix de l’UE s’aligneraient sur les prix mondiaux (dont sont proches les prix est-européens) et les subventions directes remplaceraient (compenseraient ?) les pertes de revenus que provoqueraient ces ajustements. Mais les revenus des agriculteurs des PECO seraient-ils alors alignés sur ceux de l’Ouest ? On peut en douter “puisqu’ils n’auraient pas connu de changement de prix de leurs produits”... Il demeurerait toutefois l’accès aux fonds de restructuration. Mais à quelles conditions ?
Comme les autres secteurs, l’agriculture des PECO a été soumise à une "transformation systémique" visant une "privatisation forcée" des moyens de production. Or, elle est loin d’être stabilisée. Derrière les nouvelles sociétés par actions, les anciennes coopératives se sont souvent maintenues [4]. Or "la PAC implique certes une très forte intervention", soulignent des experts, "mais dans le cadre général d’une économie de marché sans monopolisation des activités d’amont et d’aval et sous un contrôle des transferts de revenus. Comment seraient réparties les aides à l’hectare et au cheptel dans les fermes d’Etat qui perdurent, et même dans les coopératives de production et dans les nombreux cas où la propriété de la terre reste très imprécise ?" [5]. A l’extrême opposé, l’intégration à l’UE laisserait-elle indemmes les micro-propriétés individuelles qui se sont multipliées et qui pour l’instant atténuent encore les explosions sociales en assurant une autosubsistance dans les campagnes et une position de repli pour les chômeurs ?
L’hypocrite discours libre-échangiste
L’agriculture intervient aussi dans un autre dossier sensible : celui des échanges commerciaux avec l’UE. Un des effets de la phase de démantèlement des anciens systèmes de prix, de l’ouverture du commerce extérieur et de la suppression du CAEM a été une réorientation majeure des échanges extérieurs des Pays d’Europe centrale et orientale vers l’Union européenne - et un déficit des balances courantes de la plupart de ces pays, y compris désormais de la République tchèque. Les importations se sont envolées. Quant aux exportations, bien plus limitées, elles sont souvent le fait des firmes occidentales réalisant à l’Est des opérations de sous-traitance. C’est le cas du marché de l’habillement (vêtements, chaussures) dont la part a doublé dans les exportations des PECO depuis 1988 recouvrant un déplacement relatif de délocalisations de firmes européennes de l’Asie vers l’Europe de l’Est. C’est également vrai pour le secteur des machines et équipements.
En outre, si des accords d’association ont libéralisé l’accès au marché communautaire pour les produits des PECO, ils prévoient de nombreuses exceptions qui font l’objet de protocoles particuliers et de restrictions quantitatives : ils concernent le textile, le secteur du charbon et de l’acier, un certain nombre de produits de base et des produits considérés comme "sensibles", notamment le secteur agro-alimentaire. Or les pays d’Europe de l’Est détiennent des avantages compétitifs en premier lieu dans ces secteurs... Les mesures de protections prises par l’UE à l’encontre des importations de produits animaux et de produits sidérurgiques en provenance des PECO a fait chuter ces ventes en 1993 d’environ 10% en valeur... Double langage et double politique, donc : on impose en Europe de l’Est la suppression des protections alors qu’elles sont puissamment maintenues à l’Ouest.
Tous dans le même bateau du capitalisme libéral
Quelle peut être une alternative de gauche à l’alignement sur les exigences de l’Europe libérale ? Karol Modzelevski mettait en garde les populations contre les effets d’une intégration sans protection à un monde capitaliste où l’efficacité se mesure au démantèlement des acquis sociaux et où l’on est d’autant plus "productif" qu’on licencie. La logique de l’A.M.I. (accord secrétement négocié par les pays de l’OCDE) - celle de la “réciprocité” entre le loup et les poules du poulailler qu’on ouvre - doit être combattue aussi dans les relations de l’UE avec les pays du Sud comme de l’Europe de l’Est.
L’UE est confrontée à des contradictions majeures dans sa politique d’élargissement à l’Est :
- le choix de l’élargissement, dit-on pour combattre les réticents qui font des calculs de coûts, est d’abord une question politique : il faut stabiliser le continent et moralement répondre à l’attente de ceux à qui on a dit “ privatisez, alignez vous sur notre système et vous serez alors dans la grande ‘ famille européenne ’, le club des riches et de la civilisation ”. Mais la “ transformation systémique ” préconisée fait naître de nouveaux murs de l’argent et donc aussi de nouveaux conflits dont le syndrome yougoslave est le témoin.
- de même, l’UE exige un “ajustement structurel” des PECO sur ses institutions et sur son “modèle de marché” - mais elle met en même temps comme préalable à l’adhésion une “capacité à soutenir la concurrence”... Bref il faudrait sans doute qu’il n’y ait pas trop de chômage, pas trop de dégradation du niveau de vie et de crises sociales à l’Est, car tout cela compte dans l’accès aux fonds structurels... Mais en même temps le type de transition qu’elle impose est inexorablement socialement régressive.
Il faut s’appuyer sur ces bilans pour développer une autre logique de sécurité fondée sur la stabilité par le développement et par la convergence des revenus réels. C’est une logique coopérative d’intégration, qui prend en compte les différences de niveaux de productivité et respecte les valeurs des uns et des autres. Mais ceci est en réalité également vrai pour les pays de l’UE-15...
Alors certains courant de gauche préconisent de s’opposer à l’élargissement de l’UE, tant qu’on aura pas changé la nature de celle-ci, tant qu’on ne l’aura pas démocratisée et rendue plus sociale. Bref, d’abord on consolide, et puis on s’élargit. Ils soulignent à juste titre que pour être capable d’intégrer les PECO (mais aussi pour éviter les creusements d’écart que l’unification monétaire va produire entre régions de l’UE) il faudrait un vrai budget européen - autre chose que 0,1 ou 0,2% du PIB commun. La conclusion est une position de rejet de l’élargissement à l’Est, en dénonçant (à juste titre, certes) les dégats socio-économique et le déficit démocratique de l’UE telle qu’elle est.
Mais à l’Est, on leur dira : “laissez-nous donc avoir vos problèmes...”. Et ceux qui feront obstacle à une adhésion souhaitée (à tord ou à raison) seront inévitablement perçus comme ceux qui veulent construire une "Europe des riches", dresser une “forteresse Europe”...
Il est donc essentiel de mener de front plusieurs batailles :
- celle de la transparence et de l’information des diverses populations concernées (à l’Est comme à l’Ouest) sur la réalité de l’Union, sur les effets des politiques économiques qui y sont menées, sur les débats que suscitent ces politiques ;
- celle de la solidarité et de l’élargissement coopératif, qui implique aussi défendre le droit d’adhésion des pays qui le souhaite - mais alors montrer que, si l’UE telle qu’elle est conçue est incapable d’accueillir les pays qui le demandent, il faut, avec eux, changer d’Union...
- celle de la pluralité des choix : il faut renverser l’ordre des débats. Quelles sont les finalités de l’union, les choix de sociétés ? Discuter ensuite des moyens (y compris monétaires) pour y parvenir ;
- celle de la démocratie qui permette le contrôle des grands choix. A la dictature du plan centralisé et du parti unique, on veut nous opposer des choix de société faits par les marchés financiers ou des technosstructure incontrôlées. Il faut y opposer l’invention d’une démocratie individuelle et collective qui respecte les droits des êtres humains et des peuples.
Il faut donc un autre “traité” pour une autre Europe - et avancer dans cette direction à partir d’une critique concrète de ce que produit l’Europe libérale. On peut le faire de l’intérieur et de l’extérieur de l’UE. A chaque peuple de décider ce qui lui convient le mieux - et d’en tirer le bilan, pas à pas, avec les autres.
Sur toutes ces questions, à l’Est comme à l’Ouest et au Sud, nous sommes dans le même bateau : les logiques libérales à l’oeuvre dans le monde remettent en cause ici comme là les acquis sociaux. Ici comme là, on ne peut simplement défendre ces “acquis” menacés et le secteur public existant contre les privatisations sans une critique radicale du bureaucratisme, et sans redéfinir d’autres mécanismes et critères de gestion de ces services. Voilà ce que “disent” les luttes et les débats qui s’opposent à l’Europe de Maastricht à l’intérieur de l’UE elle-même : celles sur les questions de la sécurité sociale ou des services publics, celles sur l’emploi... Il faut faire connaître ces débats- et ces luttes là à l’Est. Y faire connaître aussi ce que furent les marches de chômeurs venus revendiquer une autre Europe à Amsterdam pendant la conférence intergouvernementale
Il faut aussi multiplier à l’échelle de l’Europe (Est et Ouest, Nord et Sud) les réseaux associatifs et syndicaux luttant contre les méfaits du libéralisme. Car les alternatives ne sont pas simples questions d’idées. Une autre Europe est “théoriquement” possible, même avec l’Euro. Mais l’Euro maastrichtien n’est pas une “erreur” que l’on pourrait combattre par les seuls arguments du débat. Seuls des changements de rapports de force pourraient imposer une autre logique... Mais pour cela il faut aussi que de nouveaux projets communs se forgent dans des luttes. Il n’y aura pas d’alternative de gauche à l’Est, si elle n’existe pas d’abord au sein même de l’UE telle qu’elle est...
Les populations de l’Europe de l’Est comme de l’Ouest sont concernées par l’absence de démocratie des actuels projets de construction européenne. Une monnaie unique ? Pour quoi faire ? Pour quels choix de société ? Avec quel contrôle des peuples concernés sur leur avenir ? Les débats sur fédéralisme ou confédéralisme, vote majoritaire ou consensus n’ont pas de sens tant que l’on ne sait pas quel projet commun l’on est prêt à poursuivre.