En plein coeur de la Communauté européenne dont elle abrite les institutions, la Belgique devient-elle l’enfant malade de l’Europe occidentale ? Le pays paraît de plus en plus ingouvernable. La vie politique résonne de polémiques évoquant celles qu’on entend en Europe de l’Est, où la question nationale fait craquer les Etats.
Comme il y a quatre ans, c’est l’opposition entre Flamands et francophones qui a fait chuter, le 25 novembre 1991, le gouvernement dirigé par M. Martens. Elle est sortie comme un diable de sa boîte au moment où on ne l’attendait pas. En 1987, elle avait jailli avec d’autant plus de force qu’elle avait été cadenassée six années durant par un gouvernement social-chrétien libéral qui avait choisi de donner la priorité au redressement économique du pays. Cette fois-ci, la question communautaire ressurgit alors que le gouvernement social-chrétien-socialiste au pouvoir entre 1988 et 1991 a été incapable de concrétiser la troisième phase de la réforme fédérale de l’Etat qui devait, pour sortir de la crise précédente, permettre notamment l’élection directe des assemblées régionales et communautaires et couronner le processus en transformant le Sénat en Assemblée fédérale [1]. Ces deux échecs de 1987 et de 1991 ont mis hors course M. Martens, véritable champion de la longévité politique, qui a dirigé pendant plus de onze ans des coalitions de centre droit et de centre gauche.
La crise belge présente de nombreuses similitudes avec celle d’autres démocraties occidentales. Comme ailleurs, les partis traditionnels perdent une partie de leur légitimité. Le phénomène est surtout frappant en Flandre, où les libéraux, les sociaux-chrétiens et les socialistes – la « bande des trois » – ne totalisent plus que 66,7 % de l’électorat (95 % en 1950 et 74 % en 1987). L’extrême droite, les Verts et les libertariens de l’homme d’affaires dit « anarchiste » Van Rossem font la différence. À Anvers, la plus grande ville du pays, la « bande des trois » est même minoritaire dans l’électorat. L’usure est moins sensible en Wallonie (81,5 % des voix, contre 89 % en 1987), mais des signes permettent de penser qu’elle ne fait que commencer. Tout se déroule comme si la Flandre avait une ou deux élections d’avance. Le début de percée de l’extrême droite à Bruxelles, où le Front national a décroché un siège et où le Vlaamse Blok devance le Parti socialiste flamand, apparaît comme un signe avant-coureur...
En même temps, on relève deux particularités qui font de cette crise un phénomène sans équivalent en Europe occidentale. D’une part, il ne s’agit pas seulement d’une crise de régime, mais de celle d’un État qui s’interroge sur ses chances de survie dans l’Europe de demain. D’autre part, cet État souffre de très graves difficultés budgétaires qui réduisent les marges de manoeuvre sociale, minent la faible légitimité des institutions et font planer la menace d’une intervention des grandes organisations financières internationales. La combinaison de ces deux éléments provoque un désarroi social, politique, culturel et moral de plus en plus profond.
Un capital multinational prépondérant
L’État belge est une création artificielle des puissances européennes. Champ de bataille entre les grands, ce « pays petit aux frontières internes est tombé par accident dans un trou de l’histoire » [2]. Il a été créé comme zone-tampon entre la France post-révolutionnaire et les anciens régimes soutenus par l’Angleterre. La tentative d’intégration des provinces belges aux Pays-Bas, tout de suite après Waterloo, s’était brisée sur la révolution de 1830. Davantage qu’une révolution nationale, ce soulèvement était une manifestation de la vague révolutionnaire qui allait déferler sur le continent en 1848. C’est d’ailleurs par souci de stabilité que la Grande-Bretagne et ses alliés avaient doté le nouvel État d’une monarchie constitutionnelle dans laquelle le roi disposait de pouvoirs non négligeables. Depuis lors, le palais est un ciment décisif des institutions.
Il n’y a pas de nation belge ni de peuple belge en tant que produit historique. C’est cette réalité qui frappe à la porte aujourd’hui avec de plus en plus d’insistance. Un certain élan patriotique a pu être suscité pendant la première guerre mondiale, autour de la personne du roi Albert Ier, puis, en 1940-1945, à la faveur de la résistance contre le nazisme. Mais ni dans un cas ni dans l’autre il n’a débouché sur une conscience nationale durable. Au contraire, ce sentiment d’unité naissant portait chaque fois en lui sa propre négation. Dans les tranchées de l’Yser, est né le mouvement flamand, issu de la révolte des soldats du nord du pays contre leurs officiers francophones. Après la seconde guerre mondiale, la grève insurrectionnelle de 1950 contre le retour du roi Léopold III, surtout contesté dans le sud du pays pour son comportement pendant l’Occupation, marque le point de départ du mouvement wallon. Celui-ci s’affirmera dix années plus tard, après l’échec de la grève générale de 1960-1961, lancée par le syndicat socialiste FGTB à partir de ses bastions en Wallonie.
La stabilité institutionnelle jusqu’aux années 50 découle du fait que l’État a suscité par en haut l’apparition d’une bourgeoisie belge qui n’existait pas à l’origine [3]. Grands hommes d’affaires, les Saxe-Cobourg ont joué un rôle déterminant dans cette évolution. Cette classe possédante s’est cristallisée autour de ce qui fut, pendant cent cinquante ans, le fleuron économique du pays : l’empire de la Société générale de Belgique [4]. L’écroulement de cet empire en 1988, lors de la bataille du groupe Suez contre l’OPA de M. De Benedetti, est bien plus qu’une péripétie économique : c’est le signe le plus tangible de la disparition de cette bourgeoisie très particulière, à la fois unitaire, francophone (pas « wallonne » pour autant) et royaliste.
Disparition de la bourgeoisie belge ? Les chiffres parlent d’eux-mêmes : les 3 100 premières entreprises situées en Belgique, qui représentent 88 % de la valeur ajoutée globale, sont pour un tiers entre les mains des multinationales. Celles-ci créent 43,5 % de la valeur ajoutée globale [5]. La structure interne de la classe possédante s’en trouve complètement modifiée. Dorénavant, aux côtés d’un capital multinational prépondérant, on trouve, d’une part, un patronat flamand solidement organisé dans son association (le VEV) et conscient de son identité, et, d’autre part, un patronat wallon faible et dispersé, très lié aux grands groupes français. Ce changement constitue le soubassement matériel de la crise d’un État de plus en plus privé d’assise. Il explique que l’« ancrage belge », comme on dit, soit une préoccupation économique constante de ceux qui cherchent à stabiliser les institutions étatiques. Même le débat sur les privatisations d’entreprises publiques est teinté du souci de reconstituer un milieu « national » d’hommes d’affaires.
Cette évolution économique s’est traduite, dans la sphère politique, par des décisions qui, à leur tour, ont favorisé un changement de mentalité dans les populations. Tous les grands partis se sont scindés sur une base linguistique. Les responsables politiques ont répondu à la crise communautaire en mettant en chantier une réforme fédérale de l’État, qui a connu trois moutures depuis la fin des années 60.
Le paradoxe est que cette réforme a éliminé l’oppression nationale — de sorte que la polémique communautaire passionne de moins en moins de citoyens, — mais que la crise institutionnelle continue néanmoins de s’approfondir. L’explication est simple : les sociétés du Nord et du Sud évoluent de plus en plus selon leur dynamique sociale, politique et culturelle propre. Au Nord, les consciences sont profondément imprégnées de la mémoire collective de ces années terribles du siècle passé, où la Flandre était presque aussi pauvre et opprimée que l’Irlande [6]. Au Sud, elles sont marquées au fer rouge des explosions de colère prolétariennes dans ce que Marx appelait « le paradis du capitalisme ». Au Nord, l’évolution politique est rythmée par la crise du puissant Parti social-chrétien (CVP) qui, par l’intermédiaire de ses organisations sociales, contrôle largement la santé, l’enseignement, la culture. Au Sud, l’élément déterminant est le malaise diffus face à la politique gestionnaire d’une social-démocratie hégémonique [7]. Pas étonnant que les idées séparatistes surgissent inévitablement chaque fois que la crise politique rebondit...
Ni la Flandre ni la Wallonie d’aujourd’hui ne peuvent être mises dans le même sac que l’Irlande du Nord, car la crise de l’État n’est plus alimentée, en Belgique, par la question nationale au sens strict mais par la difficulté de maintenir dans une structure unitaire deux peuples qui n’ont jamais été consultés sur leur éventuelle cohabitation. Et qui, tous deux, sont confrontés à un déficit démocratique. Dix ans après leur formation, les exécutifs régionaux et communautaires censés « rapprocher le pouvoir du citoyen » gèrent 40 % des budgets publics. Mais ils ne sont pas élus au suffrage direct : ils sont composés des élus nationaux, qui siègent alternativement à la région et « au national ». Même si cela devait – enfin – changer, dans le cadre du « dialogue de communauté à communauté », la légitimité réelle de ces institutions resterait problématique.
L’autre spécificité est financière. L’endettement public représente 123 % du produit national brut (PNB), niveau le plus élevé de la Communauté européenne. Le besoin annuel de financement de l’ensemble des pouvoirs publics se monte à 7,3 % du PNB. La charge de la dette se chiffre, bon an mal an, à quelque 500 milliards de francs belges (1 franc belge = 0,16 franc français) sur un budget (Etat et régions) de 2 200 milliards [8].
Depuis la fin des années 70, et surtout depuis 1982, le gouvernement central et les exécutifs régionaux et communautaires ont eu pour objectif prioritaire de réduire les déficits et de redresser la compétitivité des entreprises. Non sans succès partiels, mais sans résultats décisifs. Et au prix d’une inégalité croissante, qui approfondit le malaise social et la crise de légitimité des partis traditionnels. Le PNB s’est accru de 24 % en dix ans. Mais, de l’aveu de la Banque nationale, les revenus des salariés ont baissé de 13 % au cours de cette période, tandis que les bénéfices des entreprises augmentaient de 75 % et les revenus de la fortune de 37 % [9].
Une étude universitaire sur la Sécurité sociale révélait récemment que 652 000 ménages (21 %) vivent en situation de précarité matérielle [10]. Le chômage est repassé sous la barre des 10 % à la fin des années 80, mais il a repris son ascension depuis, et plusieurs études estiment le déficit d’emploi à un million de postes de travail. Les services publics sont soumis à une austérité et à des restructurations continuelles. Au cours des trois dernières années, d’amples mouvements de protestation des personnels de la santé, des enseignants francophones et des éducateurs sociaux ont révélé toute la profondeur du malaise social, l’acuité des besoins non satisfaits... et le fossé avec les responsables politiques.
Ce qui rend la crise actuelle particulièrement aiguë, c’est que la question nationale et les problèmes d’ordre budgétaire et social se nouent aujourd’hui... par l’intermédiaire de la Communauté européenne. Pour être dans le peloton de tête de l’union économique et monétaire, la Belgique doit satisfaire aux normes décidées à Maastricht : réduction du déficit budgétaire à moins de 3 % du PNB en 1995 et compression de l’endettement aux environs de 60 % du PNB à terme.
Sur le plan social, des tels impératifs ne peuvent qu’entraîner un alourdissement de la facture payée par la population. Le Conseil supérieur des finances (CSF) chiffre l’effort à 165 milliards de francs belges en quatre ans. Les avis divergent sur l’ampleur des recettes nouvelles, notamment du côté de l’impôt des sociétés, qui ont bénéficié de généreuses incitations fiscales au cours des dix dernières années [11]. Mais les responsables des trois grandes familles politiques s’accordent à dire que la réduction des dépenses sera substantielle.
Les dernières compétences du pouvoir central
La Sécurité sociale, l’une des plus développées d’Europe, est dans le collimateur. Le Conseil supérieur des finances a plaidé pour que son budget soit globalisé dans les budgets de l’État et qu’on lui applique la norme d’une croissance inférieure à l’inflation. Cette suggestion n’a pas été retenue par M. Dehaene, mais le premier ministre prévoit que la Sécurité sociale doit fournir 40 % de l’effort budgétaire. Or celle-ci figure parmi les dernières compétences de l’État central. Plus grave : c’est la seule de ces compétences qui soit susceptible de maintenir un consensus social autour de la légitimité de l’État central. Les autres domaines réservés à celui-ci (défense, politique extérieure, intérieur, justice) apparaissent comme beaucoup plus distants des citoyens. Cela explique qu’on voie se former une curieuse alliance de fait entre la Couronne, les unitaristes, la Fédération des entreprises de Belgique et les directions du mouvement ouvrier contre les propositions de fédéralisation de la Sécurité sociale... M. Dehaene a donc fait preuve de beaucoup d’habileté en demandant aux partenaires sociaux de gérer paritairement l’énorme budget de la « Sécu ».
Sur le plan politique, les décisions de Maastricht pourraient bien aggraver la crise de légitimité de l’État. Un rejet du traité est certes peu probable, mais M. Roland Leuschel, le « gourou » de la puissante Banque Bruxelles-Lambert, estime que la Belgique, comme l’Italie, ne sera pas au rendez-vous de 1996. Cela aura de très sérieuses conséquences politiques intérieures.
Les cercles dirigeants comptent parmi les plus chauds partisans d’une structure étatique supranationale. Ils en espèrent pour l’économie des possibilités de commandes publiques que l’Etat belge n’a plus les moyens d’assumer ainsi que des retombées positives pour les PME. Mais ils ont aussi des visées plus politiques. Le combat de l’ex-premier ministre, M. Martens, pour faire de Bruxelles la capitale de l’Europe, se fondait explicitement sur la nécessité de donner un supplément d’âme à l’État belge et au « fédéralisme d’union ». Tout cela est emballé dans un discours euphorisant sur l’abolition des frontières, le refus du racisme et l’élimination du danger de guerre en Europe, d’une part ; sur la pacification démocratique des relations entre les Flamands et les francophones, d’autre part. Mais si cette Europe idéale apparaît, dans les années qui viennent, comme la cause du démantèlement des protections sociales, si les institutions régionales et communautaires apparaissent comme les porteurs d’eau non démocratiques de cette politique, il ne restera plus guère que des moyens autoritaires pour éviter l’éclatement de l’État et préserver la compétitivité de l’économie. Est-ce compatible avec le maintien du compromis « à la belge », qui associe le mouvement ouvier chrétien et les partis socialistes à la conduite des affaires ? Les syndicats accepteront-ils de cogérer avec le patronat l’assainissement budgétaire de la Sécurité sociale ? Le péril d’extrême droite, bien réel, servira-t-il d’alibi ? Et comment réagira cette société qui a si souvent, par de puissants mouvements sociaux, secoué le pays au cours de sa brève histoire ?