La condition prostituée

, par MATHIEU Lilian

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Lilian Mathieu, dans La Condition prostituée, tente de sortir de la polémique sur la reconnaissance ou l’abolition de la prostitution, en apportant un éclairage sociologique qui rend compte de dix ans d’étude du monde du trottoir.

  • Pourriez-vous nous donner quelques indications sur la prostitution en France aujourd’hui et la législation qui la concerne ?

La prostitution en tant que telle est absente de la loi française, elle est considérée comme une activité privée sur laquelle l’État n’a pas à intervenir. En revanche, l’État intervient sur deux activités qui sont liées à la prostitution, indirectement, d’une certaine manière : d’une part, le racolage, le fait de solliciter des hommes qui passent et de leur proposer ses services sur la voie publique ; d’autre part, le proxénétisme, le fait de retirer un profit économique de la prostitution d’autrui. Le racolage est un point extrêmement sensible à l’heure actuelle. Il connaît deux formes : le racolage actif, le fait qu’une prostituée sollicite de manière active quelqu’un et l’importune, et le racolage passif. Ce dernier délit avait disparu en 1994 à l’occasion du nouveau code pénal, il a été réintégré en 2003 avec la loi sur la sécurité intérieure (LSI). C’est simplement le fait de se trouver sur la voie publique et d’être connue comme prostituée par la police. Cela laisse un pouvoir arbitraire fabuleux aux policiers pour réprimer les prostituées. L’enjeu de la réintroduction de cette loi est liée au faitque de nouvelles prostituées sont apparues dans certaines zones urbaines, qu’elles dérangent – et les nuisances peuvent être réelles, il ne s’agit pas de les nier. On s’intéresse évidemment davantage aux nuisances causées aux riverains qu’aux prostituées. Quant au proxénétisme, exploitation de la prostitution d’autrui, il en existe plusieurs formes, proxénétisme simple ou proxénétisme avec acte de torture ou en bande organisée. La LSI a un peu innové à ce niveau en introduisant le crime de traite des êtres humains. La question de la traite est apparue ces dernières années comme un problème social extrêmement grave qui appelait l’intervention des pouvoirs publics. Mais cette loi ne sert strictement à rien car les faits relevant de la traite pouvaient déjà être condamnés au titre de la lutte contre le proxénétisme en bande organisée ou avec acte de torture. Les articles de la loi de 2003 sur le racolage répriment les prostituées et, pour avoir l’air de prendre en compte le fait que les prostituées sont souvent davantage des victimes que des coupables, ce nouveau crime est introduit avec l’idée que les prostituées sont sur le trottoir uniquement parce que de méchants proxénètes les y obligent et que ce sont toutes des étrangères en situation irrégulière.

  • Pourquoi des personnes se prostituent-elles, si elles n’ont pas été enlevées par un « vilain » réseau de proxénétisme ?

Des logiques et des parcours très divers peuvent conduire à la prostitution. Un point est néanmoins commun à toutes les trajectoires de prostituées : le fait de débuter cette activité sous une forme de contrainte, qui peut être, il ne s’agit pas de le nier, celle de proxénètes qui, par la violence ou la menace de la violence, contraignent quelqu’un à se prostituer pour leur propre bénéfice. Mais il y a aussi des contraintes économiques directes. Des personnes se retrouvent dans une situation d’extrême détresse sociale et économique et, dans l’urgence, n’ont pas d’autre alternative que de faire des passes. C’est le cas des jeunes en fugue, notamment des jeunes homosexuels dont la famille a découvert l’orientation sexuelle et qui les a mis dehors, des toxicomanes dépendants qui ont besoin de trouver très rapidement l’argent qui leur permettra d’acheter le produit dont ils ou elles dépendent. Cela peut être une situation de contrainte par manque d’alternative, lorsque les voies pour gagner de l’argent de manière légitime dans notre société – par le travail – sont inaccessibles ou lorsque d’autres voies comme les formes de l’assistance – via le travail social, le RMI, etc. – sont inaccessibles ou insuffisantes. Le fait d’être sans papiers, toxicomane, sans abri, soit de manière conjuguée, soit de manière articulée, à des degrés divers, peut conduire à des situations de détresse qui induisent la prostitution, avec une logique qui est celle du genre. Ce sont majoritairement des femmes qui optent pour la prostitution alors que les hommes, dans des situations similaires, vont plutôt opter pour d’autres formes de gains illégitimes, voire illégaux, comme le vol. Une autre logique un peu secondaire, celle de la « frustration sociale », apparaît chez certaines personnes qui, après avoir franchi le pas de l’entrée dans la prostitution, toujours dans la douleur, réalisent que cela peut être une source de revenus confortables, comparée aux autres sources accessibles, notamment vu le niveau de diplôme relativement bas d’une majorité de prostituées. Ces deux tendances, qui peuvent s’articuler et que j’ai retrouvées chez la majorité des prostituées que j’ai pu rencontrer, concernent aussi les prostituées qui viennent de l’étranger. On a une même situation de fermeture de l’économie « normale » du travail, un niveau très faible, des revenus d’assistance dans des pays où l’État social n’a jamais existé ou qui a été complètement détruit par des politiques néolibérales. Pour organiser la venue de prostituées de ces pays en France, un proxénète n’a pas besoin de leur taper dessus, de les droguer, etc. Leur faire miroiter l’espoir qu’elles pourront gagner plus en France en exerçant cette activité suffit. Ceux que l’on désigne généralement comme proxénètes ne sont d’ailleurs pas forcément ceux qui récupèrent l’argent, mais ceux qui organisent le déplacement et auprès de qui les prostituées sont en dette.

  • Le débat autour de la prostitution a été assez vif ces dernières années. Deux positions qui paraissent très tranchées ressortent… pour résumer, abolitionnistes et réglementaristes. Pourriez-vous revenir sur ces deux positionnements, leurs applications en Europe et leurs limites ?

Les termes abolitionnisme et réglementarisme sont extrêmement ambigus. Au XXe siècle, la prostitution est une activité réglementée, qui impose aux prostituées de se faire enregistrer auprès de la police et de se soumettre à des contrôles gynécologiques réguliers dans une logique de prophylaxie des maladies vénériennes. C’est évidemment inefficace puisque les clients ne sont pas surveillés, et c’est une logique répressive d’encadrement et de stigmatisation des prostituées. L’abolitionnisme, à la base, c’est abolir la réglementation de la prostitution qui enferme les personnes enregistrées comme prostituées dans ce statut, avec un tas de conséquences négatives. Dans une démarche humaniste et progressiste, les abolitionnistes ont lutté pour l’abolition de toute réglementation de la prostitution. En 1946, on supprime les maisons closes, qui sont une forme d’encadrement réglementaire et, en 1960, on supprime l’obligation faite aux prostituées de se faire dépister régulièrement d’éventuelles maladies sexuellement transmissibles. La France est toujours aujourd’hui sous un régime abolitionniste. C’est une optique extrêmement pertinente car cela n’enferme pas les prostituées dans un statut dégradé, officiellement ratifié par l’enregistrement, et cela les fait réintégrer une espèce de droit commun. Si elles ont une maladie sexuellement transmissible, elles vont se faire soigner comme n’importe quelle personne susceptible d’avoir la même maladie. Elles bénéficient d’une forme d’informalité : elles ne sont pas durablement étiquetées. Si quelqu’un se trouve dans une situation de détresse telle qu’il a besoin de faire une passe ou deux un soir, il aura peut-être surmonté sa difficulté le lendemain et ce sera un mauvais souvenir qu’il gardera peut-être en mémoire, mais sans plus de dommages. L’abolitionnisme considère que les prostituées sont dans une situation vulnérable dans notre société, qu’il faut développer des services d’assistance qui leur soient spécialement dédiés, notamment pour celles qui veulent quitter le trottoir et trouver une activité plus légitime dans le monde du travail. Mais ce n’est pas une obligation, vu que c’est une activité privée sur laquelle l’État n’a pas à intervenir. Progressivement, les organisations qui se réclamaient de l’abolitionnisme ainsi entendu ont développé un autre sens du terme abolitionnisme, le fait de lutter pour un monde sans prostitution, celle-ci représentant une forme d’esclavage. L’idée d’un monde sans prostitution ne me choque pas au niveau moral, le problème est une définition essentialiste de la prostitution posée comme étant nécessairement un esclavage, impliquant obligatoirement des proxénètes, une soumission totale. Ce discours n’est pas conforme à la réalité. Historiquement, l’esclavage et la prostitution sont deux choses très différentes. Au XIXe siècle, aux États-Unis ou ailleurs, la prostitution était un moyen pour les esclaves de se racheter et de gagner leur liberté. Les prostituées, dans ce qu’elles racontent et mettent en œuvre de leur activité, ne sont pas obligatoirement dans une position de soumission par rapport aux clients ou aux éventuels proxénètes. Elles ont une forme de maîtrise de leur activité, du moins pour celles qui maîtrisent au mieux leur destin. On ne peut pas généraliser à toutes les prostituées à partir de celles qui sont effectivement en situation de dépendance, d’hétéronomie, de domination. Il ne s’agit pas de nier la présence des proxénètes, et le fait que la loi puisse les réprimer durement est à mon sens une bonne chose, mais dire que toute prostituée a un proxénète car il serait inimaginable qu’une femme ou qu’un homme reste de lui-même dans la prostitution me semble extrêmement préjudiciable. Les conséquences pratiques du discours qui considère la prostitution comme un esclavage inadmissible sont que, si c’est un esclavage inadmissible, il faut l’interdire. Il ne faut pas criminaliser les prostituées, qui sont des victimes, on va donc poursuivre les clients, les condamner, comme c’est le cas en Suède actuellement. Le problème est que, tel que c’est mis en application, cela ne fait pas nécessairement disparaître la prostitution. Si l’interaction entre un-e prostitué-e et un client est susceptible d’entraîner des poursuites si elle est constatée par la police, on agit sur l’aspect du constat. On va rendre cette interaction possible dans des lieux qui ne sont pas directement accessibles aux constats des policiers : des zones isolées comme les sous-bois, les bordures d’autoroute, ou des lieux fermés comme les boîtes de nuit, les bars ou les appartements privés. Une prostituée qui attend le client dans un sous-bois la nuit n’est pas dans une situation de sécurité telle qu’elle peut négocier favorablement l’interaction avec le client. Elle est au contraire davantage à la merci de tous les agresseurs possibles. Le patron de bar qui accueille des interactions entre des clients et des prostituées va considérer qu’il peut tomber pour proxénétisme hôtelier et va plutôt louer son arrière-salle. On crée un nouveau proxénétisme hôtelier. Depuis la loi suédoise, le nombre de prostituées a augmenté en Norvège, ce qui est quand même assez éclairant. On ne fait que déplacer le problème, voire aggraver les conditions des personnes qui exercent cette activité et que l’on voulait plutôt aider.

Le terme réglementarisme est aussi piégé tel qu’on l’utilise aujourd’hui, dans le sens d’une politique qui veut soumettre la prostitution à une réglementation administrative. Dans le discours abolitionniste, pour disqualifier les adversaires, on qualifie de réglementaristes ou de néo-réglementaristes ceux qui disent que la prostitution est l’activité qui permet aux personnes qui l’exercent de gagner leur vie, que c’est une source de revenus réguliers pour elles, quelque chose qui est proche d’un métier et qui devrait être reconnu comme tel. Ce n’est effectivement pas tout à fait un métier, d’une part parce que c’est stigmatisé. Il y a à la fois l’idée qu’une intégration dans le droit commun du droit du travail permettrait d’annuler le stigmate, et celle, qui me semble plus pertinente, que la prostitution, en tant qu’activité informelle, est tenue à l’écart des dispositifs de protection sociale rattachés aux vrais activités professionnelles (sécurité sociale, retraite, accidents du travail, etc.). Le problème de cette position est qu’elle se fonde sur l’idée qu’il suffit de faire comme si c’était une activité légitime pour que cela le devienne, ce qui me semble assez illusoire. Un statut social spécifique ne bénéficierait à mon sens qu’à une certaine catégorie de prostituées, celles qui se reconnaissent pleinement comme telles, qui assument le stigmate, qui trouvent leur compte dans cette activité, qui gagnent des revenus relativement confortables. Beaucoup d’autres exercent la prostitution de manière informelle et ne veulent surtout pas être reconnues comme telles, car elles savent que c’est une activité mal considérée dans notre société. Elles se maintiendraient à distance du statut si d’aventure on en créait un. Aux Pays-Bas et en Allemagne, la prostitution peut être une activité salariée. Plutôt que des maisons closes où il peut y avoir exploitation des prostituées, on va légaliser dans un cadre bien défini les conditions dans lesquelles des entrepreneurs peuvent ouvrir des établissements de prostitution (les eros centers, en Allemagne) où les prostituées ont de vrais contrats de travail avec un ensemble de protections. Cette idée est fondée sur une distinction entre la prostitution libre, qui doit bénéficier des protections auxquelles peut prétendre n’importe quel salarié, et la prostitution forcée, qui doit être combattue parce que les prostituées sont victimes de proxénètes. Il y a une ambiguïté extrêmement intéressante et significative dans le fait que, dans la définition de la prostitution forcée, il y a notamment les prostituées étrangères en situation irrégulière. Aux Pays-Bas, où des prostituées étrangères, spécialement en situation irrégulière, exerçaient de longue date, il y a l’idée que, sous couvert d’une politique de la prostitution, on met en place une politique de la migration. En instaurant un cadre réglementaire dans lequel on va légitimer la prostitution, on définit un extérieur à ce cadre et les prostituées qui ne remplissent pas les conditions pour rentrer dans ce cadre vont se retrouver exclues et dans une situation encore plus vulnérable. Dans certaines revendications de mouvements de prostituées qui défendent l’idée d’un statut, il y a aussi un enjeu corporatiste. Certaines vont se revendiquer respectueuses des lois de la république, ce qui veut dire que les sans-papiers ne sont pas tout à fait respectueuses de ces lois, donc que leur légitimité à exercer peut tout au moins être mise en question. C’est un univers extrêmement concurrentiel, on protège aussi son marché.

  • On a vu les limites des approches réglementariste et abolitionniste. Est-ce que vous pourriez parler des approches alternatives possibles de la prostitution ?

Il n’y a pas de recette miracle, mais il y a néanmoins des leviers sur lesquels on peut agir. L’idée des abolitionnistes d’un monde sans prostitution… Pourquoi pas ? Mais cela ne peut pas se faire en contraignant les prostituées. Cela a été marginal dans le discours abolitionniste, mais néanmoins exprimé, que par l’effet de la LSI, qui rend la vie des prostituées particulièrement impossible, elles feraient autre chose. Idée complètement absurde, car c’est déjà une des pires situations qu’elles puissent connaître. On est quand même dans une des rares situations, si on réfléchit en termes de mouvement d’émancipation, où on vise à l’émancipation d’une population sans prendre en compte ses souhaits et ses désirs. On fonctionne sur un déni de la capacité des prostituées à prendre la parole et à avoir un discours sur elles-mêmes. Il ne s’agit pas de prendre ce discours au pied de la lettre, mais bien d’en saisir les enjeux. Certaines revendications sont traversées par des enjeux de concurrence et d’élimination de la concurrence. Il ne faut pas être naïf pas rapport à cela. J’en reviens à l’idée que l’entrée dans la prostitution est toujours une contrainte, faute d’alternative. Il s’agit d’instaurer des alternatives et de les renforcer par une politique sociale, mais pas forcément spécifique aux prostituées pour ne pas les enfermer dans un statut. Cela signifie réintégrer au maximum ces personnes dans le droit commun de la protection sociale – ce n’est pas la voie que l’on prend à l’heure actuelle dans notre pays – et faire que ce soit un vrai système de protection sociale qui permette de maîtriser son existence. Cela passe par une revalorisation des minima sociaux : une augmentation significative du minimum retraite, et pas les quelques kopeks que Fillon a octroyés récemment aux vieux, un accès au RMI qui soit considérablement revalorisé pour les moins de vingt-cinq ans, la régularisation des sans-papiers, une politique de la toxicomanie qui ne soit pas principalement axée sur la répression. C’est aussi prendre en compte que les prostituées sont parfois mères célibataires, et l’allocation parent isolé est extrêmement basse. Une vraie politique de protection sociale serait d’autant plus souhaitable qu’elle ne bénéficierait pas seulement aux prostituées mais à l’ensemble des personnes précaires dans notre société, et il y en a beaucoup. Une politique de l’emploi qui permette à chacun d’avoir les moyens de vivre convenablement est aussi un enjeu par rapport à l’idée de respect de l’autonomie des prostituées et de leurs capacités à définir quel doit être leur bonheur, leur intérêt, ce qu’elles veulent vivre. Un individu qui est dans la précarité extrême n’est pas maître de son destin, il le subit plus qu’il ne le maîtrise. Bon nombre de prostituées, si elles étaient dans une situation de sécurité matérielle et psychologique, si elles avaient vraiment des alternatives, choisiraient les alternatives plutôt que le trottoir. Mais je ne vois pas au nom de quoi on refuserait à d’autres, comme le font les abolitionnistes, le droit de continuer à exercer cette activité, si elles estiment être suffisamment compétentes pour maîtriser les interactions avec les clients, si elles en tirent une forme quelconque de satisfaction, même si cela peut paraître étrange aux personnes qui ne se prostituent pas.

  • Pouvez-vous revenir sur les mouvements de prostituées de 1975 et 2002 en France ? Sur la forte alliance avec les féministes en 1975, qui n’a pas été reconduite en 2002 ?

Ces deux mouvements sont apparus sur des enjeux très comparables. En 1975, une mobilisation de prostituées a vu le jour à Lyon à cause d’un harcèlement policier extrêmement dur et répressif. Elles étaient accablées de PV pour racolage passif, raflées, conduites au commissariat, passaient la nuit en garde à vue et, pour les récidivistes, menacées de peines de prison. Les mères de famille risquaient de voir leurs enfants placés à la DDASS. En juin 1975, les prostituées lyonnaises se sont mobilisées et ont occupé une église pendant une dizaine de jours pour dénoncer la répression policière. Elles ont bénéficié du soutien d’abolitionnistes du Mouvement du Nid, principale association abolitionniste française, qui pensaient que, par cette mobilisation, les prostituées prendraient conscience que la prostitution est une aliénation et arrêteraient, à terme, de faire le trottoir. Les abolitionnistes considéraient de toute façon que la cause était juste, que la répression était illégitime et ne pouvait que fragiliser des personnes déjà extrêmement fragiles. Le mouvement féministe s’est aussi rallié à la cause des prostituées, avec un certain temps de retard car la prostitution n’était pas une question particulièrement débattue au milieu des années 1970, la lutte pour la contraception et l’avortement ayant monopolisé le mouvement féministe. Les féministes se sont converties un peu spontanément à une cause qui concernait la sexualité et les femmes, et dans laquelle un pouvoir patriarcal violent s’exerçait manifestement, celui de la police. Le mouvement féministe s’est un peu plus intéressé à cette question les années suivantes. Différentes réflexions ont été élaborées et du recul a été pris par rapport aux revendications des prostituées, qui exigeaient de travailler dans de meilleures conditions et ne remettaient pas en cause la prostitution elle-même. C’est apparu à certaines intellectuelles féministes comme une limite sérieuse du mouvement des prostituées et la plupart des composantes du féminisme français se sont progressivement ralliées à la vision abolitionniste de la prostitution. Quand, en 2002, la question de la répression policière s’est à nouveau posée avec la LSI, la réintroduction du délit de racolage passif et des politiques concrètes qui n’ont pas nécessairement attendu l’entrée en vigueur de la loi pour faire des rafles, expulser des prostituées étrangères sans papiers, etc., on s’est trouvé devant un front désuni. Des prostituées se sont mobilisées contre la répression policière, différents collectifs se sont mis en place : Femmes publiques, Les Putes. La mobilisation du féminisme a été plus ambivalente. La répression policière a été effectivement dénoncée, mais sans alliance avec les prostituées car celles-ci revendiquaient aussi la reconnaissance de leur activité, ce qui paraissait inadmissible aux féministes. Les mobilisations ont été distantes géographiquement ou dans le temps. Il y a eu un rassemblement devant le Sénat des prostituées et de leurs soutiens, notamment Act-Up et d’autres associations de lutte contre le sida, qui ont rapidement compris que la précarisation et la clandestinité croissante des prostituées ne pouvait que faire le jeu de l’épidémie. Un peu plus tard, un défilé de féministes et d’abolitionnistes contre la répression et contre la prostitution, dans le sens où pour elles le meilleur moyen de ne pas être réprimée est de ne pas exercer cette activité dans certains quartiers de prostitution du centre de Paris. C’est l’expression assez significative d’une désunion du fait d’une polarisation du débat sur le statut de la prostitution : soit un esclavage soit un métier comme un autre. Tant que l’on restera dans cette polarisation, dont chacun des pôles est insatisfaisant, on ne réussira pas à envisager de réelles alternatives.

À lire :
— La condition prostituée, Lilian Mathieu, Textuel, 2007, 208 p.