La radicalisation ou l’impasse

, par MARCHAUCIEL Luc

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Depuis plusieurs mois, la situation états-unienne est marquée par une polarisation croissante du débat politique. Les rayons des libraires en témoignent, qui sont envahis de pamphlets pro et anti-Bush, avec des best-sellers dans les deux camps. Cette polarisation dépasse largement le cadre des librairies, des talk-shows ou plus généralement du débat intellectuel, pour s’incarner sur les terrains électoraux et juridiques, mais aussi sur le terrain des luttes. Ainsi, on a pu assister au cours de l’année écoulée à l’apparition de véritables mouvements de masse comme le pays n’en avait pas connus depuis longtemps.

Un mouvement anti-guerre qui dure

Alors que, dans le cadre du traumatisme post-11 septembre (2001), l’invasion de l’Afghanistan avait pu se dérouler quasiment sans aucune résistance interne, il n’en a pas été de même pour l’invasion de l’Irak. A la veille de l’attaque, le 15 février 2003, ce sont des centaines de milliers de manifestants qui ont défilé aux États-Unis, un mouvement d’une ampleur bien supérieure à ce qu’était par exemple l’opposition à la guerre du Vietnam à ses débuts. Toutefois, le mouvement a dû par la suite faire face à une phase de repli et de démoralisation, pour ne pas avoir atteint son objectif d’empêcher la guerre. Pourtant, même lors de cette phase de repli, le mouvement a perduré et maintenu son ancrage. Aussi, alors que l’occupation se révèle de plus en plus longue, douloureuse, coûteuse, et qu’elle affronte une crise de grande ampleur un an après ses débuts, le mouvement est réapparu au grand jour et de bien belle manière le 20 mars dernier, avec des mobilisations dans 250 villes du pays (100 000 à New-York, 25 000 à San Francisco, 15 000 à Los Angeles, 10 000 à Seattle, etc.). Le sens des protestations tend aussi à se politiser : il ne s’agit plus du simple refus pacifiste de la guerre, mais du refus anti-impérialiste d’une occupation.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’insertion de la question palestinienne dans les revendications du mouvement anti-guerre. Cette inclusion, qui va de soi dans beaucoup de pays, a été tardive aux États-Unis, du fait des résistances de secteurs dits « modérés » du mouvement, qui prophétisaient une inéluctable marginalisation. De fait, c’est l’inverse qui s’est produit, et, le 20 mars dernier, le mouvement a non seulement progressé en termes d’effectifs, mais aussi en termes de cohérence politique : l’objectif est clairement de résister aux agressions impérialistes, partout dans le monde et avant tout au Moyen-Orient, en mettant en avant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Au-delà des protestations pacifistes, il s’agit bien d’expliquer qu’un autre monde est nécessaire, en s’opposant aux visées coloniales et impérialistes, de Fallujah à Gaza, et de Caracas à Port-au-Prince.

Un autre élément très important de ce mouvement est l’action des organisations de vétérans, et surtout de familles de soldats, comme par exemple “Military Families Speak Out” [1]. En diffusant les témoignages des soldats qui décrivent le quotidien de l’occupation et la haine de l’occupant, ces organisations contribuent à la lutte contre la propagande gouvernementale complaisamment relayée par les médias. Elles ont organisé le 20 mars un rassemblement de 1000 personnes à Fayetteville, devant la base militaire de Fort Bragg, le plus important à cet endroit depuis 1970, lorsque Jane Fonda s’était adressée aux soldats opposés à la guerre du Vietnam.

C’est bien là le modèle : contester de l’intérieur la légitimité de cette guerre, à l’heure où l’isolement international, l’évidence des mensonges sur les armes de destruction massive et surtout l’émergence d’une résistance armée en Irak affaiblissent considérablement la position de l’administration Bush. Avec la révélation des tortures pratiquées contre les prisonniers irakiens, celle-ci se trouve aujourd’hui plongée dans une crise très profonde, aux conséquences encore difficiles à évaluer, tandis que le soutien à l’occupation ne cesse de diminuer dans les sondages d’opinion... Près d’un Américain sur deux semble aujourd’hui se prononcer pour le retrait immédiat des troupes. L’opinion serait ainsi plus avancée que de nombreux libéraux, qui argumentent sur le thème : « Maintenant que nous avons créé cette situation, il faut que les troupes restent — ou soient remplacées par des troupes de l’ONU —, le temps qu’un gouvernement démocratique soit mis en place, et pour éviter que le pays ne sombre dans le chaos ou l’islamisme ». Il faut donc rappeler que :

  1. c’est l’occupation qui crée le chaos, et qui nourrit le discours islamiste. Plus elle durera, plus elle les nourrira ;
  2. une occupation impérialiste, états-unienne ou onusienne, ne débouchera jamais sur aucune démocratie, car la démocratie est contradictoire avec les objectifs néo-coloniaux de l’occupation ;
  3. derrière ce discours pseudo-humaniste, il y a quelque chose de typiquement raciste, et qui renvoie à la « mission civilisatrice » de Jules Ferry. Pourquoi les États-Unis (dont le président n’a pas été élu), l’ONU (dont le fonctionnement n’est absolument pas démocratique), ou qui que ce soit d’autre devraient enseigner la démocratie aux Irakiens ? Au nom de quelle supériorité ?

Le retour des questions de société

Plus encore que la question de la guerre, les questions du mariage homosexuel et de l’avortement ont aiguisé la polarisation gauche/droite ces derniers mois.

La campagne pour le mariage homo est apparue au grand jour en février, lorsque le nouveau maire de San Francisco, Gavin Newsom, a commencé à délivrer des certificats de mariage sans tenir compte des obstacles liés à la législation californienne. Il y a sans doute là une forme d’opportunisme pour ce politicien Démocrate, qui venait d’être élu contre un candidat Vert, et qui cherchait à se débarrasser d’une image droitière dans la ville la plus libérale du pays. Mais peu importe : il n’y a rien à redire sur ce terrain ni à l’action ni à l’argumentation de Newsom, qui a su résister aux pressions venues de son propre parti.

Dès le premier jour de la délivrance des certificats, ce sont des milliers de couples homosexuels qui ont patiemment fait la queue devant la mairie, parfois pendant plusieurs heures sous une pluie battante. Ces images de files interminables jour après jour ont donné une visibilité nationale aux revendications d’égalité des droits, d’autant plus que, dans le même temps, le débat émergeait dans le Massachusetts, où la Cour Suprême de l’État avait jugé discriminatoire le refus de marier des personnes de même sexe.

Alors que, en face, Georges Bush a annoncé qu’il soutiendrait un amendement à la constitution interdisant les mariages homos, c’est un véritable mouvement qui reprend l’offensive, en comparant sa lutte à celle des droits civiques des années 1960. Ce mouvement heurte de front l’idéologie de la droite chrétienne, qui est dominante dans la vie politique états-unienne depuis les années 1980, et, en ce sens, constitue un allié essentiel d’un autre mouvement qui renaît de ses cendres, celui du droit à l’avortement.

Sur cette question de l’avortement, c’est plutôt la droite chrétienne qui est toujours à l’offensive. Cette pression se fait sentir jusque dans le Parti Démocrate, puisqu’en 1996 Bill Clinton signait une loi dite de « Défense du mariage », qui se proposait de réduire le nombre d’avortements... en menant auprès des jeunes des campagnes en faveur de l’abstinence. Le succès de ce genre de campagne se mesure au nombre de filles-mères, qui est aux États-Unis anormalement élevé par rapport aux autres pays industrialisés. Le discours sur la nécessité de réduire le nombre d’avortements n’a pas pour but de faciliter l’accès à la contraception pour éviter une opération médicale qui peut être traumatisante, mais sert plutôt de « cache-sexe » — c’est le cas de le dire — à une politique de répression sexuelle et de remise en cause du droit à l’avortement. Dès l’ère Clinton, sans résistance de l’administration fédérale ou du mouvement féministe pro-Démocrates, de nombreux États adoptaient des législations restreignant le droit de choisir (imposition de périodes d’attente de 24 heures, exigence d’une autorisation parentale pour les filles mineures, refus d’une aide financière aux femmes pauvres, etc.). Ces attaques se sont récemment élevées au niveau fédéral : en novembre, le Congrès adoptait un texte interdisant certaines techniques d’avortement tardif, et le Sénat adoptait en mars une loi donnant au fœtus un statut légal distinct de la mère — une agression contre une femme enceinte serait une agression contre deux personnes —, premier pas vers une remise en cause complète du droit à l’avortement. Sur ce plan, c’est le Dakota du Sud qui s’est lancé le premier, avec une loi en discussion prévoyant jusqu’à 5 ans de prison pour tout autre avortement que celui qui consiste à sauver la vie de la mère.

Face à cette grave détérioration de la situation, et alors que depuis 1993 les fanatiques anti-avortement en sont venus aux violences et aux meurtres contres les médecins, la manifestation du 25 avril a représenté un réveil du mouvement féministe, décidé à défendre ses acquis. Avec près d’un million de participantes, c’est un succès extrêmement important et porteur d’espoir, à condition de construire dans la durée un véritable mouvement, au lieu d’un simple tour de piste pour soutenir la candidature du démocrate Kerry. Les oratrices à la tribune, Hillary Clinton en tête, se sont ainsi succédées pour expliquer que le seul salut résidait dans le vote Démocrate, et qu’avec Kerry il n’y aurait plus de raison de manifester [2].

Cette stratégie, malheureusement pour l’instant dominante, est une impasse mortelle pour le mouvement. En témoigne le bilan des années Clinton, au cours desquelles les organisations féministes n’ont pas mobilisé pour ne pas gêner « leur » président. Résultat : Clinton n’a jamais tenu ses promesses de faire passer une loi défendant le droit à l’avortement, et, bien au contraire, c’est sous sa présidence que les États ont pu adopter le plus grand nombre de mesures restrictives. De plus, toutes les lois républicaines récentes ont été votées avec l’appoint de voix Démocrates, comme ces 47 représentants Démocrates qui ont voté le statut légal du fœtus. Il faudra donc encore manifester, en toute indépendance, quel que soit le Président élu en novembre...

Difficiles luttes de classes

Le principal point noir de la situation états-unienne reste le faible niveau des luttes directement anticapitalistes, que ce soient les combats altermondialistes ou les luttes ouvrières.

Le combat altermondialiste, bien qu’il ait véritablement émergé aux États-Unis, à Seattle, est ensuite très nettement retombé dans ce pays, alors qu’il prenait un envol durable sur d’autres continents. La coalition originale formée à Seattle, incluant des syndicats aux côtés d’associations écologistes, de regroupements politiques radicaux et d’ONG humanistes, n’a pas pu trouver de prolongement durable, et a même volé en éclats avec le choc du 11 septembre : les exigences fallacieuses de la soi-disant lutte antiterroriste sont venues étouffer les ardeurs internationalistes de beaucoup, et notamment des syndicats. On retrouve toutefois un creuset semblable à celui de l’altermondialisme dans la lutte contre la guerre et l’occupation, même si c’est à une échelle bien moindre que ce qui avait pu être fait à Seattle.

En ce qui concerne les luttes ouvrières, et pour comprendre leur faiblesse actuelle, il faut remonter en arrière à deux moments particuliers de l’histoire des États-Unis, qui ont considérablement affaibli le mouvement ouvrier :
— l’étape du Maccarthysme dans les années 1950, qui a vu les appareils syndicaux accepter les termes du débat imposés par l’adversaire et participer à la lutte anticommuniste au nom de l’intérêt national et des exigences de la Guerre Froide ;
— l’étape de l’offensive libérale des années 1980, qui a démarré sous la présidence du Démocrate Carter, et qui s’est amplifiée sous les présidences de Reagan. Comme dans d’autres pays industrialisés, mais plus tôt et plus fort, cette politique s’est traduite par un transfert massif de richesses vers les détenteurs de capitaux et les hauts revenus : alors qu’en 1973 le revenu moyen des 20 % les plus riches était 10 fois supérieur à celui des 20 % les plus pauvres, en 2000, il était 20 fois supérieur. Que ce soit sous Reagan/Bush ou sous Clinton, cette offensive a pris la forme d’un démantèlement de l’État social et d’une destruction systématique de toute législation du travail pouvant entraver une « pure concurrence » par ailleurs fictive.

Le processus de reconversion industrielle a été marqué par une offensive antisyndicale sans précédent, et on estime qu’environ un tiers à la moitié des emplois couverts par des conventions collectives négociées avec les syndicats ont disparu. Dans les pseudo-eldorados des nouvelles technologies, comme la Silicon Valley, l’absence de syndicats et la précarité de l’emploi ont atteint des niveaux incomparables, au point que la simple notion de contrat de travail soit elle-même souvent devenue obsolète [3].

En poursuivant une politique de collaboration de classes suicidaire et en ne résistant pas frontalement à cette offensive quand ils en avaient pleinement les moyens, les syndicats des États-Unis, souvent très conservateurs et corrompus, ont eux-mêmes scié la branche sur laquelle ils étaient assis, au point que les possibilités de déclenchement de luttes sont aujourd’hui très dégradées [4].

Dans ce contexte, le conflit qui a engagé à la fin de 2003 les travailleurs de la grande distribution au sud de la Californie est tout à fait exemplaire. Il s’agissait pour ces travailleurs de refuser un nouveau contrat de travail dans certaines enseignes comme Safeway, contrat qui leur aurait amputé une large part de leur couverture sociale, désormais à leur charge plutôt qu’à celle de l’employeur [5]. Celui-ci arguait de la nécessité de réduire les coûts face à la concurrence sauvage d’une autre chaîne, dans laquelle l’absence totale de syndicats laissait les mains libres aux actionnaires. Malgré le silence médiatique, la grève a duré plusieurs mois, a engagé 70 000 travailleurs et a entraîné un important mouvement de solidarité, mais s’est néanmoins conclue par un échec lorsque les grévistes, épuisés, ont dû accepter en début d’année le contrat proposé. Cette grève a été exemplaire, car elle a témoigné de capacités de mobilisation surprenantes, mais aussi de l’obstination et de l’aveuglement bureaucratiques du syndicat de la branche, qui a multiplié les meetings et les discours de solidarité ronflants tout en refusant d’étendre la grève au reste de la Californie. Du coup, la grève s’est soldée par un échec, et les employés du nord de la Californie vont maintenant devoir faire face à la rentrée au même nouveau contrat. La grève a néanmoins dessiné en creux et popularisé une stratégie syndicale alternative, fondée sur l’extension de la grève, dont les futurs grévistes pourront peut-être s’emparer le moment venu [6]...

Quelle réponse politique ?

Dans le contexte de l’enlisement « vietnamien » de l’occupation et de la polarisation décrite ci-dessus, on pourrait légitimement s’attendre à un débat électoral reflétant des oppositions tranchées, autour d’un classique clivage gauche/droite. Et pourtant, il n’en est rien, et c’est au contraire la confusion qui domine.

L’origine de cette confusion est à chercher avant tout dans l’idéologie du “Anybody but Bush” [7], véritable chape de plomb sur la gauche états-unienne. L’argument est le suivant : l’administration Bush est fascisante, il faut donc être responsable et faire passer nos désaccords avec les Démocrates après la nécessité de se débarrasser de Bush par n’importe quel moyen. Ce raisonnement est pour la gauche américaine un recul terrible par rapport à l’élection de 2000, qui avait vu autour de Nader l’émergence d’une réelle alternative de gauche, quelles qu’en soient les limites. Et ce raisonnement est surtout intégralement contestable, depuis ses prémisses — systématiquement qualifier de « fascistes » toutes les administrations Républicaines, comme c’est le cas depuis trente ans, revient surtout à relativiser la dangerosité du fascisme — jusqu’à sa conséquence pratique, le ralliement inconditionnel aux Démocrates.

On se retrouve ainsi face à cette situation paradoxale : alors que la polarisation sociale s’est accrue, jamais peut-être un candidat Démocrate n’aura autant ressemblé à son opposant républicain. Kerry est un millionnaire qui soutient les baisses d’impôts pour les riches, il est partisan de la peine de mort, hostile au mariage homosexuel, et a soutenu Bush dans ses entreprises guerrières depuis le 11 septembre (il a ainsi voté la guerre et le liberticide US Patriot Act). Sur la question de l’occupation, on peut même légitimement se demander lequel des deux est le moindre mal, si l’on tient compte du fait que Kerry fait de la surenchère en exigeant l’envoi de plus de troupes que ce que Bush a prévu. Présenter comme candidat anti-guerre un tel individu, dont les spots de campagne à la télé sont centrés sur son passé de « héros » de la guerre du Vietnam, montre bien dans quelle état de confusion certains ont plongé la gauche états-unienne.

Il faut donc dénoncer le travail de sape effectué par de nombreuses figures de proue de cette gauche, qui ont soutenu Nader en 2000, et qui cette année se sont prononcés pour le soutien aux Démocrates. Ainsi, le réalisateur Michael Moore a défendu cette stratégie et misé lors des Primaires sur le général Wesley Clark, proposant donc de mettre le mouvement anti-guerre à la remorque d’un des dirigeants de l’intervention US en Serbie...

La tactique consistant à intervenir dans les primaires Démocrates plutôt que construire une campagne indépendante s’est immanquablement soldée par le ralliement final au candidat le plus crédible selon les critères médiatiques dominants, c’est-à-dire de fait le candidat le plus proche de Bush. Belle réussite, en vérité, pour les apôtres du réalisme et de la responsabilité.

Il y a également quelque chose de pathétique à voir Kucinich, indéniablement le candidat Démocrate le plus à gauche lors de ces Primaires, affirmer rester dans la course à la candidature même si Kerry l’a déjà emportée, et ce afin de peser dans le débat pour ramener le Parti Démocrate à une position anti-guerre. Que d’énergies dépensées en vain, et surtout finalement neutralisées au profit de Kerry-le-faucon...

Dans ce champ de ruines, une candidature Nader, même amputée de certains soutiens libéraux mais liée aux mouvements sociaux, aurait dû permettre d’apporter un peu de clarté et de ne pas dilapider le capital politique acquis en 2000. Pourtant, s’il faut aujourd’hui défendre le droit fondamental de Nader à se présenter [8], force est de constater que sa campagne a démarré sur des bases pour le moins ambiguës.

Tout d’abord, contrairement au processus de 2000, Nader s’est cette fois-ci lancé en solo, sans chercher l’investiture du Parti Vert. Il semble vouloir proposer une candidature individuelle, non liée à des partis ou des mouvements sociaux, et qu’il construirait autour de son site Internet. Le résultat est que sa campagne n’a pour l’instant aucun fondement militant crédible : il peine à trouver les signatures nécessaires même dans les États les plus libéraux, on ne voit aucun de ses supporters dans les manifestations — contrairement aux Démocrates, qui viennent sans pudeur y chercher des ralliements —, et on ne voit pas comment il pourrait percer le black-out médiatique sans une solide campagne de terrain derrière lui [9].

De plus, il y a des problèmes sur le contenu du message proposé. L’opposition à la guerre est par exemple loin d’être au cœur du discours de Nader, qui préfère faire campagne sur ses thèmes traditionnels anti-multinationales et écologistes. Mais surtout, il profile sa candidature comme une tierce candidature, plutôt que comme une candidature à gauche des Démocrates, et certaines initiatives, comme ses appels du pied au réactionnaire Ross Perot, ancien candidat « indépendant », sont tout à fait déroutantes. Enfin, Nader hésite à se présenter en rupture avec les Démocrates, au profit d’un profil plus flou de moyen de pression sur les Démocrates.

Voilà qui ajoute donc encore de la confusion à la confusion, et qui pourrait déboucher sur un désintérêt de la gauche radicale pour une candidature si ambiguë et solitaire. Même le Parti Vert hésite aujourd’hui à se prononcer, et est très divisé sur cette question : certains veulent soutenir Nader, d’autres veulent présenter un candidat issu du Parti, et d’autres encore veulent carrément passer leur tour pour ne pas gêner les Démocrates [10].

Quelles perspectives ?

La situation états-unienne est marquée par la faiblesse de l’ancrage d’une alternative politique fondée sur les luttes. Une telle alternative a connu ses moments de grâce, comme les jonctions effectuées au moment de Seattle ou de la campagne Nader. Mais, dans le contexte d’un faible niveau de luttes sociales et de l’enracinement du “Two-Party System”, ces efforts n’ont pas pu aboutir sur le long terme. La dynamique d’union entre les syndicats et le mouvement altermondialiste née à Seattle s’est brisée sur l’écueil patriotique du 11 septembre, et l’espérance née autour de la campagne Nader de 2000 s’est enlisée dans les sables mouvants du “Anybody But Bush”.

Néanmoins, la situation actuelle de résurgence de luttes de masses, même si elles ne s’expriment pas sur un terrain directement anticapitaliste, offre les conditions d’une construction politique possible, avec comme objectif l’émergence d’un véritable parti de gauche, anticapitaliste et anti-impérialiste, caisse de résonance des luttes contre les différentes formes d’exploitation et d’oppression. Dans la situation de confusion actuelle, un premier pas, modeste mais indispensable, pourrait être le rassemblement de différentes fractions de la gauche révolutionnaire, sur le modèle des rencontres de la Gauche Anticapitaliste Européenne ou du processus entamé à Mumbai [11]. La gauche révolutionnaire serait alors en bien meilleure position pour s’adresser à tous ceux qui se sont mobilisés récemment dans les combats contre la guerre, contre la peine de mort [12], pour l’avortement et le mariage homosexuel, afin de leur proposer de construire ensemble une alternative politique aux deux partis jumeaux du capitalisme états-unien.

Notes

[1Ce qui signifie : « Les familles de militaires prennent la parole ».

[2Kerry a choisi de se faire représenter à la manifestation plutôt que de venir lui-même, sans doute pour jouer sur les deux tableaux : récupérer la manifestation au profit de sa campagne, mais sans trop se mouiller personnellement.

[3Sur tous ces aspects, voir l’excellent petit livre d’Isabelle Richet, Les dégâts du libéralisme. États-Unis : une société de marché, Textuel, Paris, 2002.

[4Voir à ce sujet Rick Fantasia et Kim Voss, Des syndicats domestiqués — Répression et résistance syndicale aux États-Unis, Raisons d’agir, Paris, 2003.

[5Cette pratique de la renégociation fréquente de contrats à (courte) durée déterminée est un outil très efficace entre les mains du patronat.

[6Aux États-Unis, la grève de solidarité est interdite par la loi, et, si les syndicats respectent à la lettre la législation, toute victoire ouvrière est de fait quasi impossible.

[7Littéralement : « N’importe qui plutôt que Bush ». Voir à ce sujet le dossier dans Inprecor, n° 488 de décembre 2003.

[8Ce droit est de fait remis en cause par de nombreux soutiens libéraux aux Démocrates, qui mènent une campagne d’opinion assez hystérique pour pousser Nader à retirer sa candidature, faisant ainsi preuve d’un sens du pluralisme tout à fait particulier, dans un pays où il est déjà particulièrement étouffé.

[9Il est dans ces conditions très surprenant de constater que Nader a pu être crédité de 8 % dans certains sondages, signe peut-être que l’électorat n’est pas si sensible que ça au “Anybody But Bush”...

[10Ce débat pourrait venir illustrer les perversités du mode de fonctionnement au consensus, puisque si les Verts ne parviennent pas à se rassembler sur une position, ils pourraient décider de ne rien décider... et donc adopter de facto et à l’unanimité la position de ceux qui ne veulent pas gêner les Démocrates, même s’ils sont minoritaires dans le débat.

[11Sur ces rencontres, voir Inprecor, n° 492/493 de mai 2004.

[12Sur le terrain de la lutte contre la peine de mort, une victoire importante a été obtenue en février, lorsque l’État de Californie a dû annuler au dernier moment l’exécution prévue de Kevin Cooper, un Afro-américain condamné il y a 20 ans pour un massacre qu’il n’a très probablement pas commis. La mobilisation en sa faveur a probablement pesé sur la décision finale des juges, mettant ainsi dans l’embarras l’État de Californie. La prochaine exécution prévue dans cet État concerne un ancien membre des gangs de Los Angeles, qui s’est amendé en prison et dont l’action en faveur de l’arrêt des violences lui a valu d’être nominé au prix Nobel de la Paix puis de devenir le héros du film Rédemption.

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