- Relations : Récemment, au Venezuela, en Équateur et en Bolivie, des gouvernements de gauche ont mis en place des assemblées constituantes qui ont mené à l’adoption de nouvelles Constitutions. Qu’est-ce qui a motivé ces initiatives démocratiques ?
Franck Gaudichaud : Il faut replacer ces expériences constitutionnelles dans le sillage des grandes mobilisations populaires, syndicales, paysannes et indigènes, qui ont eu lieu à partir du milieu des années 1990 jusqu’au début des années 2000. Les gouvernements qui ont lancé ces initiatives sont issus de luttes sociales d’envergure (en Bolivie et Équateur) ou d’une crise profonde de légitimité du bipartisme et du néolibéralisme (au Venezuela). Dans ces pays, une partie des nouveaux dirigeants politiques qui composent désormais les gouvernements proviennent des mouvements sociaux, ou sont des outsiders qui ne s’inscrivaient pas dans le jeu partisan traditionnel. Rappelons-nous que le syndicaliste aymara Evo Morales, en Bolivie, a gagné la présidence de la République dans un contexte de véritables insurrections populaires, plusieurs gouvernements précédents ayant été destitués par la rue. Souvenons-nous aussi que le militaire métis Hugo Chávez, après avoir raté un coup d’État en 1992, a organisé sa campagne électorale « bolivarienne » de 1998 en appelant à la « rupture » avec la quatrième République vénézuélienne et son népotisme généralisé.
Le mouvement indigène — pensons à la Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur (CONAIE) — s’est lui aussi constitué comme un acteur social majeur dans ces luttes collectives. Ses revendications, jusque-là exclues de l’espace politique ou instrumentalisées à des fins politiciennes, portent sur la question des droits sociaux et communautaires souvent peu reconnus, sur le contrôle public des ressources naturelles et, plus largement, des biens communs, ainsi que sur la construction d’États réellement « postcoloniaux » et « post-néolibéraux ». Ces enjeux, loin d’être entièrement réglés, sont maintenant au centre du débat politique. Dans ce contexte, les assemblées constituantes représentent en quelque sorte le débouché institutionnel, la traduction, sur le plan politique, de cette onde de choc soulevée par ces grandes mobilisations sociales qui ont amené de nouveaux partis ou coalitions progressistes au pouvoir. Désormais, la représentation de l’État en tant qu’État-nation a laissé place à une nouvelle représentation, celle d’un État plurinational censé inclure les nations autochtones. Du moins sur le papier, car — comme souvent en politique — la praxis est parfois assez éloignée de la lettre...
Quoi qu’il en soit, un autre facteur important qui a mené aux constituantes est certainement le contexte de la crise de deux décennies de politiques néolibérales, fondées sur la privatisation de l’économie, la mainmise des investissements étrangers sur les ressources nationales et le Consensus de Washington. Cette crise a connu l’un de ses épisodes les plus spectaculaires à la fin de 2001, en Argentine, mais elle s’est fait sentir un peu partout en Amérique latine à cette même
époque. Elle a facilité et accéléré ce qu’on pourrait appeler une crise de l’hégémonie des classes dominantes qui en étaient responsables, disqualifiant profondément aux yeux de la population — bien au-delà des groupes de citoyens organisés — le système électoral et partisan mis en place lors des transitions démocratiques amorcées dans les années 1980.
C’est donc sous cet horizon de mobilisation sociale, d’un côté, et de délégitimation des classes dominantes, de l’autre, que la refondation de l’État sur des bases démocratiques, et non plus oligarchiques, s’est présentée comme une condition nécessaire pour réaliser des réformes sociales et économiques en profondeur. On est passé de la rébellion populaire à des réformes importantes des politiques publiques, sans pour autant que l’on puisse parler de révolution sociale, au sens où l’a connu Cuba, en 1959, ou le Nicaragua, en 1979. Si les premiers gestes politiques d’Evo Morales en Bolivie, d’Hugo Chávez au Venezuela et de Rafael Correa en Équateur, une fois au pouvoir, ont été d’entamer la refondation de la Constitution, c’était pour exprimer clairement l’avènement d’une nouvelle période et pour répondre à certaines demandes exprimées par les populations mobilisées. Le but était aussi de se démarquer de l’impérialisme et du néolibéralisme.
- Relations : Qu’est-ce qui caractérise cette rupture ?
F. G. : Tout d’abord, ces expériences constitutionnelles revendiquent toutes trois le contrôle national des ressources naturelles, qui étaient aux mains des multinationales, puis l’introduction dans un système politique jusque-là purement procédural et délégataire — du type « démocratie de marché » —, de certaines formes de démocratie participative qui cherchent à récupérer l’expérience de la délibération populaire vécue dans les mouvements sociaux. Quelques auteurs critiques (le sociologue Raúl Zibechi, par exemple) estiment d’ailleurs que les assemblées constituantes, si elles ont représenté une voie démocratique intéressante dans un premier temps, ont aussi été une manière de ramener les mobilisations dans le cadre institutionnel, et donc de les contrôler « par en haut », au détriment d’expériences populaires plus horizontales et autogestionnaires.
Cependant, il faut souligner que ces Constitutions renforcent l’idée que les ressources naturelles doivent être considérées comme propriétés inaliénables de l’État et accompagnent une importante politique de nationalisations (particulièrement au Venezuela). Cela même si la plupart du temps, de nombreuses matières premières restent encore exploitées en concession par des multinationales dans les trois pays concernés, mais dans des termes beaucoup plus avantageux. Par exemple, dans le cas du gaz bolivien, la proportion des bénéfices laissés à l’État a été multipliée par trois. Ces Constitutions établissent également de nouveaux droits sociaux et collectifs : droit à l’eau, déclarée bien commun de l’humanité, droit à la sécurité alimentaire, droit à des systèmes de santé et d’éducation entièrement publics, droit à la diversité sexuelle, etc. Les droits collectifs des peuples indigènes sont également mis au premier plan. L’idée d’une démocratie participative est concrétisée en instituant les référendums consultatifs, l’initiative législative populaire ou encore la possibilité de révoquer des représentants élus à mi-mandat (référendums révocatoires), ceci depuis l’élu local jusqu’au président de la République. Autre point majeur : on trouve dans ces Constitutions une réflexion sur la propriété privée. À côté de la propriété individuelle, on reconnaît des formes de propriété collective et communautaire de la terre. Ou encore, on favorise l’établissement de coopératives et d’« entreprises de propriété sociale ». Au Venezuela, comme dans d’autres pays latino-américains d’ailleurs, la propriété foncière est garantie dans la mesure où elle reste productive et donc d’utilité publique. Cela a permis un début de réforme agraire conséquente : dès qu’une grande propriété (latifundium) est laissée à l’aban- don, le droit à l’expropriation est reconnu, en vue de la redistribution de cette terre à des paysans qui lui rendront sa fonction sociale. Au Venezuela, le « pouvoir populaire » va plus loin, grâce à l’expérience des conseils communaux ou à des essais de cogestion d’entreprises nationalisées, là encore avec des hauts et des bas — produits d’une tension permanente entre l’horizontalité de la participation populaire et la tendance à la verticalité du contrôle étatique.
Enfin, les nouvelles Constitutions intègrent le souci écologique et valorisent la cosmovision indigène de la « Terre-Mère » (Pachamama) et les notions de « bien-vivre » (buen vivir). La Constitution équatorienne est la plus avancée en ce sens : elle reconnaît la terre comme une entité juridique ! Elle reconnaît à la nature des droits liés au respect de l’intégrité des ressources, de l’eau, de la biodiversité. C’est dans cet esprit que s’inscrit le projet Yasuni, en Équateur amazonien, qui consisterait à laisser dans le sol les gisements de pétrole, moyennant une aide financière internationale couvrant l’équivalent monétaire de la moitié de ces gisements, s’ils étaient exploités. Ces fonds ainsi recueillis serviraient, entre autres, à la production d’énergie renouvelable ou à la reforestation. Pour un petit pays du sud, dont la principale exportation est le pétrole, c’est là un pari intéressant. Mais loin d’être gagné. Il est, malheureusement, en contradic- tion avec la politique extractiviste [1] actuelle du gouvernement Correa.
- Rel. : Ces Constitutions ne sont évidemment pas une panacée démocratique. Quelles en sont quelques-unes des limites ?
F. G. : Dans le cas bolivien, ces limites sont apparues dès la Loi de la convocation à l’assemblée constituante, en 2006. Le défi était d’inclure les mouvements sociaux et les groupes de citoyens organisés dans la rédaction et l’élaboration de la Constitution. Le résultat a été plutôt mitigé et même pour certains, un échec. Les députés du Movimiento al Socialismo (MAS), au pouvoir, ont bien fait l’effort d’écouter les militants des mouvements sociaux, mais ceux-ci n’ont pas été directement impliqués dans la rédaction. L’adoption du texte a été essentiellement le fait des formations politiques.
Le décalage entre les grands principes constitutionnels et leur mise en œuvre est la véritable limite. On parle beaucoup, en Amérique latine, de « post-néolibéralisme » ou de « socialisme du XXIe siècle », mais globalement, même les gouvernements souvent décrits comme plus radicaux respectent les règles du libre-échange et du marché mondial. Il y a finalement de nombreuses convergences entre les politiques les plus modérées ou sociales-libérales, comme celles de Lula puis de la présidente Dilma Roussef au Brésil, et celles de Morales ou de Chávez. Certains principes, comme la consultation des communautés avant la mise en place de politiques de développement, ne sont pas nécessairement respectés. Par exemple, en Bolivie, le projet de construction d’une route reliant deux provinces amazoniennes enclavées n’a fait l’objet d’aucune consultation locale, alors qu’elle traverse un parc naturel (le TIPNIS) où vivent des communautés autochtones. Après une marche indigène fortement médiatisée, sa répression par les forces de police et la démission de plusieurs ministres, le gouvernement vient de reculer, montrant qu’il avait entendu le message de ceux « d’en bas ». Ces tensions entre les mouvements indigènes et les gouvernements sont aussi très fortes en Équateur.
Outre ces limites, il est indispensable de souligner que ces nouvelles Constitutions sont loin de signifier la transformation complète de l’État ou encore des modes de production. Les grandes institutions comme la police, l’armée, le système judiciaire et des pans entiers des parlements sont encore aux mains de l’oligarchie. Cela, sans même mentionner les champs économique et médiatique. En Bolivie, une des manières de s’assurer la loyauté de l’armée — qui a une longue tradition putschiste — a été de lui consacrer une part importante du budget public. Au Venezuela, le mouvement populaire bolivarien dénonce régulièrement l’État bureaucratique et rentier, ou encore la « bolibourgeoisie » qui s’enrichit dans le cadre du processus de changement, fait reconnu par le président Chávez dans nombre de ses discours.
- Rel. : Ces expériences d’assemblées constituantes peuvent-elles devenir néanmoins des sources d’inspiration pour d’autres pays ?
F. G. : Bien sûr, ces expériences ont beaucoup à nous apprendre. Prenons l’exemple du Chili. Des manifestations historiques — du jamais vu depuis 1983 durant la dictature — secouent actuellement le pays. L’une des revendications des jeunes, c’est l’assemblée constituante. Ce n’est pas rien dans un pays qui est le symbole du néolibéralisme en Amérique latine et où le centre-gauche, qui a été au pouvoir pendant 20 ans, n’a cessé de poursuivre les politiques néolibérales initiées sous la dictature de Pinochet. Les étudiants chiliens ont compris que pour mettre fin au modèle néolibéral, il faudra aussi en finir avec la Constitution adoptée sous Pinochet.
Au cœur de la dynamique des Indignés, comme du printemps arabe, on parle aussi d’assemblées constituantes. Car de grandes mobilisations sociales doivent pouvoir trouver une issue politique, sans perdre pourautant leur autonomie et leur radicalité. L’assemblée constituante en est une — pas la seule — qui permet de refonder des institutions pour les mettre au service de la population. En ce sens, elle est une étape importante, bien que transitoire, dans la démocratisation réelle et la reconnaissance juridique de nouveaux droits. Elle peut être une base sur laquelle pourront s’appuyer les luttes futures pour élargir l’espace politique. Car la grande leçon de tout cela, c’est que sans la poursuite des mobilisations de celles et ceux d’en bas, les processus démocratiques se paralysent et finissent par reculer, au profit de courants politiques et économiques de droite toujours très puissants.
Par leurs luttes collectives, les peuples d’Amérique latine ont posé les jalons d’une reconquête de leur destinée contre l’emprise du capital transnational, de l’impérialisme et des institutions financières. Le chemin est encore long.
Leur combat est le nôtre. Si en pleine crise du capitalisme mondial, la Bolivie — appauvrie par plusieurs siècles de colonialisme — a su commencer à imposer sa dignité et sa souveraineté, pourquoi pas la Grèce, la France ou... le Québec !
Entrevue réalisée par Jean-Claude Ravet.