<media2227|insert|left|taille=grand> Publié par Patrick Silberstein, le titre du livre La Revanche du chien enragé [1] est un pied de nez ironique à la formule célèbre d’Andreï Vychinski [2], le procureur de Staline, exprimant le verdict lors des procès de Moscou, de 1936-1938 : « Tuez ces chiens ! ». Ainsi, avec la publication en version intégrale en français du Staline, pour lequel Léon Trotsky a travaillé de 1937 à 1940 [3], ce sont deux livres qui ont paru fin 2021 aux éditions Syllepse, visiblement liés [4]. De solides raisons motivent cette édition intégrale, et aussi l’écriture de ce livre, qui reprend nombre de débats depuis les années trente.
Un passé qu’on veut ignorer revient en boomerang… Nous le savons, le mort saisit le vif.
Bien des militants et des intellectuels, actifs durant les années 1970-1980, sont d’un grand silence au sujet des buts. Récemment, en disant « À la prochaine… » [5], il s’est trouvé des jeunes scrupuleux pour émettre une objection. Entendons : le « soviétisme réellement existant » (depuis le milieu des années 1920 à Eltsine en 1990-91) aurait gommé l’espoir du communisme développé au XIXe siècle. No future ?
Cela paraît étrange, au cœur d’une crise du système-monde, avec une planète en péril, des guerres qui menacent et des aventures fascistes pointant leur museau, ou même au pouvoir… Mais comment s’en tenir à « socialisme ou barbarie » ? Les doutes au XXIe siècle sont précis.
Une révolution signifie que le système capitaliste peut être « dépassé », au sens de Marx : ses termes allemands désignent un processus qui, à la fois, abolit et conserve [6]. Cela se traduit en trois aspects de l’action politique et sociale de masse : détruire ce qui opprime et réduit les possibilités collectives, corriger des règles déjà là, des institutions en partie bénéfiques, et permettre à ce qui est possible de s’épanouir.
Une révolution permettant l’émancipation est-elle possible ? Aujourd’hui, l’histoire du « siècle soviétique » [7] nous confronte à cette question. Ce livre traduit le refus d’un « air du temps » ; il serait entendu qu’il faudrait se consacrer à des concepts nouveaux pour la phase en cours…
Réfléchissons plutôt à cette expérience des militants révolutionnaires de la première moitié du XXe siècle. Voulant une révolution réalisée avec et par le plus grand nombre, ils furent broyés. Malgré les mauvaises conditions, était-il immanquable qu’ils/elles perdent ? Quelles analyses critiques en tiraient les hommes et les femmes qui ont fait cette histoire ?
La vengeance du chien enragé est bien là : pour dessiner « la prochaine », il faut vérité et lucidité : « le fantôme du soviétisme stalinien [...] hante, pour ne pas dire obère, les discours sur la rupture avec le capitalisme ». Patrick Silberstein éclaire plusieurs phases, met en évidence des analyses peu connues ou mal perçues.
1917, la guerre civile et ses effets
Un pays au développement capitaliste faible devient le lieu où « la chaîne de la domination s’est rompue » ; contre l’évidence du catéchisme téléologique où le capitalisme était une étape menant du féodalisme au socialisme. Une des ruptures apportées par la Révolution de 1917 aura été celle de l’évolutionnisme implicite pour nombre de marxistes avant 1914.
Lénine a longtemps partagé cette thèse avec Karl Kautsky [8] — le pape du socialisme à l’époque — et rompt cette dogmatique avec les Thèses d’avril. Rappelons son ironie quand les masses mobilisées, après avoir donné la majorité aux mencheviks et à Kerenski, eurent basculé du côté des perspectives portées par les bolcheviks [9] : « Une révolution complète, c’est la prise du pouvoir par le prolétariat et les paysans pauvres. Or, ces classes, une fois au pouvoir ne peuvent pas ne pas tendre vers une révolution socialiste. [Par conséquent], la prise du pouvoir, qui ne sera d’abord qu’un acte de révolution démocratique, deviendra par la force des choses, contre la volonté (et la conscience parfois) de ses participants, une révolution socialiste ».
Loin des épopées du cinéma d’inspiration stalinienne, Georg Lukacs qui vécut cette révolution en Hongrie, rappelait la nature de cette révolution : « ce n’est qu’une fois la guerre civile achevée avec succès qu’apparut ouvertement, au cœur de la vie soviétique, la problématique économique conséquente à cette forme non classique de passage » [10].
Dès janvier 1920, Albert Mathiez, dans un souffle saisissant qui compare « le bolchévisme et le jacobinisme » [11], expliquait : les révolutionnaires ont été « emportés par un courant plus fort qu’eux-mêmes ».
Cette irruption de l’histoire réelle, brouillant l’échiquier, était comprise par les révolutionnaires comme un élément d’une poussée européenne de masse, pour une démocratie radicale, un écho de celle de 1848. Combien discutaient en pensant aux suites dans d’autres pays, en Europe au moins !
Leur victoire en novembre 1917 s’est toutefois accompagnée d’un fait massif : la guerre civile, souvent minimisée dans les discussions de militant·es. De 1914 à 1923 [12], ce pays subit la guerre. Contre les généraux « blancs », défenseurs du système tsariste avec une idéologie qui en aurait fait la première victoire fasciste, avant Mussolini… Avec les aides des corps expéditionnaires franco-anglais, japonais et quelques autres, elle dura jusqu’à la fin de l’année 1922. Moscou et Saint-Pétersbourg avaient vu fondre leur population de 4 millions à elles deux en 1917 à 1 674 000 en 1920… ; beaucoup d’ouvriers avaient quitté la production, du fait de la mobilisation ou des décès, passant de 380 000 à 80 000.
Après ces destructions de moyens humains, il fallait bien continuer [13].
Le tournant obscur et le thermidor russe
Deux dimensions contradictoires sont inséparables. Les bolcheviks discutent des moyens de maintenir un processus de développement du pouvoir des travailleurs : rôle des syndicats, des soviets, du Parti. Citons par exemple le refus d’une responsabilité directe des syndicats dans l’organisation des productions, parce qu’elle les transformerait en gestionnaires d’État et ferait disparaître une forme indispensable de défense collective et de propositions pour influer la gestion. Les discussions pour sortir du « communisme de guerre », sur la question syndicale, sur « l’Inspection ouvrière et paysanne » tournent autour de ces questions, présentées par Patrick Silberstein.
Pierre Monatte, en juin 1929, délimite le rôle de l’Opposition dans le Parti bolchevik en 1923 : « sa revendication de base a été à cette époque, nous ne dirons peut-être pas la liberté, mais, tout au moins, plus de liberté pour le prolétariat. » [14]
Mais Thermidor a lieu : des agents de la Révolution se tournent contre le processus auquel ils ont participé ; le processus dure des années, à l’inverse de la France où une partie des ex-jacobins choisissent au 9 Thermidor de tuer Robespierre, Saint-Just et leur groupe. Ce « tournant obscur » ne sera compris qu’avec retard.
Dès 1922, Lénine analyse la nature de l’État : « Nous appelons nôtre un appareil qui, de fait, nous est encore foncièrement étranger et représente un salmigondis de survivances bourgeoises et tsaristes ». Et Trotsky, dans Cours nouveau (1923), écrit que l’appareil étatique est « la source la plus importante du bureaucratisme » ; il précisera plus tard que « la bureaucratie était virtuellement omnipotente », mais n’en avait pas encore « pris conscience » [15].
Un des derniers combats de Lénine sera d’agir afin que « l’Inspection ouvrière et paysanne » soit « une école pratique pour préparer les ouvriers et les paysans à contrôler l’appareil d’État ». Le décret de sa constitution en faisait un organe de lutte contre la bureaucratie dans les institutions soviétiques. En février 1920, la direction en avait été confiée à… Staline, lequel s’empressa de la transformer « en instrument de promotion, de favoritisme et d’intrigues », écrit Trotsky. Lénine, dans un rapport au Comité central [16], refusait qu’elle devienne une administration de « contrôle » des gestions d’entreprises.
Cette phase se durcit quand, après la défaite de la Révolution allemande en 1923, Lénine constate : « nous sommes seuls ».
Le Parti est doublement transformé : en nombre et expériences partagées ; dans son rôle politique. Si la « moitié des membres » du parti de Petrograd était « d’origine ouvrière », en réalité « moins d’un sixième travaillait toujours comme ouvriers » ; ces derniers constituaient « moins d’un dixième » des membres du conseil de la ville. En 1923, ce n’était déjà plus « un parti ouvrier mais un parti d’ouvriers devenus fonctionnaires » (V. Serge). En 1930, Kristian Rakovsky écrit, en vue du 16e congrès : « D’un État prolétarien à déformations bureaucratiques — comme Lénine définissait la forme politique de l’État soviétique — nous sommes en train de passer à un État bureaucratique à survivances prolétariennes communistes » [17].
Dans la durée, il s’agit de la constitution d’une classe particulière et pas d’un Parti [18] : ses effectifs passent de 24 000 membres en janvier 1917 à un million en 1927, et ils atteindront 3 millions en 1933. Multipliés par cent. C’est la manifestation du « droit à la promotion sociale » qui empruntait le « canal le plus important » [19].
Cette classe bureaucratique n’a presque rien du socialisme à construire, avec une volonté d’auto-organisation, des discussions politiques, des choix collectifs, un fédéralisme des divers peuples de l’ex-Empire ; elle n’a sans doute rien non plus d’une bourgeoisie dont les membres devraient spéculer, investir, prendre des risques personnels et financiers. Elle est mobilisée dans le cadre et au service du Parti du chef d’État et de ses collaborateurs. Mais un « parti unique » est traversé de désaccords, de choix, d’arbitrages, de confusions et des « arnaques » rendues d’autant plus incontrôlables qu’elles se déroulent sans discussion structurée et connue par les membres. Des clans remplacent le pluralisme des partis et des « courants ». Avec les risques liés aux privilèges à l’époque de purges [20].
La défaite de l’Opposition
Patrick Silberstein met en lumière des faits qui posent bien les questions. Dès 1922, dans la discussion au sein du Parti, Evgueni Preobrajensky, qui avait participé comme militaire à la guerre civile, trace un programme qui pourrait mener « de la NEP [Nouvelle politique économique] au socialisme » [21]. Selon lui, le communisme de guerre aura duré un an de trop ; il vise une « accumulation socialiste primitive », mais ne parvient pas à convaincre l’Opposition dont il a signé le texte politique. Et, peu après, Staline réalise « la collectivisation intégrale » et « la liquidation des koulaks en tant que classe » [22]. Comment cette question majeure dans la Russie de l’époque pouvait-elle être discutée ?
Une difficulté surplombe tout : le rôle du Parti. En 1926, la plateforme de l’Opposition unifiée réaffirme la centralité du parti pour la défense du caractère socialiste de l’URSS ; et selon Trotsky « la dictature du prolétariat exige impérativement qu’il n’existe qu’un seul parti prolétarien uni, comme dirigeant des masses ouvrières et paysannes ».
Analysant cette phase, Victor Serge émet une critique forte : si la fin du communisme de guerre et l’instauration de la NEP, en mars 1921, avaient rendu « au pays la paix intérieure » et lui avaient permis de « manger très vite à sa faim », l’erreur avait été de ne pas accompagner la libération du régime économique de « liberté politique » [23]. Il souligne l’apport de La Révolution trahie (1935) ; tout à la fois, Trotsky s’y attache à « démontrer la nécessité de la démocratie ouvrière pour le bon fonctionnement de la production » et formule pour la Russie soviétique « la revendication de la liberté des partis ouvriers ».
« La théorie du “dépérissement de l’État” mourut sans bruit du vivant de Lénine », constate cependant Victor Serge dans ses Mémoires…
Dans son Staline, Trotsky note que « la bureaucratie a cessé d’être une fine couche pour acquérir une stabilité sociale » et qu’elle est écartelée entre son attirance pour les idées et le mode de vie de la « nouvelle petite bourgeoisie » et « ses racines économiques [qui] plongent majoritairement dans les nouvelles conditions de la propriété ». Des qualités du « vieux Parti bolchevique », le stalinisme a conservé « les formes, les rituels, la terminologie, les drapeaux [...] et c’est cette coque extérieure qui induit en erreur ceux qui n’en ont qu’une vision superficielle. L’essence a été radicalement altérée » [24]. Il prolonge son analyse présentée en 1936 : « Qualifier de transitoire ou d’intermédiaire le régime soviétique, écrivait-il, c’est écarter les catégories sociales achevées comme le capitalisme (y compris le “capitalisme d’État”) et le socialisme » [25]. Une « définition aussi vague », ajoutait-il, ne peut pas satisfaire ceux qui « voudraient des formules catégoriques ; oui et oui, non et non ».
Ernest Mandel évoque, « variante imprévue de l’histoire », une société où les rapports de production, nés de la révolution, sont « hybrides » et où l’État a empêché « jusqu’ici » la restauration du capitalisme [26].
Toutefois, un tel héritage est lourd. Et les débats se poursuivirent des années.
Dans les ruines de la guerre de 1914-1922, les deux premiers congrès de l’Internationale communiste opposent radicalement la dictature du prolétariat à la démocratie parlementaire et ainsi ne reconnaissent pas clairement la souveraineté des organes soviétiques dans l’exercice du pouvoir. Daniel Bensaïd a bien souligné [27] cette inconséquence politique de principe, avec ses effets historiques.
Staline en avait donné le ton le 30 juin 1930, au 16e congrès du Parti communiste russe : « Les ouvriers se plaignent à tout moment… Il ne faut pas supporter plus longtemps que nos entreprises se transforment d’organismes productifs en parlements » [28].
Patrick Silberstein rappelle des controverses des générations 68…
André Gorz appelle soviétisme « une sorte de grossissement caricatural des traits fondamentaux du capitalisme », l’accumulation et la croissance sont « le but principal ». Le despotisme d’usine s’est « emparé de la société tout entière » et « les rapports sociaux vivants autorégulés » sont soit réprimés soit « manipulés à des fins qui leur étaient étrangères ». Rappelons-le, il rejoint la Lettre ouverte au parti polonais, un manifeste révolutionnaire écrit par Jacek Kuron et Karol Modzelewski [29].
Henri Lefebvre de même interrogeait, au sujet de la Yougoslavie [30] : Comment la Ligue des communistes pouvait-elle « proposer –- par en haut — des mesures qui n’ont de sens qu’allant “de bas en haut” » ?
Une critique de la classe bureaucratique, de ses représentants ou dirigeants, éclaire des événements et une durée de ces institutions.
Comprendre Stalingrad
On peut en effet se demander comment l’URSS du règne de Staline, organisée pour et autour de la bureaucratie, a joué un rôle décisif dans la défaite de Hitler. Des éléments ordonnés par Patrick Silberstein tracent un cadre d’analyse.
Divers historiens, dont Moshe Lewin [31], ont montré l’immense effort de l’économie planifiée pour réaliser des capacités de production ; de même des récits sur la destruction des cadres de l’armée rouge par Staline en 1937, dont Toukhatchevski. Des généraux formés par celui-ci menèrent la guerre après les défaites devant l’offensive Barbarossa et les succès nazis [32]. Ils imposent une tactique de repli tactique hors de Moscou, le déplacement des usines…
Charles Bettelheim et Cornélius Castoriadis le soulignaient après 1945, la bureaucratie se révèle un régime capable « d’assurer un essor sans précédent des forces productives » ; et dans le même temps les méthodes qu’elle emploie « leur impose une limitation ». De juin 1941 à la fin de 1945, les prolétaires soviétiques, sévèrement encadrés, produiront quelque 90 000 chars — contre 23 500 pour l’Allemagne — et plus de 100 000 véhicules blindés. Quant à l’industrie automobile américaine, elle produira un total de 3,6 millions de véhicules militaires dont quelque mille chars par mois. Des observateurs et des historiens donnent cependant un autre éclairage au redressement à Stalingrad et à la défaite des armées de Hitler. « Nous avons eu de la chance, écrit Vassili Grossman, journaliste sur place, les Allemands se sont rendus plus insupportables à nos moujiks en un an que les communistes en vingt-cinq ans ». En effet, la violence exterminatrice de la Wehrmacht, de la SS et de la police sera une surprise pour beaucoup : vingt-deux mois d’amitié germano-soviétique (à partir d’août 1939) avaient désarmé le peuple soviétique [33]. Ainsi, l’aveuglement génocidaire hitlérien a sauvé « Staline et son régime exécré des populations soumises à la pseudo-dictature du prolétariat », écrit Boris Souvarine [34].
Soulignons une initiative, les « alliés occidentaux » y furent sensibles. Staline fait le choix du nationalisme grand-russe. À l’automne, s’il a renoncé à dissoudre l’Internationale communiste [35], il crée l’ordre Bogdan Khmelnitski, dirigeant de l’insurrection populaire contre l’État polonais en Ukraine au XVIIe siècle, qui avait au XXe siècle la réputation d’être « pro-russe et grand massacreur de Juifs », reconstitue les célèbres unités de cosaques et rétablit les privilèges du corps des officiers. L’Internationale est remplacée par un hymne célébrant la « Sainte et Grande Russie ». Simple choix opportuniste, ou tendance profonde ?
Les prédateurs
Cette soumission aux intérêts de la bureaucratie « soviétique » (russe serait plus juste) se traduit dans la façon d’agir dans les « Pays de l’Est ». Ils sont conçus par Staline et par l’appareil politique et militaire, au mieux, comme une extension de l’URSS. Cela se poursuit dans les trente ans du règne du Père des peuples. Après des flottements durant la période de Khrouchtchev (1953-1964), suivront trente ans de plus, la nostalgie de l’Empire, sous l’autorité de Brejnev.
En 1945-1950, le véritable pillage réalisé dans les pays voisins (Bulgarie, Pologne…) comme en Allemagne montre une classe et des dirigeants profiteurs, en rien désireux d’une révolution dans ce qui devient « les pays du glacis ». Les échanges avec la Chine sont du même type de domination. Les poussées démocratiques en Hongrie, en Pologne, en Tchécoslovaquie, trouvent la répression d’une puissance dominante accompagnée des discours du pays du mensonge déconcertant.
Ainsi, les « Soviétiques » avaient choisi, dès la première réunion où se discute la situation tchèque. Gomulka, le dirigeant polonais, s’exprime au nom du Pacte de Varsovie contre le représentant du Printemps de Prague (de 1965 à 1969) : « Camarade Dubcek, ne soyez pas naïf ; il n’est pas question aujourd’hui de socialisme en Europe occidentale ; cela ne nous concerne pas ; ce qui est important pour nous, c’est la frontière qui est la nôtre et que nous devons défendre à tout prix » [36].
Parmi les héritages lourds à surmonter, comment oublier cette expression ironique des années 1960-70, « le socialisme réellement existant » ?
Dans la continuité de l’œuvre de Staline, « le Kremlin » comme on disait, rejette le programme du Printemps de Prague. Dans un pays fortement industrialisé, l’Académie des sciences publie en 1966 une synthèse de ses travaux, sous l’intitulé La civilisation au carrefour [37]. L’analyse prend en considération la « révolution scientifique et technique ». L’automation devrait permettre d’inverser la tendance à la parcellisation des tâches issue de la révolution industrielle, d’éliminer le travail simple et de transformer le travail complexe.
D’un point de vue social, ces transformations doivent toucher « les systèmes d’organisation et de commandement, réduire la dichotomie entre dirigeants et dirigés et avoir des conditions de production qui cessent de détruire la nature » [38].
Quelques années auparavant, l’URSS était déjà confrontée aux possibilités d’une « évolution scientifique et technique » et aux nouvelles questions ainsi posées : dès qu’un seuil d’industrialisation et de réussite a été atteint, les questions se compliquent ; cela met en évidence le carcan du paradigme contemporain au pouvoir, pour reprendre l’expression d’un militant communiste tchèque, philosophe [39], exclu du Parti après 1968.
Il en est de même sur la scène mondiale : un soutien aux mouvements de libération est strictement encadré par les intérêts de l’URSS et impose la conception d’une administration hiérarchisée obéissante aux chefs et monolithique au nom d’un modèle dit « léniniste ». C’est la même année 1965 que Che Guevara s’exprime à la tribune d’Alger : « Les pays socialistes ont le devoir moral de liquider leur complicité tacite avec les pays exploiteurs de l’Ouest » [40].
On voit comment même des militants lucides voulaient faire réagir les représentants du « Kremlin », en les prenant à leurs contradictions formelles. Cependant, après les années cinquante, qui ignorait que le « soutien » des soviétiques était toujours conditionné par leurs propres intérêts immédiats, d’ordre matériel ou d’ordre diplomatique ? De plus, et plusieurs chapitres le montrent, « l’aide » des soviétiques produit des méthodes qui miment la bureaucratie pour façonner des forces d’émancipation déjà soumises, mimétiques, pour faire passer avant tout « les règles de l’État ».
Constatons-le dans l’Algérie de Boumédiène, dans les partis nationalistes arabes, du Venezuela à la Corée du Nord, mais aussi de la Chine au Pérou ou dans des États en Afrique, et dans combien d’actuelles « Républiques » post-URSS. Tourner la page suppose d’en voir les effets toujours présents, avec leurs différences [41]…
Ce règne de trente ans, continué de trente années de nostalgie de l’Empire connaît deux décennies où, avec l’intervention soviétique en Afghanistan, le déclin se précipite. La bureaucratie s’affirme alors plus nettement nouvelle classe dirigeante et exploiteuse au nom des affaires mondialisées, sans pour autant changer les rapports de propriété sur lesquelles elle s’était bâtie, résume Patrick Silberstein. Il rappelle une hypothèse de Trotsky, dans La Révolution trahie et dans son article « L’URSS dans la guerre » [42] ; celui-ci envisageait la possibilité théorique que, sur la base des nouvelles formes de propriété existant en URSS, celle-ci ne se transforme en une « nouvelle société d’exploitation ». Cette bureaucratie ressemblant à celles des « despotismes asiatiques », comme diverses analyses l’avait appelée, a ainsi cherché son intégration dans le capitalisme globalisé.
Deux mots de provocation : des options qui s’opposent…
Au moment où Trotsky rédigeait son Staline, Victor Serge écrivait que le socialisme devrait désormais faire une démonstration, presque préalable, qu’il serait « nettement supérieur par la condition qu’il apporte à l’homme » [43].
Cela aurait été écrit ces jours-ci que nous ne serions pas étonnés outre mesure, fait remarquer Patrick Silberstein ! Son livre nous incite à éviter quelques « erreurs d’étiquetage » (Moshe Lewin).
- Le soviétisme bureaucratique n’a rien à voir avec le communisme [44]. Parler de « communisme réellement existant » revient à nier que le Thermidor russe a eu lieu. Toutes les batailles politiques rappelées dans ce livre en témoignent.
- De même, bien des utilisations de la notion de « léninisme » emprisonnent dans un passé de bluffs et de défaites. Cette « erreur d’étiquetage » mélange des événements et une sauce qui ferait passer du stalinisme ordinaire pour du léninisme, avec une ou deux épices choisies. Par exemple, la représentation de la « radicalité » est faussée en insistant sur une représentation mythifiée de « l’avant-garde ». Lénine, avec les Thèses d’avril, cherche un passage pacifique, appuyé sur les volontés massives des paysans, des soldats, des ouvriers et ouvrières, des fonctionnaires du tsar, dans une réalité où les pressions de la bourgeoisie empêchent les modérés, timorés, de décider. Souvenons-nous des réflexions de Lukacs [45].
- Nous sommes avertis, troisième risque d’erreur d’étiquetage, de nous méfier des rapports de domination construits par les conditions de la lutte. Nous l’avons vu, le « dépassement du capitalisme » passe par les formes radicales de la démocratie et pas en cherchant à susciter « une nouvelle élite », et à la pérenniser. « L’avant-garde » comme rôle à tenir et pas comme place à occuper…
À l’opposé de l’héritage de la contre-révolution, un autre a sa continuité, capable d’une nouvelle phase des luttes pour l’émancipation.
Quand on y songe en effet, peu de nouveau sous le soleil ! Patrick Silberstein le souligne dans un chapitre 12 au titre ironique et inquiétant, Le fantôme de Moscou [46].
« La barbarie qui se déploie sur le monde n’est pas une catastrophe naturelle, mais la conséquence de l’appropriation privée de notre planète », résume-t-il. « S’y opposer, c’est mettre en mouvement les aspirations des mouvements sociaux à contrôler, à décider et à construire leurs propres instruments d’émancipation. C’est mettre en mouvement la capacité des mouvements sociaux à développer une autre économie politique. [...] Plus qu’une dorure démocratique sur de vieilles conceptions, l’autogestion est un axe stratégique et programmatique ».
Disaient-ils/elles autre chose, les Rosa Luxemburg, ou Evgueni Préobrajenski et les autres bolcheviks dont Patrick Silberstein rappelle les combats à côté des Lénine et Trotsky ? À relire les œuvres et les débats, dans leurs objectifs, il y a peu de différence. Sauf une, décisive.
Le rejet conscient de « l’héritage stalinien » se traduit par ce que Gramsci aurait désigné du terme de « nouvelle culture ».
« Dans cette nouvelle culture », Patrick Silberstein le résume, « s’expriment les refus de la délégation de pouvoir, de la séparation entre social et politique, de l’autoritarisme, du substitutisme, de la personnalisation, du culte du chef, de la soumission aux institutions étatiques et de l’électoralisme. S’expriment aussi quelques-unes des conditions nécessaires à l’évitement et à l’éradication systématique — dans le cours même des luttes — de toutes les formes de la bureaucratisation : la pratique de l’autodétermination, de l’auto-organisation, de l’autogestion, de la délibération collective, de la recherche du croisement des contestations particulières et de la lutte en commun. »
Nous savons bien que la propriété publique ne peut se proposer sans une démocratie active, directe, combinant les assemblées de base et le pluralisme politique. Nous savons aussi la lourdeur des discriminations héritées, leurs « évidences naturelles ». Au cœur de la lutte de classe, les principes d’avenir sont déjà en partie portés par les hommes et femmes qui rejettent le système. Il s’agit de transformer les outils du pluralisme politique et en même temps ceux de la démocratie directe, active : une démocratie qui change vite tout ce qui doit et peut l’être, mais qui prend le temps des discussions avec toutes et tous [47].
Cela ne se fait pas en un clic, ni même un tsunami de clics : le pluralisme limite des pouvoirs absolus en imposant le droit de débattre et de voter ; mais il produit des délégations de pouvoirs, de la passivité, qui contribuent à pérenniser des privilèges et des moyens de domination. Des conseils d’autogestion peuvent avoir le même effet, comme le souligne Catherine Samary ; des assemblées de centralisation partielle des informations, des « conventions citoyennes » peuvent contribuer à la démocratie active, englobant les diverses dimensions politiques. N’allons pas imaginer au-delà les réponses qui sont et seront mises en œuvre par tant de personnes, négligées pour le moment comme « des gens de la moyenne »… sans lesquelles on ne peut rien du tout. Certes, cela suppose un projet, une connaissance des possibilités et donc une culture, un projet, un « outil » pour l’émancipation [48]. Une activité collective consciente… Sans aucun doute pas le Parti de Staline, mais une organisation tournée vers la mobilisation, les grèves de masse, répondant aux réflexions de Rosa Luxemburg, ou de courants comme les syndicalistes révolutionnaires français, fondateurs du PCF puis en rupture avec sa « bolchévisation », sa bureaucratisation « la fraction qui unifie toutes les autres » (Marx)…
Cela passe par des discussions, une lucidité sur les phases passées ; et ce livre est ainsi un apport important.
2 janvier 2022