Fin septembre 2002, cela fait plus d’un mois déjà que l’aviation américaine et britannique bombarde intensément l’Iraq, ses postes de commandement et de communication. Les débats médiatisés autour des « inspections » de l’ONU, refusées puis acceptées par l’Iraq, réclamées puis négligées par les États-Unis, n’étaient donc que diversion, compte tenu de la guerre déjà commencée à l’insu des opinions publiques. Il est probable également que les « crimes de Saddam Hussein », comme hier ceux de Milosevic en ex-Yougoslavie, puis de Ben Laden et des Talibans, fassent partie de l’habillage moral de grandes manœuvres politico-militaires, un habillage indispensable, bien entendu, pour la « préparation » des opinions publiques. Mais il est loisible à chacun d’y croire et de penser que la défense des Droits de l’Homme et de la Démocratie est au cœur des enjeux. Cela fait partie des droits de chaque individu à l’imaginaire poétique et au rêve.
I. Enjeux de la guerre américaine
Sur les enjeux et les objectifs « vulgaires » de cette guerre, si l’on se rapporte non plus aux moralistes mais aux milieux d’affaires et d’expertises géostratégiques, plusieurs hypothèses circulent, parfois contradictoires, éventuellement complémentaires :
- À l’origine du grand remaniement de l’ordre mondial se trouve, bien entendu, la fin de l’URSS et du bloc soviétique, signal d’une véritable « globalisation » capitaliste du monde, de l’ouverture de nouveaux marchés pour les capitaux et les marchandises, entraînant aussi la nécessité de redéfinir les objectifs et les « ennemis » du système militaro-industriel occidental. Pour les États-Unis plus spécialement, c’est la nécessité de réaffirmer leur leadership, indiscuté tant qu’existait « la menace soviétique » mais désormais contestable par les autres puissances : Europe et Japon. Accessoirement, un mouvement comme l’islamisme radical, utilisé pour abattre l’URSS en Afghanistan dans les années 1980, regagnait une redoutable autonomie et se retournait contre « l’autre Satan » incarné par les États-Unis. Le signal de départ du grand remaniement fut donné par la guerre du Golfe en janvier 1991, à laquelle même l’URSS finissante avait donné son feu vert par la voix de son ministre des affaires étrangères, Édouard Chevarnadzé, principal allié des États-Unis au sein de la direction soviétique et actuellement président de la Géorgie, où il joue à nouveau la carte américaine contre la Russie.
- La première étape de la deuxième offensive, inaugurée par les attentats du 11 septembre qui en ont été le prétexte, fut l’Afghanistan fin 2001. Cette guerre a eu pour mobile important, outre le contrôle de ce pays-carrefour, la pénétration américaine en Asie centrale, domaine gazo-pétrolier traditionnellement sous influence russe (ex-soviétique). Dès fin 2001, l’étape iraqienne avait été envisagée comme suite logique de l’opération, à l’extrémité occidentale du même « arc de crise ».
- En Iraq, principal détenteur de réserves de pétrole après l’Arabie saoudite et maintenu largement en dessous de ses capacités de production, très affaibli par le blocus qui a suivi la guerre du Golfe en 1991, il s’agit désormais de s’assurer le contrôle de la production et du développement pétroliers, de façon à pouvoir baisser les prix ou diminuer la dépendance de l’Europe et des États-Unis envers les exportations de l’OPEP. Pour ce faire, le régime de Saddam Hussein, autrefois soutenu par l’Occident (autant que par l’URSS) mais devenu par la suite incontrôlable, doit être liquidé.
- Au Moyen-Orient dans l’ensemble, s’imposerait une « reprise en mains » vu les difficultés du maintien du contrôle américain sur l’Arabie Saoudite, traditionnelle clé de voûte de l’empire pétrolier arabo-persique, et « l’abcès » palestinien dont le règlement est traditionnellement confié à Israël. Pour la Palestine, les hypothèses sont débattues, en Israël, de la création de « bantoustans » ou mini-principautés arabes sous contrôle israélien, voire d’une déportation massive des Palestiniens vers la Jordanie, option réclamée par la droite la plus dure et notamment les « partis russes » formés par l’émigration de l’ex-URSS.
- La prochaine expédition militaire, en bonne logique, viserait l’Iran, autre « État voyou », dont le régime islamiste est un obstacle tant à la maîtrise du Moyen-Orient qu’à la pénétration, au nord, de la région caspienne, l’Iran étant la voie la plus économique d’exportation vers le sud des pétroles et gaz de la Caspienne.
- Dans une perspective plus lointaine, le « grand péril » de la montée en puissance de la Chine, cible majeure du déploiement américain, exigerait une maîtrise de l’évolution coréenne, donc l’élimination de l’autre « État voyou » qu’est la Corée du Nord, tout en poursuivant la prise de contrôle de l’Asie centrale et la neutralisation de la Russie. Ce qui n’exclut pas que les États-Unis jouent également sur les rivalités russo-chinoises en utilisant tantôt Moscou contre Pékin, tantôt Pékin contre Moscou.
- Pour les mêmes raisons géostratégiques et pétrolières, le bassin de la Caspienne (du Caucase à l’Asie centrale) doit être investi, avec ou sans la coopération de la Russie, qui dispose à ce jour des principales voies d’exportation des pétroles et d’importantes ressources en Sibérie.
- D’une façon générale, les déploiements militaires auraient aussi pour fonction de relancer l’économie américaine et « d’encadrer » l’expansion de ladite « mondialisation » de l’économie, en assurant l’hégémonie américaine sur un processus où sont également influents l’Europe et le Japon.
Il importe de bien comprendre que ce processus n’est pas « américain » mais généré par la dynamique d’un capitalisme mondial, de ses firmes transnationales, fut-elle encadrée par des États et des institutions internationales. « Américaine » est la volonté hégémonique du principal d’entre ces États et, sans doute, l’influence culturelle dominante de « l’american way on life ». À ce propos, il est piquant de constater que c’est bien un « nationalisme » de superpuissance qui inspire pas mal de discours tenus contre les nationalismes, souverainismes et autres singularités « archaïques ». Le nationalisme américain, bardé de protectionnismes, affiche ses convictions libérales et sa volonté de « frontières ouvertes », laissant aux autres, en position de faiblesse, le soin de s’avouer nationalistes et attachés aux frontières.
Cela dit, la réussite ou non des plans des États-Unis, qui se sont explicitement octroyés le droit de diriger le monde et, dans le cas de l’administration Bush junior, celui de mener la « guerre préventive » avec ou sans l’aval de l’ONU et des alliés, dépend évidemment d’autres facteurs que ceux de la volonté américaine : les réactions du monde arabo-musulman, celles des principaux alliés et rivaux européens, celles des alliés obligés de Russie, de Transcaucasie et d’Asie centrale, et d’autres pays dépendants. Facteurs eux-mêmes tributaires de l’état d’esprit de centaines millions d’êtres humains que l’impérialisme américain expose à plus de misère et d’inégalités, d’humiliations et de sentiments de haine et de révolte.
Beaucoup dépendra du rapport des forces. Bush a intérêt à frapper vite et fort, car tout dérapage excessif (trop de charniers à forte visibilité par exemple) et tout échec manifeste serait immédiatement exploité par les « amis ». Mais s’il « réussit », la défaite ultime de cet empire gangrené par sa propre arrogance, son ignorance crasse des réalités du monde, est inscrite dans sa victoire purement militaire et technologique. Quelle que soit l’hypothèse à retenir, on observera que les diverses opérations américano-britanniques se déroulent au cœur ou à proximité des principaux puits et réserves de pétrole et de gaz, tant du Moyen-Orient que du bassin de la Caspienne, en ex-URSS, de la Transcaucasie à l’Asie centrale, deux régions politiquement très instables. C’est dire si la Russie figure sur la scène des enjeux. Alliée précieuse pour les États-Unis, en raison de ses immenses richesses énergétiques et de son influence dans les territoires visés, pourvu qu’elle cède progressivement les richesses et les territoires. Mais justement encombrante et peu commode, vu ses propres intérêts dans les mêmes zones, ses récidives soviétiques ou impériales, et les oppositions qui se manifestent, en Russie et en Asie centrale, face à une entreprise vécue comme une « mise sous tutelle », voire une colonisation — les opérations politico-militaires des États-Unis étant à situer, encore une fois, dans le contexte de la globalisation économique et commerciale qui entraîne et remodèle l’ancienne Union soviétique et pas seulement comme « rivalité de puissances » au sens où on pouvait l’entendre avant 1914 ou du temps de l’URSS. De la « nouvelle Russie », il ne faut rien attendre qui ne soit en conformité avec les caractéristiques de la mondialisation armée telle qu’on la voit se profiler en cette aube du XXIe siècle : culte du fric et de la force, cynisme et brutalisation croissante des rapports humains.
II. La stratégie de Poutine à l’épreuve
Il semble que la Russie soit disposée à « lâcher » son ancien allié Saddam Hussein et mène avec les États-Unis une négociation serrée sur l’après-Saddam.
En marge et en relation étroite avec cette guerre, l’alliance stratégique russo-américaine est minée par la sourde guerre géopolitique et pétrolière que se livrent Moscou et Washington en Transcaucasie [1]. Contre les intérêts russes, le chantier est ouvert depuis cet été 2002, à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan, de l’oléoduc Bakou-Tbilisi-Ceyhan, sous les auspices des États-Unis, de la Turquie, de l’Azerbaïdjan et de la Géorgie. Celle-ci est au bord d’un conflit armé avec la Russie à propos des attaques lancées depuis la vallée géorgienne de Pankisi par des combattants islamo-tchétchènes contre le territoire tchétchène (Russie). Pour comprendre la position russe il faut revenir sur quelques repères.
Russie et Iraq
Alliée de l’Iraq, la Russie (URSS) le fut, historiquement d’abord pour des raisons idéologico-politiques, au temps du « socialisme arabe », de la révolution iraqienne de 1958 et de l’influence qu’y jouèrent les communistes iraqiens, ensuite, et malgré l’orientation anticommuniste prise par le régime iraqien, pour des raisons exclusivement géostratégiques de contrepoids « anti-impérialiste » à la Grande-Bretagne et aux États-Unis dans la région. La France avait aussi d’excellentes relations avec Saddam Hussein, au pouvoir depuis 1969 et président de l’Iraq en 1979, dont le régime était admiré pour sa laïcité et ses progrès dans les domaines de l’éducation, de la santé et de la promotion des femmes. De ce point de vue, l’Iraq nationaliste arabe était aux antipodes des monarchies fondamentalistes du Golfe. À l’époque de la guerre Iraq-Iran (1980-88) l’URSS et les États-Unis avaient cependant en commun, de même que les autres États occidentaux et arabes, l’hostilité envers la révolution musulmane chi’ite en Iran. La fin de la guerre Iran-Iraq et de l’influence soviétique au Moyen-Orient allaient donner le signal de l’avènement du « nouvel ordre mondial » dans la région la plus pétrolifère de la planète. En clair : de l’affirmation, face à l’Europe et au reste du monde, de l’hégémonie de la désormais unique superpuissance, les États-Unis d’Amérique.
L’alliance Moscou-Bagdad devait donc cesser avec l’effondrement du bloc soviétique. Un an avant la fin de l’URSS, Moscou donna le feu vert à la guerre du Golfe, sous l’impulsion de son ministre des affaires étrangères Édouard Chevarnadzé, actuel président de la Géorgie, qui joua à l’époque un rôle déterminant, de concert avec l’administration américaine, dans l’accélération du processus menant à la dislocation du bloc soviétique, à la réunification allemande et, finalement, à la dissolution de l’URSS. La nouvelle Russie – à direction démocrate et libérale ou dès lors très liée aux États-Unis par son président Boris Eltsine et son ministre des affaires étrangères très américanophile Andréi Kozyrev – maintint avec l’Iraq des relations étroites, où les questions pétrolières prirent le devant. Mais l’affaire dite du « terrorisme international », plus exactement le choix des États-Unis d’une guerre globale envers toute résistance à leur hégémonie, devait modifier la donne, également pour les rapports Russie-Iraq.
Le président Vladimir Poutine a misé, depuis le 11 septembre 2001, sur une alliance stratégique avec les États-Unis, où la Russie, plutôt que de se laisser exclure ou marginaliser, entend s’inclure dans le « camp de la civilisation » en voie de globalisation : non seulement sur le front antiterroriste — où Moscou se voit au premier rang (en Tchétchénie) — mais dans tous les domaines de la mondialisation libérale que gèrent les États-Unis, l’OTAN, l’OMC. Cette alliance, également appréciée à Washington, n’est pas de tout repos pour le Kremlin. D’abord, les Russes doivent bien comprendre que les ressources pétrolières visées par les États-Unis (et la Grande-Bretagne) en Iraq et dans tout le Moyen-Orient comme dans les anciens territoires soviétiques de la Caspienne (Transcaucasie) et de l’Asie centrale concernent des influences et des intérêts russes sur lesquels Moscou devra composer. Or, les convergences russo-américaines, bien réelles et prédominantes pour l’instant, n’ont pas annulé les rivalités, bien au contraire : « main dans la main » chacun s’efforce de faire trébucher l’autre dans une course effrénée à l’or noir.
Pétrole « manne céleste » du capitalisme russe
Il faut ajouter que, dans le contexte d’une Russie en transition vers le capitalisme, il n’y a plus, comme à l’époque soviétique, d’identité d’intérêts absolue entre l’État et les groupes économiques tels que les oligarques pétroliers. Ceux-ci ont bâti leurs nouvelles fortunes, au début de la décennie, grâce à la marge existante entre les prix d’achat des pétroles sur le marché intérieur non libéralisé et leur vente aux cours mondiaux sur les marchés extérieurs. Le détournement d’une grande masse d’hydrocarbures précédemment partagés entre les républiques soviétiques vers les pays à devises fortes a été le principal mobile de la proclamation de la souveraineté de la Russie sur ses richesses naturelles ou plus de 80 % du potentiel énergétique de l’ex-URSS.
C’était donc, pour l’équipe réformatrice libérale de Boris Eltsine et Egor Gaïdar, pour la fraction de la nomenklatura qui lui fut acquise et la nouvelle bourgeoisie qui a également profité de l’aubaine, une raison capitale pour se débarrasser du « poids » de l’Union soviétique. Chaque république a dû ensuite se débrouiller : outre la Russie qui a pu relativement amortir, grâce à ses hydrocarbures, l’effondrement socio-économique des années 1990, le Kazakhstan et le Turkménistan aux riches sous-sols s’en sont également mieux tirés que d’autres, l’Ukraine par exemple, écrasée par sa dette énergétique envers la Russie.
La ruée des pétroles et du gaz (exportés) vers l’Ouest ont constitué un pillage à grande échelle des ressources russes, les bénéfices n’étant pas réinvestis dans le reste de l’économie, elle-même bradée par le biais des privatisations et de l’appauvrissement des services publics. Un programme voulu, à l’époque, par le FMI. Une grande part des profits ont été placés dans des banques occidentales, investis dans des consommations de luxe ou des projets immobiliers et, bien sûr, pétroliers. Lukoil joue son propre jeu dans la Caspienne, qui ne coïncide pas totalement avec celui de Poutine. La presse de Lukoil, comme le quotidien Izvestia, se fait remarquer par des positions très pro-américaines et pro-israéliennes, par une grande virulence anti-arabe et anti-palestinienne… Ce n’est nullement le fruit du hasard ou de l’excitation de quelques journalistes !
Intérêts actuels de la Russie en Iraq
Il faut rappeler l’importance du pactole pétrolier et les capacités de production sous-exploitées de l’Iraq. Les réserves prouvées (selon BP) sont de 112 milliards de barils, les réserves supposées seraient de 220. À titre de comparaison, les réserves prouvées d’après les sources de l’OPEP, en milliards de barils, sont : Arabie saoudite - 260 ; Émirats arabes unis - 100 ; Koweït - 100 ; Iran - 90 ; Venezuela - 80 ; Russie - 50 ; États-Unis - 30.
L’Iraq vient donc en seconde position pour les réserves. La rentabilité de ses exploitations serait la plus élevée, moyennant d’importants investissements (30 milliards de dollars, ce serait aussi le prix de la guerre). Les compagnies pétrolières des cinq membres permanents du Conseil de Sécurité sont intéressées par le « pactole » iraqien. La Chine est également dans le coup, même si cette puissance montante échappant au contrôle américain a toutes les raisons de se méfier des guerres en chaîne que met en œuvre l’administration Bush junior. La Russie est spécialement attentive, pour l’après-Saddam, à recouvrir la dette iraqienne de 7 milliards de dollars et à garantir l’exécution des contrats passés avec l’Iraq par ses sociétés pétrolières. Ainsi Lukoil a signé un contrat de 4 milliards de dollars (1997) pour le développement du champs de Qurna Ouest, Slavneft un contrat de 52 milliards de dollars (2001) pour l’exploitation du champs de Toubu (sud), le projet russo-iraqien sur la prospection du désert occidental porte sur 40 milliards de dollars.
D’une façon générale, Moscou veut être associée aux plans de développement de l’industrie pétrolière en Iraq. De la bonne volonté du Kremlin à aider les États-Unis dans leur guerre dépendront « les bonnes dispositions » ou non du futur gouvernement iraqien envers les Russes. Mais l’essor de l’industrie pétrolière très rentable en Iraq risque par ailleurs de réduire l’intérêt des investisseurs occidentaux pour l’exploitation bien plus coûteuse des pétroles de Sibérie. L’engouement pour la Caspienne pourrait aussi en souffrir, mais là, des intérêts géopolitiques commandent aux États-Unis de poursuivre l’œuvre entamée pour prospecter, exploiter et surtout exporter les pétroles et le gaz de cette région. Déjà, le projet de gazoduc devant amener le gaz turkmène (ex-URSS) vers le Pakistan à travers l’Afghanistan avait motivé l’action américaine dans ce pays et les tractations des États-Unis avec le régime taliban.
Enjeux de la Caspienne
Les estimations des réserves de pétrole de la Caspienne sont diverses et évolutives. Elles ont varié selon les sources, ces dernières années, de moins de 20 milliards de barils à plus de 200... Selon les estimations de BP et de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) il serait question de 8 à 20 au Kazakhstan (gisements de Tenguiz) et 7 à 12 en Azerbaïdjan. Si on y ajoute les 50 à 137 de la Russie et plus de 2 à 5 dans le reste de l’Asie centrale, on obtiendrait des réserves (très approximatives) situées entre 60 et 174 milliards de barils pour l’ensemble de l’ex-URSS. En pourcentages, il serait question de 4,7 % des réserves mondiales en Russie et 2 % dans la Caspienne (contre les deux tiers au Moyen-Orient), à quoi il faut ajouter, pour le gaz, 35 % des réserves mondiales en Russie et 5 % dans la Caspienne (surtout au Turkménistan).
L’apport russe et caspien est donc secondaire pour le pétrole et plus consistant en gaz, surtout pour l’approvisionnement de l’Europe. Mais si on y ajoute les autres richesses naturelles (minerais, métaux précieux, diamants) et les positionnements géopolitiques de « l’Eurasie » (ex-URSS), on comprend que l’enjeu soit capital dans toute stratégie de domination du continent eurasiatique ou, simplement, d’approvisionnement énergétique de l’Occident. D’autant que les relations dégradées avec le monde arabo-musulman commandent aux Occidentaux de ne négliger aucune piste « alternative ». La question cruciale et la plus conflictuelle, à court terme, elle celle du « pouvoir d’exporter » les pétroles de l’Azerbaïdjan et du Kazakhstan. Les réseaux russes en sont les traditionnels vecteurs, ils sont les plus développés, les plus rentables, et l’objet de nouveaux grands projets d’extension, mais de nouveaux tracés, encouragés par les États-Unis en Transcaucasie tendent à offrir des alternatives méridionales intéressantes, sans parler de celles offertes par l’Iran, dès lors que ce pays serait à son tour « assagi », ce qui pourrait ne pas tarder si la remise en ordre se fait en Iraq sans trop de dérapages.
Oléoduc BTC et guerre en Tchétchénie
L’événement majeur de la rivalité pétrolière russo-américaine a été, cet été 2002, l’ouverture du chantier de l’oléoduc BTC, Bakou-Tbilissi-Ceyhan.
Créé en 1994 avec 12 sociétés principalement anglaises et américaines, l’Azerbaïdjan International Operating Company (AIOC) a été chargée d’exploiter une partie des pétroles d’Azerbaïdjan et de les exporter par les voies traditionnelles russes du Nord (via la Tchétchénie vers Novorossyisk) et par le nouveau tracé ouest, à travers la Géorgie, vers Soupsa. Il est à noter que, à cette même époque, les attentats se sont multipliés contre l’oléoduc traversant la Tchétchénie, entraînant la première guerre fin 1994. La crédibilité de la voie d’exportation russe en fut ébranlée, au bénéfice de projets américano-turcs. Un nouveau tracé a été choisi, sous l’égide des États-Unis, et pour l’exportation du pétrole kazakh (de Tenguiz) via l’Azerbaïdjan, l’oléoduc devant relier Bakou à Ceyhan (Turquie) via Tbilissi (Géorgie).
Le début des travaux a été scellé lors d’une cérémonie à Londres le 1er août 2002. La British Petroleum y joue un rôle moteur. Les marchés européen, israélien et américain doivent être desservis. Certains firmes occidentales avaient souligné l’aspect peu rentable du projet, mais les administrations Clinton et Bush junior ont insisté pour des raisons politiques majeures. La Caspienne est en effet devenue « zone d’intérêt vital » pour les États-Unis.
Les Russes sont persuadés que la guerre en Tchétchénie est activée en sous-main pour disqualifier les voies du nord, voire leur barrer la route de Transcaucasie par une guerre ou une république islamique qui s’étendraient sur toute la largeur du Nord-Caucase, de la mer Noire à la mer Caspienne. Cette option figurait probablement dans les « cartons » de l’Arabie saoudite et d’Al Qaida lorsque les « wahhabites » de Bassaiev et Khatab, basés en Tchétchénie, attaquèrent le Daguestan en août 1999, précipitant la deuxième guerre de Tchétchénie. On peut supposer – mais sans preuve à ce jour de soutiens concrets – que Washington et Ankara ne voyaient pas d’un mauvais œil cette guerre dont Vladimir Poutine se servit de son côté pour se fabriquer une image d’homme fort.
Du contrôle ou non de la Tchétchénie et de tout le Nord-Caucase dépend en tout cas, pour la Russie, la capacité de rester une force qui compte en Transcaucasie. Dans ce contexte, le rôle de la Géorgie militairement soutenue par les États-Unis serait de servir de tête de pont à l’expulsion des Russes de leur zone d’influence caspienne, tant à l’Ouest (Caucase et Transcaucasie) qu’à l’Est (Kazakhstan, Turkménistan) les nouveaux oléoducs et gazoducs, y compris sous la Caspienne, devant permettre d’écouler vers le Sud l’or noir et bleu de ces pays. Telle est la hantise de la Russie.
Les Géorgiens estiment pour leur part que Moscou ne leur pardonne pas d’avoir quitté l’URSS et cherche à maintenir ses « positions coloniales » sur l’ensemble du Caucase et de la Transcaucasie. Les deux points de vue ne sont pas contradictoires : la Russie cherche à se maintenir dans une région dont les États-Unis, secondés par la Géorgie, veulent l’éloigner. Dans cette stratégie d’éloignement des Russes, l’Azerbaïdjan occupe une position médiane, sollicité par les États-Unis et les « frères » de Turquie, tout en restant très lié à la Russie. Seule, l’Arménie conserve de très bonnes relations avec la Russie pour des raisons historiques, politiques et de voisinage avec la Turquie : l’URSS avait permis que subsiste un foyer national arménien après le génocide turc de 1915 en Arménie occidentale. Aujourd’hui encore la méfiance subsiste envers la Turquie et le conflit avec les Turcs azeris autour du Haut-Karabakh, région d’Azerbaïdjan à majorité arménienne, entretient la tension. C’est pourquoi l’Arménie cherche des appuis tant en Russie qu’en Iran. C’est à la condition sans doute de résorber cette tension arméno-turque et arméno-azérie que les États-Unis parviendront à faire pleinement jouer le rapport de forces économique et militaire en leur faveur dans la région, y compris en Arménie.
Conflit avec la Géorgie
Les tensions avec la Géorgie ex-soviétique indépendante ont donc désormais pour raison essentielle le choix de Tbilissi de s’allier aux États-Unis sur les plans pétrolier et militaire. Mais elles ont été précédées par la question des séparatismes internes à la Géorgie, des minorités abkhazes et ossètes, soutenues par Moscou. Plus récemment, la Géorgie a été prise à partie par Moscou sur une question à laquelle les États-Unis devraient être sensibles : la présence dans la vallée géorgienne de Pankisi de combattants d’Al Qaida et de rebelles tchétchènes dont les incursions en Tchétchénie ont entraîné des ripostes russes violant l’espace aérien et terrestre de la Géorgie. Une attaque importante contre la Russie (un commando de 70 combattants) a eu lieu le 25 septembre, en provenance de la vallée de Pankisi, alors que la Géorgie, pour calmer le jeu, livrait à la Russie plusieurs rebelles tchétchènes.
Une intervention militaire russe en Géorgie n’est pas exclue — Vladimir Poutine s’en est octroyé le droit en vertu d’un principe de prévention du « terrorisme » similaire à celui invoqué par George W. Bush. Les États-Unis y sont en principe opposés, ils encouragent et forment les militaires géorgiens à faire eux-mêmes la police. Ils proposent un « pacte de sécurité » à trois. Il est possible qu’une « tolérance » envers les islamistes soit destinée à entretenir le foyer de guerre en Tchétchénie pour affaiblir les Russes. Mais aucune preuve formelle n’a été administrée, seuls les services secrets américains, russes et saoudiens doivent être bien informés sur ce plan.
La guerre en Iraq est susceptible de créer de nouvelles opportunités, pour la Russie, de poursuivre les rebelles tchétchènes jusqu’en territoire géorgien. C’est là le risque d’éclosion d’une guerre régionale. Le rôle actif prêté à Chevarnadzé dans l’affaiblissement et la dislocation de l’URSS, en 1989-91, est apparemment l’une des raisons de l’animosité présente de Moscou à l’égard du président géorgien. Un fait acquis est la dégradation des rapports entre la Russie et la Géorgie, précédemment scellés par une histoire commune et des liens culturels profonds, que les nouvelles générations gagnées aux nationalismes remettent en question. Un intellectuel géorgien attristé par cette évolution remarquait que les « anciens » maintiendraient des relations amicales avec les Russes, mais que la « froideur » des jeunes est déjà observable. D’ailleurs, la nouvelle génération n’apprend plus guère le russe à l’école, mais bien l’anglais.
Cours du pétrole
La question la plus sensible est peut-être celle des cours du pétrole. Les exportations et les profits des groupes pétroliers russes, la croissance et les succès économiques du président Poutine en sont largement dépendants. L’hypothèse la plus probable d’une forte hausse des cours en cas de guerre, voire de destruction partielle des installations iraqiennes, est donc envisagée avec intérêt. Celle d’un retournement à la baisse, au contraire, autre hypothèse en cas d’augmentation de production en Iraq et dans d’autres pays arabes, pèserait lourdement sur l’économie russe pour trois raisons : la baisse immédiate des profits de la Russie, son incapacité à augmenter sensiblement les exportations, la perte d’intérêt des Occidentaux pour des investissements dans les pétroles sibériens.
Or, la forte dépendance russe à l’égard des cours du pétrole est un thème de controverse et de contestation, en Russie même, de la politique du gouvernement Kassianov. Ses contestataires lui reprochent de poursuivre un choix délibéré, depuis Eltsine en 1991, de transformation de la Russie en réserve de matières premières de l’Occident, au détriment des autres secteurs et d’un développement économique et social équilibré. L’exploitation forcenée du pétrole se fait alors que les équipements se dégradent, non sans dégâts écologiques croissants, faute d’investissements de modernisation, et selon les milieux de l’opposition communiste, en négligeant même la préservation de réserves stratégiques. Le débat « externe » s’inscrit donc dans une controverse « interne » sur les choix de développement et de mondialisation. En principe, la ligne inspirée par le ministre de l’économie est clairement définie : extension du secteur privé, démantèlement des monopoles naturels, code foncier permettant l’achat et les ventes d’une partie des terres, code du travail libéralisant les relations sociales etc. La dernière tentative communiste de remettre en question, par référendum, la voie des privatisations, a été repoussée par simple interdit sur le principe du referendum pendant les deux années à venir. Les choix de Poutine paraissent évidents.
Mais les milieux d’affaires, les oligarques se déchirent encore sur les options de politique industrielle. Les groupes pétroliers et autres secteurs d’exportation et de finance spéculative qui ont largement profité, depuis 1991, de la libéralisation tiennent à ce que celle-ci soit poursuivie et la priorité au secteur d’exportation des hydrocarbures maintenue. À l’inverse, des groupes industriels et agraires plus liés à la consommation intérieure ne voient pas de relance hors de mesures protectionnistes. D’où une polémique, depuis plusieurs mois, sur les avantages et inconvénients d’une adhésion de la Russie à l’OMC. Les libéraux au pouvoir ou dans l’opposition dénoncent tout « protectionnisme » et toute tentative de s’écarter de la voie tracée par les Etats-Unis et les institutions internationales sous leur contrôle. Ce qui explique qu’ils soient aussi les plus favorables à « l’alliance stratégique contre le terrorisme international » et à la guerre contre l’Iraq. Ainsi, les choix de politique extérieure sont étroitement articulés à ceux du développement intérieur. La stratégie de Poutine, qui prétend concilier libéralisme, alliance avec les Etats-Unis et redressement national, est donc mise à rude épreuve.