La victoire de la droite [1] a mis fin à quatre années de gouvernement de l’Alliance de la gauche démocratique [2], marquées par une pression croissante du fondamentalisme économique néolibéral (libéralisation du Code du Travail, Plan Hausner [3], réduction des impôts des entreprises [4], plans d’introduire le droit de lock-out dans la loi), soutien à l’invasion états-unienne de l’Irak et une série de scandales de corruption.
Ces élections sont cependant quelque chose de plus qu’un simple changement à la tête du pouvoir en Pologne. Elles ont mis en lumière l’échelle de la crise sociale et politique du pays après quinze ans de restauration du capitalisme. Elles ont montré le potentiel croissant de la protestation sociale, qui ne parvient à trouver son expression dans aucun des partis présents sur la scène électorale et même, plus généralement, dans le cadre du système des partis institutionnalisés. Si l’on tient compte du fait que seulement près de 40 % des inscrits ont participé au vote, ont peut affirmer que les véritables vainqueurs des législatives de 2005 ne sont ni les conservateurs de Droit et Liberté [5], ni les fondamentalistes libéraux de la Plate-forme civique [6]. Peut-être qu’en réalité ce sont ceux qui ne sont pas allés voter, et qui par là même ont manifesté leur volonté de rejeter les fausses alternatives produites par la classe politique polonaise, qui sont les véritables vainqueurs.
Paradoxalement, la victoire de la droite ne reflète pas du tout les véritables états d’esprit en Pologne. Certes, il ne fait pas de doute que l’échec de la gauche post-communiste est écrasante et qu’il a fallu des efforts considérables de la part des dirigeants de la SLD pour obtenir une telle chute du soutien au parti. Il faut néanmoins garder à l’esprit que le PiS l’a remporté non parce qu’il mettait en avant son autoritarisme de droite, mais parce qu’au dernier moment il a décidé d’exploiter activement le discours de la gauche. Les frères Kaczynski ont ainsi réussi à surenchérir sur le lisse et peu concret Donald Tusk, en déclarant clairement leur volonté de défendre les droits sociaux, leur opposition à la baisse des impôts des plus riches et à l’augmentation de la TVA sur l’alimentation, les médicaments et les autres biens de première nécessité, en se réclamant de l’ethos de Solidarité par le “S” majuscule [7] et de l’idée démocrate-chrétienne du solidarisme social.
Mais l’efficacité de la phraséologie sociale du PiS et le haut score réalisé par Samoobrona [8], clairement antilibérale, ne représentent que le sommet de l’iceberg.
Tenant compte du fait que la SLD a obtenue moins d’un quart de ses voix de 2001, l’ambiance dans le parti aurait dû être morose. On aurait pu s’attendre à ce que les sociaux-démocrates soient au moins inquiets par la perspective qui se dessine devant la très grande majorité des citoyens de la Troisième République, gouvernée par la coalition conservatrice et libérale du PiS et de PO. Mais la télévision a montré les visages ravis des chefs de la SLD lorsqu’ils ont appris que leur parti, au lieu des 7 % annoncés, avait obtenu près de 11 % des voix. Cette réaction témoigne de ce qui fait l’échec le plus sanglant de cette formation : elle est incapable d’apprendre quoi que ce soit. Même si l’on met de côté le fait que la social-démocratie prétendument rénovée avait présenté sur ses listes ses vieux chevaux de retour « mouillés jusqu’au cou » dans les « succès » de l’équipe Miller [9], tels Ryszard Kalisz, Jerzy Szmajdzinski ou Krzysztof Janik [10], il faut remarquer que la joie manifestée par un échec un peu moins important que celui annoncé témoigne des véritables centres d’intérêt des politiciens de la SLD, pour ne pas dire de leur mentalité spécifique. 11 % des voix garantit aux chefs de la SLD des fauteuils à la Diète pour les quatre prochaines années, mais cela enlève à la gauche toute influence réelle sur les orientations du pays. Sachant que cela n’a aucun effet pratique, les Olejniczak, Napieralski [11], Szmajdzinski et Janik pourront défendre les travailleurs, les retraités et ceux qu’ils nomment dans leur novlangue néolibérale, les plus faibles. Ils l’ont déjà annoncé ! Le problème, c’est qu’ils nous font comprendre ainsi qu’ils traitent en réalité cette défense de manière tout à fait instrumentale, qu’il ne s’agit là de rien d’autre que du marketing politique et qu’ils abandonneront cette phraséologie de gauche dès qu’ils auront à nouveau une chance de gouverner. C’est triste, mais tous les signes célestes et terrestres indiquent que pour ceux de la SLD prétendument rénovée ce qui était le plus important c’était de se retrouver à la Diète pour une législature de plus. Leur attitude est typique d’une classe politique aliénée. Ils ont démontré que la politique est pour eux un jeu de salon et non la confrontation réelle des intérêts et des aspirations des divers groupes sociaux.
Mais le plus important dans ces élections ce fut le fait qu’en pratique elles ont été boycottées. Le taux de participation est une source d’information importante sur l’ambiance régnante en Pologne vingt cinq ans après la fondation de “Solidarnosc” et quinze ans après la restauration du capitalisme. 60 % des inscrits n’ont pas voté, c’est-à- dire près de 6 % de plus que lors des législatives précédentes. cela signifie que les deux partis qui l’ont emporté ne disposent en réalité que de 20 % de soutien (six des trente millions électeurs ont voté pour eux). Les élections leurs confèrent ainsi seulement une légitimité formelle et non une légitimité réelle.
Contrairement à ce que disent divers experts, qui versent des larmes sur la prétendue immaturité politique ou pire, qui dissertent sur les aspirations cachées à un État fort, dont la société polonaise serait atteinte, une forte abstention peut être le signe du renforcement d’un potentiel émancipateur. Il est très probable, que les vingt millions de gens qui ne sont pas allés mettre un bulletin dans l’urne n’ont nullement indiqué leur manque d’intérêt pour la politique et la démocratie. Au contraire !
Les abstentionnistes ont fait un choix très politique. Seulement ce choix n’entrait pas dans le cadre étroit de la scène politique polonaise. On peut oser affirmer que la majorité des inscrits a voté à sa manière en ne se rendant pas aux urnes et en refusant de participer à un spectacle où les acteurs principaux, les décorations et le scénario lui-même sont répétitifs, pourris et compromis. Même si seulement la moitié des abstentionnistes a fait ce choix consciemment — et cela concerne une bonne partie des ex-électeurs de la gauche, qui n’ont pas été convaincus ni par la pseudo-alternative de Borowski [12] ni par le pseudo-renouveau d’Olejniczak — ce serait déjà un fait politique de grande portée. Une nouvelle force s’est ainsi manifestée qui, tôt ou tard, commencera à chercher des formes plus souveraines d’articulation de ses intérêts et de ses aspirations politiques.
Car nous avons assisté à un immense rejet. Non seulement la classe politique qui est apparue après 1989 a été sanctionnée, mais c’est la forme du capitalisme que cette classe restaura aux bords de la Vistule qui a été rejetée. On peut dire ainsi que les électeurs-abstentionnistes (que ce terme est postmoderniste !) ont mis à nu les limites et les particularités de la démocratie formelle et, ce faisant, en ont ébranlé les fondations. Cela ne signifie par pour autant qu’ils aient exprimé des aspirations autoritaires, ce dont les accusent les partisans apeurés du système. Ils s’agissait bien plus d’une protestation contre le déficit démocratique, contre l’aliénation de la classe politique et contre le consensus néolibéral qui unifie toutes les principales forces parlementaires en ce qui concerne la stratégie économique.
En employant un langage quelque peu philosophique, il faut dire qu’en réalité nous assistons à un rejet massif du mirage de la liberté formelle que nous offre la démocratie bourgeoise. Cette liberté-là nous autorise à choisir seulement dans un cadre déterminé par le rapport des forces qui caractérise la société capitaliste. Le choix qu’on nous autorise est entre les partisans libéraux du capitalisme, les partisans conservateurs du capitalisme et les partisans socialistes du capitalisme. La domination du capital sur le travail est dans ce cadre le fondement réel du pluralisme, silencieusement admis. En dernière instance cela conduit à ce que les partis se ressemblent et que le spectre politique soit de moins en moins large.
Cette tendance peut être moins insupportable lorsque les forces sociales parviennent à limiter sérieusement le pouvoir du capital, comme cela avait eu lieu il n’y a pas si longtemps en Europe occidentale. Aujourd’hui encore ce système se survit, même s’il est de plus en plus décadent sous les coups de la mondialisation. Dans des pays comme la Pologne, c’est bien pire. L’offensive néolibérale qui s’y épanouit depuis quinze ans, la pacification des syndicats et des résistances ouvrières a conduit à une telle interpénétration des élites politiques et économiques, que les institutions démocratiques apparaissent de plus en plus aux citoyens comme n’étant qu’une façade qui cache la dictature du capital financier.
C’est dans de telles conditions que les électeurs ont fait le choix de rejeter cette façade. Ils ont dit non au rituel de la démocratie formelle dénuée de contenu social réel et de ce fait ils ont fait le choix de la liberté réelle. Ils ont exigé le changement des règles du jeu, le changement des principes du choix et de l’articulation des forces politiques. Ils ont rappelé ce que tout le monde en Pologne — sauf peut-être Donald Tusk — sait parfaitement : du fait de l’aliénation de la classe politique, de sa distance avec la vie sociale, la décision de qui sera à la Diète ne dépend pas de l’enracinement social des candidats mais de leur accès aux moyens pour financer leurs campagnes électorales, c’est- à-dire de leurs arrangements avec le capital. Et ce ne sont pas ceux qui représentent les intérêts sociaux réels qui font leur entrée à la Diète mais ceux qui ont les moyens de se faire élire, le système parlementaire polonais est fondé sur un mécanisme de sélection négative, qui fait que toute la scène politique n’est pas représentative (c’est-à-dire qu’elle ne représente que les intérêts des privilégiés).
Depuis plusieurs années les économistes indépendants clament qu’en Pologne on est en train de restaurer le modèle du capitalisme périphérique et que cela s’accompagne de la reconstruction des rapports inégaux entre l’économie polonaise et les centres du capitalisme mondial dans l’Union européenne et aux États-Unis. Les récentes élections ont indiqué que ce processus de « périphérisation » marque également la scène politique.
Ces élections ont montré que, comme dans les pays classiques du capitalisme périphérique tels le Brésil ou le Venezuela, toute la classe politique polonaise est compromise. Le trait caractéristique des systèmes politiques de l’Amérique latine, c’est que la différence entre les conservateurs et les sociaux-libéraux ne remet nullement en cause le caractère corruptif du système. On parle ici, bien sûr, de la corruption avec un “C” majuscule, c’est-à-dire de la dépendance de la classe politique envers le capital et de sa mise en tutelle du fait de la privatisation du système des finances et non des quelques cas individuels de corruption, comme ceux qui ont fait sombrer la SLD et qui constituent le thème favori des frères Kaczynski. Si la ressemblance de la scène politique en Pologne aux rapports dominants en Amérique latine constitue sous de nombreux aspect un fait (et lors de la mondialisation il faut prendre de tels faits au sérieux), peut-être alors est-ce aussi de l’autre côté de l’océan que nous devrions chercher l’inspiration pour déterminer les issues à la situation actuelle. Tout comme en Amérique latine, une véritable alternative pour le rapport des forces dominant en Pologne ne pourra venir que d’en dehors du système parlementaire actuel, de la sphère des mouvements sociaux et, en particulier, de la mobilisation et de la résistance des travailleurs.
La gauche polonaise n’a pas aujourd’hui besoin des jeux autour de la direction de l’opposition parlementaire. Elle a besoin de soulever le défi que constitue le grand refus électoral. Sa tâche devrait être de fournir un vecteur politique à ce refus. Le gouffre qui sépare la perspective partant des bases qu’exige la réalisation de cette tâche et l’attitude adoptée par Wojciech Olejniczak, ne conduit pas à l’optimisme. Elle signifie que la construction de la culture de l’auto-organisation démocratique — qui a toujours été, qui est et qui sera le fondement d’une gauche véritable — reste une tâche à accomplir. Et d’une brûlante actualité.
Le choix du refus
Recommander cette page
Przemyslaw Wielgosz, est rédacteur de la revue polonaise de gauche Lewa Noga (Avec le pied gauche). Il a publié Opium globalizacji (Opium de la mondialisation), éd. Dialog, Varsovie, 2004.
Nous reprenons cet article du supplément hebdomadaire Impuls n° 56 du quotidien polonais Trybuna du 29 septembre 2005.