Et un mélange militant qui n’était pas acquis en Argentine où domine trop souvent le sectarisme et la dispersion entre groupes politiques. Il y avait des points de vue politiques et idéologiques différents mais surtout un brassage social fascinant entre les milliers de piqueteros (organisations de chômeurs qui ont organisé des blocages de routes, les « piquets », en juillet et août 2001) et des secteurs des classes moyennes. Mais il y avait aussi une participation syndicale réelle de secteurs de la Centrale des travailleurs argentins (CTA) et de nombreux réseaux militants, comme Attac Argentine ou le Clacso (Centro Latino americano de sciencias sociales) - un centre de recherche assez prestigieux qui a joué un rôle important dans la mise en place du forum - et énormément de jeunes.
L’organisation de ce forum avait été décidé, en lien avec l’équipe brésilienne du forum social mondial, parce l’Argentine est devant des échéances sociales, politiques et internationales très importantes.
Des échéances sociales internes, car la crise pèse considérablement, en particulier sur les chômeurs, mais aussi sur les classes moyennes, dupuis l’instauration du corralito (le gel des comptes bancaires) et, aujourd’hui, sur la classe ouvrière. Toute une série de revendications immédiates ont été présentées et débattues à Buenos Aires. Mais le forum social était aussi l’occasion de se rendre compte de l’inventivité sociale qui se développe en Argentine. Tout le monde a entendu parler du développement rapide d’une économie d’échanges directs, de troc. Il y a aussi, même si cela est moins connu, plusieurs usines qui sont occupées et dont la production a été remise en route par les ouvriers et par les salariés qui organisent des ventes directes aux particuliers. Dans ces usines, les salariés ne veulent pas se contenter de créer des coopératives, un mode de gestion qui se développe d’autant plus que beaucoup de patrons mettent la clé sous la porte, mais entendent promouvoir une forme d’action qui s’inscrit dans une logique anticapitaliste et dans les luttes sociales du moment, un peu à l’exemple des Lip, dans la France de 1973. Pendant le forum s’est tenue une coordination nationale des usines occupées et remises en route par leurs salariés.
Les échéances politiques internes sont aussi importantes puisqu’une élection présidentielle est prévue dans quelques mois.
La situation est un peu compliquée dans la gauche : Elisa Carrio, dirigeante de l’ARI (alliance pour une république des égaux, centre gauche), a la première place dans les sondages, avec près de 25 % des intentions de votes et, plus à gauche, on trouve Zamora, ancien dirigeant d’une organisation d’extrême gauche, en troisième position, avec 8 à 9 % des intentions de vote. Le forum social n’avait pas pour but de prendre position dans ces débats, même si les discussions étaient vives, mais de demander aux candidats de prendre en compte les revendications populaires qui s’exprimaient.
Au niveau international, les élections qui auront lieu en octobre au Brésil étaient dans la tête de tous les participants. Une éventuelle victoire de Lula était vécue comme une occasion pour un changement radical dans toute la partie sud de l’Amérique Latine, en prenant appui sur les mouvements sociaux qui se développent en Uruguay comme en Argentine, mais aussi sur la montée de la gauche en Bolivie, dont le représentant, le dirigeant paysan Evo Moralez, était le héros du forum social argentin. Le premier élément d’un tournant dans la région serait une remise en cause des accords sur la zone de libre-échange des Amériques (Zléa, Alca en espagnol). Une conférence des chefs d’Etat et de gouvernement aura lieu à Buenos Aires, en mars 2003, et sera l’occasion d’une mobilisation dans tout le continent.
La tenue de ce Forum était importante pour favoriser les rapprochements et les démarches unitaires. Les divisions étaient en effet nombreuses.
Il y a avait tout d’abord un problème social. Les chômeurs, organisés au sein des piqueteros, avait été les premiers à se mobiliser par des blocages de routes, les piquets. Les journées de décembre 2001, contre l’instauration du corralito, et celles qui ont suivi, ont vu descendre dans la rue les classes moyennes, qui ont manifesté avec les chômeurs. Les syndicats étaient alors peu présents, parce que la classe ouvrière continuait à être payée, mais aussi parce les directions syndicales se sont peu impliquées. La CGT, majoritaire, est très bureaucratisée. La CTA, plus combative, a loupé les débuts du mouvement, pour les raisons sociales que nous venons de voir, mais aussi parce qu’elle vivait mal de ne plus être au centre d’un processus dominé par les assemblées populaires qui se sont mis en place dans chaque quartier.
Les traditions sectaires de certaines organisations politiques argentines, comme Partido obrero (PO), le principal groupe d’extrême gauche, les mesures populistes du nouveau gouvernement (issu du péronisme), tout comme la préparation des présidentielles n’ont pas arrangé des choses. Les piqueteros se sont divisés lorsque le gouvernement a pris quelques mesures pour assurer un minimum aux chômeurs et, sur le plan politique, une ligne de clivage sépare ceux qui, comme la direction de la CTA, voudraient un accord entre Elisa Carrio et Zamora, et ceux qui veulent une candidature de gauche distincte du centre gauche.
Le mouvement est malgré tout assez fort pour surmonter la plupart des divisions. Tous, à l’exception de PO, étaient au forum social et la dynamique des assemblées populaires est toujours très forte.
Le dernier jour du forum, une assemblée des réseaux militants a discuté de la question et tout le monde a accepté le principe d’un travail unitaire pour la suite !