Mexique

Le massacre d’Acteal

, par MORO Braulio

Recommander cette page

Le 22 décembre 1997, dans le bourg d’Acteal (commune de Chenalho au Chiapas) 45 indigènes et Tzotziles en majorité des femmes et des enfants ont été massacrés par des membres d’un groupe paramilitaire organisé par les autorités mexicaines.

L’horreur face à ces massacres a produit une vague gigantesque de protestation aussi bien au Mexique qu’à l’étranger. Au Mexique, à la télé, les gens ont vu apparaître le spectre des escadrons de la mort qui ont sévi dans plusieurs pays latino-américains tout au long de la décennie passée. Dans le reste du monde ces mêmes images ont révélé la vraie nature d’un régime politique en pleine décomposition disposé à amener le pays à la guerre. Le massacre d’Acteal est un saut qualitatif dans l’escalade militaire et d’extermination que le gouvernement mexicain, représenté par Ernesto Zedillo, mène depuis 1994 contre l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) et les communautés indigènes de Chiapas. Il s’agit d’un crime d’État et non d’un affrontement intra-communautaire [1].

Pour comprendre la logique de ces crimes et en apprécier les conséquences dans un futur immédiat chargé d’inconnues il faut revenir en arrière.

Plan de campagne Chiapas 1994

L’hebdomadaire Proceso [2] a publié récemment un texte rédigé fin 1994 par le secrétariat de la défense nationale à l’adresse de la septième région militaire placée à Tuxtla Gutiérrez, capitale de l’État du Chiapas. Dans ce texte, on indiquait la ligne à suivre par l’armée face au soulèvement zapatiste. Son but central est de : « briser le soutien de la population à ceux qui transgressent la loi ». On y ajoutait « il faut poursuivre les opérations tactiques offensives dans le but d’éliminer les forces tactiques des transgresseurs et leur base d’appui. » Voilà la stratégie que le gouvernement applique depuis 4 ans indépendamment de ses appels réitérés au « dialogue » et contre « l’intransigeance ». Examinons ces propos !

En décembre 1994, quelques jours après l’installation de Zédillo à la présidence et face à une pression militaire croissante, l’EZLN décide de lancer la campagne « paix avec dignité pour les peuples indigènes » et briser l’encerclement imposé par les troupes fédérales en occupant 38 communes. Dans ces communes ont été nommés des nouvelles autorités [3]. Parmi ces communes il y avait Palenque, Tila, Sabanilla, Pantelho Chenalho, Las Margaritas, c’est-à-dire les mêmes où on constate aujourd’hui la présence paramilitaire et où la présence des troupes fédérales a augmenté énormément.

Le 9 février 1995, le président Zédillo brise la trêve qui avait été décidée un an avant entre le gouvernement et les zapatistes et envoie plus de 1 000 soldats au Chiapas avec deux objectifs précis : occuper la plupart des communautés qui constituaient les bases sociales d’appui à l’EZLN, et assassiner le subcomandante Marcos et les autres membres du Comité clandestin révolutionnaire indigène (CCRI). L’embuscade contre la direction de l’EZLN a manqué de peu, mais l’Armée fédérale avance sans contrôle en obligeant plus de 5 000 indigènes à abandonner leur communauté et à se replier près de la frontière avec le Guatemala. C’est la pression de la société civile mexicaine et de la solidarité internationale qui a obligé le gouvernement à arrêter l’offensive et à ordonner un retrait partiel des troupes fédérales en permettant que les Indigènes retournent progressivement dans leur communauté. Mais l’Armée fédérale ne sortira pas de ces communautés et son travail consistera à essayer l’« élimination des commandos urbains et la désintégration ou le contrôle des organisations de masses » comme l’exige le plan de campagne. Parallèlement, le plan stipule que « la population amie défend ce qui lui appartient, ce qui vaut spécialement pour les propriétaires de bétail et les petits propriétaires », c’est-à-dire la base sociale du pouvoir cacique.

L’embuscade manquée du 9 février et la fermeté inébranlable de l’EZLN pour aboutir à une « paix avec justice et dignité » ont engendré une série de manoeuvres internes sur l’échiquier politique mexicain. Le ministre de l’intérieur et le gouverneur du Chiapas ont été remplacés, « la loi pour le dialogue, la conciliation et la paix digne au Chiapas » [4] a été adoptée, une commission de concorde et de pacification a été créée et l’EZLN a réalisé la « consultation nationale et internationale pour la paix ». En octobre 1995 ont commencé les négociations sur « les droits et la culture indigènes », qui ont amené quatre mois plus tard aux Accords de San Andrés signés par le gouvernement et l’EZLN. Le gouvernement mexicain se refuse maintenant à respecter ces accords.

Guerre de basse intensité ?

Pour les autorités, la déclaration de l’EZLN sur le massacre d’Acteal, où on signale qu’il s’agit d’un plan du gouvernement, n’est qu’un argument « visant à obtenir un profit politique moralement inacceptable ». En même temps, le gouvernement ajoute que le conflit entre indigènes, EZLN et gouvernement serait limité à 4 communes du Chiapas [5]. Selon la majorité des commentateurs nous nous trouvons devant une guerre de basse intensité. Mais comment peut-on mesurer « l’intensité d’une guerre ? Sur la base du nombre des morts ? Des déplacés ? Ou sur la base des souffrances quotidiennes infligées à des hommes et des femmes victimes de l’oubli et de la répression ? Quoi qu’il en soit la guerre continue de s’élargir beaucoup plus dans les 4 communes » dont parle le porte-parole officiel. En effet, le scénario a connu une évolution jusqu’au massacre d’Acteal.

1994-1995, la guerre a été concentrée dans la région tezltal (Selva Lacandona) principal bastion de l’EZLN, qui comprend, entre autres, les communes de Ocosingo, Altamarino et Las Margaritas. Une année après, le théâtre de l’affrontement s’est déplacé vers la zone nord de l’État, peuplé fondamentalement par des indigènes choles. Selon un rapport du CIACH, dans cette zone ont fait leur apparition de nouveaux acteurs : les groupes paramilitaires et la police de sécurité publique du Chiapas, protégés par l’armée mexicaine [6]. Cette zone inclut les communes de Tila, Tumbala, Sabanilla et Salto del Agua. Finalement le théâtre de la guerre s’est transféré en 1997 à la zone connue comme Los Altos (région à prédominance tzotzil) qui comprend 20 parmi les 111 communes de l’État du Chiapas, c’est dans cette région que se trouvent Chanal, Chenalho, Pantelho, San Cristobal de las Casas, etc. Pour comprendre la stratégie du gouvernement il faut d’ailleurs rappeler que ce sont justement les indigènes choles, tzotziles et tzletales qui constituent les bases sociales de soutien à l’EZLN et que ces communes sont celles qui ont été occupées en décembre 1994 par l’EZLN.

La guerre de l’État mexicain contre les indigènes a semé la mort et la violence principalement dans ces trois régions de l’État (Selva, Altos et Norte). Des informations de la Commission nationale d’intermédiation (CONAI) et des différents organismes de défense des droits humains signalent qu’entre 1995 et 1997, plus que 500 indigènes ont été assassinés [7] et les déplacés se comptent par milliers. Le nouveau ministre de l’intérieur, Francisco Labastida, a dû reconnaître qu’ils sont plus 15 000 [8]. Comment peut-on expliquer ce degré de violence alors que sont concentrés dans le Chiapas de 30 à 40 000 soldats [9] ? Comment le gouvernement justifie-t-il l’existence de la « Force de Tarea Arcoiris », coordonnée directement par les centres d’informations de l’armée à Mexico, qui dispose de 12 regroupement dans tout l’État du Chiapas et d’un équipement militaire unique dans le pays, qui fut incapable de freiner le trafic d’armes par le groupe militaire se trouvant dans la zone. La seule explication possible est qu’il existe un lien étroit entre l’armée et le groupe militaire, il s’agit d’une stratégie délibérée.

La croissance de l’influence zapatiste et le fonctionnement de dizaines de communautés qui revendiquent leur autonomie (et non le séparatisme) — autonomie qui n’est que la forme du pouvoir engendré par la société par en-bas — doivent être freinés par la multiplication de groupes paramilitaires. Ainsi, le gouvernement prétend gagner du temps et s’attend à ce que la guerre fasse son « travail » de division, de destruction et de mort en opposant les pauvres entre eux.

Il existe au moins 6 groupes paramilitaires tous contrôlés par des membres du PRI. Il s’agit de Paix et justice, Chinchulines (les deux au Nord du Chiapas), Masque rouge, Mouvement indigène révolutionnaire anti-zapatiste (MIRA), Tomas Munzer (dans la région de Los Altos), Alliance Père Bartolomé de los Llanos (dans les vallées centrales) [10]. Composés en majorité de jeunes indigènes [11], ces groupes incluent aussi des militaires, des policiers et des paysans et surtout ils ont l’aval des autorités locales et fédérales pour leur action.

5 jours avant le massacre d’Acteal, la presse avait informé que le Gouverneur du Chiapas avait donné 500 000 dollars au groupe Paix et justice pour « appuyer et stimuler l’activité agro-productive ». Lors de la manifestation, était présent comme « témoin d’honneur » le général Mario Renan, ancien commandant de la 7e région militaire au moment où le plan Chiapas 1994 avait été élaboré [12]. Il ne s’agit pas d’une simple anecdote : Paix et justice est l’un des principaux groupes paramilitaire de surcroît on sait qu’au Chiapas toutes les décisions de caractère politique social ou économique au niveau de l’État ou des régions, sont adoptées avec l’accord du conseil de sécurité de l’État, organisme auquel participent des représentants des organisations fédérales et régionales, y compris le Cisen et l’intelligence militaire [13].

Pourquoi maintenant ?

La détérioration politico-sociale dans la commune de Chenalho a été mise en évidence depuis août 1997. Le massacre d’Acteal est un crime d’État annoncé très à l’avance. Toutefois, les victimes n’étaient pas membres de l’EZLN mais d’une organisation communautaire connue comme Les Abeilles. Par ce crime on a voulu transmettre plusieurs messages. Selon la logique du gouvernement tous ceux qui ne sont pas avec lui sont des ennemis. Cela vaut aussi pour le secteur progressiste de l’Église qui exige que le gouvernement applique les accords de San Andres [14]. Par de telles actions on veut provoquer une panique et une psychose visant à paralyser la présence zapatiste. Rappelons qu’au mois de septembre dernier, lors de la fondation du Front zapatiste de libération nationale, ont été envoyés à Mexico 1 111 indigènes en tant que délégués de l’EZLN, « 1 pour chaque communauté où nous sommes présents » comme l’avait déclaré à l’époque Marcos.

Un autre élément c’est le calcul politique concernant la présence de l’armée dans la communauté indigène. Après le massacre, 5 000 soldats de plus ont été envoyés au Chiapas par une opération militaire typique de « saturation », visant à « protéger les communautés, les personnes et les propriétés » selon la déclaration du ministre de la défense [15]. L’encerclement militaire s’étend comme une toile d’araignée dans toutes les zones contrôlées ou influencées par l’EZLN sans que les membres des groupes paramilitaires soient dérangés. Un rapport de la présidence a indiqué qu’une semaine après le massacre on avait confisqué un fusil AK-47 ! En contrepartie le nombre de postes militaires au Chiapas a atteint 136 auxquels il faut ajouter 40 postes de sécurité publique 10 de la police fédérale, 20 de l’Institut national de l’immigration et 3 des groupes spéciaux [16].

Sur la base de cette logique de guerre ouverte on peut comprendre pourquoi le président Zedillo a déclaré avant son voyage en Europe en octobre 1997, qu’il ne voyait aucune solution à court terme au Chiapas [17]. La façon par laquelle il veut « résoudre » le conflit demande du temps. Démasquer sa stratégie de guerre est un devoir militant, arrêter la logique militaire de l’État mexicain est une tâche internationaliste que tout le monde doit se fixer pour éviter qu’il y ait un autre Acteal.

Notes

[1Voir les déclarations du Procureur général de la République, La Jornada, 24, 25 et 26 décembre 1997.

[2Proceso, n° 1105, 4 janvier 1998.

[3Voir Les communiqués de l’EZLN des 11, 19, 20 décembre 1994, EZLN, Documentos y comunicados, vol. 2, eds. ERA, 1995, p. 167.

[4Décret officiel du 9 mars 1995.

[5Déclaration de l’ex-ministre de l’intérieur, Emilio Chuayffet, à une radio mexicaine, 27 décembre 1997.

[6Centre d’information et d’analyse du Chiapas, Boletin la Opinion, n° 74, Mexico, 1er octobre 1997.

[7La Jornada, 31 décembre 1997, selon Proceso n° 1184, du 28 décembre, le nombre a atteint 1 500.

[8La Jornada, 30 décembre 1997.

[9La Jornada, 11 décembre 1997.

[10Voir, « Chiapas, mapa de la contraisurgencia », La Jornada, 23 novembre 1997, El Tiempo, 27 octobre 1997, et Proceso n° 1104, 28 décembre 1997.

[11Voir À. Aubry et À. Inda, « Quienes son los “paramilitares” », La Jornada, 23 décembre 1997.

[12La Jornada, 17 décembre 1997.

[13La Jornada, 28 decembre, 1997.

[14C’est ainsi, qu’il faut comprendre l’attentat en novembre 1997 contre l’Evêque Samuel Ruiz et son adjoint.

[15La Jornada, 29 décembre 1997.

[16La Jorna, 30 décembre 1997.

[17Le Monde, 2 octobre 1997.

Pas de licence spécifique (droits par défaut)