Le mouvement des chômeurs en France

, par AGUITON Christophe

Recommander cette page

Une nouvelle fois la France fait parler d’elle grâce à un mouvement social ! L’étonnement a été d’autant plus grand qu’il s’agit d’un mouvement dont les acteurs sont les chômeurs, une catégorie sociale souvent présentée comme passive, repliée sur elle-même et donc incapable de mouvements collectifs d’ampleur.

Avant d’entrer dans l’analyse plus précise de ce mouvement, deux rappels seront utiles.

Le premier renvoit à la forme que prennent les mouvements sociaux en France.
Plus que dans la plupart des pays, les mouvements sociaux “montent” au plus haut niveau, dès qu’ils prennent une certaine importance, demandent une intervention du pouvoir et deviennent un problème politique en tant que tel. Le mouvement des chômeurs n’a pas dérogé à cette tradition en occupant le devant de la scène médiatique pendant plus d’un mois et en obligeant le gouvernement, Premier ministre en tête, à intervenir plusieurs fois.
Si les raisons de cette particularité française sont multiples, il est utile de rappeler le poids de l’état central en France et la faiblesse des autres niveaux ou structures de négociations. Un exemple : le mouvement des chômeurs a démarré par des occupations d’ASSEDIC, centres qui gèrent les allocations chômage. Ces centres sont gérés par les partenaires sociaux, patronaux et syndicaux : la présidente de l’UNEDIC (l’union nationale qui fédère les ASSEDIC) est Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT. Pendant tout le premier mois d’occupation, la présidence de l’UNEDIC ne s’est pas manifestée et la focalisation s’est faite sur le gouvernement, la presse devenant, pendant les fêtes, chaque jour plus insistante sur le thème “mais que font les ministres ?”.

Le deuxième renvoit à la situation du mouvement social en France.
L’emploi du terme générique “mouvement social” est en lui même significatif. Depuis plusieurs années - depuis le début des années 90 - les luttes se multiplient, elles rencontrent un écho très favorable dans l’opinion et elles s’accompagnent d’une floraison de nouvelles structures syndicales (la FSU chez les enseignants, les SUD, la structuration d’un courant gauche, “Tous ensemble”, dans la CFDT) et associatives (AC ! et les autres mouvements de chômeurs, le DAL et Droits Devants ! contre les exclusions, Ras le Front contre le Front National, le collectif
national des sans papiers, le Collectif pour les droits des femmes, etc.).
Cette multiplications de luttes se situent dans un contexte où le recul du mouvement ouvrier laisse des traces profondes. Sur le plan idéologique comme sur le plan organisationnel, le syndicalisme n’a jamais été aussi faible numériquement et aussi peu présent dans des couches entières du salariat, les petites entreprises, les salariés sous statut précaires, les cadres, etc. Le nombre des jours de grève reste, lui aussi, toujours bas : seule l’année 95 a marqué un pic avec près de 2 millions de jours de grève grâce à la grève des services publics de novembre et décembre.
Dans cette situation globale de recul, de redéfinition et de reconstruction du mouvement ouvrier et du mouvement social, la situation française des années 90 n’a rien à voir avec celle des années 80. Il serait intéressant, mais cela dépasserait le cadre de cet article, de travailler sur les comparaisons entre les situations au niveau international, au moins dans les pays développés : un redémarrage des luttes et des évolutions importantes dans le monde syndical en France, en Belgique, aux USA, etc. une situation probablement plus bloquée en Italie, en Espagne...

Les racines du mouvement des chômeurs

A la base du mouvement des chômeurs, un simple constat : le nombre des chômeurs ne cesse d’augmenter, et surtout celui des chômeurs de longue durée, et dans le même temps les allocations stagnent ou sont revues à la baisse...
En terme de chiffres, 3,2 millions de chômeurs sont recensés officiellement, soit 12% de la population active. Sur ces 3,2 millions de personnes, 1,5 millions sont allocataires des minima sociaux versés par l’Etat, à savoir l’ASS (allocation spécifique de solidarité) et le RMI (revenu minimum d’insertion). Les autres chômeurs (la moitié seulement) relèvent de l’UNEDIC, le système d’assurance chômage. A ces chiffres officiels, il faut rajouter les jeunes de moins de 25 ans qui n’ont droit à rien et le nombre toujours croissant des salariés qui n’ont qu’un temps partiel, un “petit boulot” et qui cherche un emploi stable : il y a en France 2,7 millions de salariés qui gagnent moins que le salaire minimum, parce qu’ils n’atteignent pas les 39h par semaine. On atteint ainsi le chiffre officiel de 7 millions d’actifs qui sont soit au chômage soit en situation de précarité !

Une remarque : la France, avec probablement la Grande Bretagne, occupe une position particulière en Europe.
Derrière les chiffres du chômage qui montent partout on trouve des réalités encore très différentes. Dans le sud de l’Europe, malgré l’absence ou la faiblesse des minima sociaux, les réseaux de l’économie informelle et surtout l’existence d’un tissu social et de solidarités familiales encore forts permettent d’amortir les effets du chômage et de la précarité. Dans le nord de l’Europe et en Allemagne, l’Etat providence continue de jouer son rôle par une indemnisation du chômage et des minima sociaux qui sont encore à un certain niveau. En France, les minima sont bas : 2400F par mois pour une personne seule (le salaire minimum est à un peu plus de 5000F/mois net) et le tissu social n’est plus assez solide pour compenser cette montée de la pauvreté.

De façon plus conjoncturelle, l’arrivée du gouvernement de gauche a joué un rôle dans le déclenchement du conflit. La victoire surprise de Jospin et la constitution d’un gouvernement de la “majorité plurielle” (PS, PC, Verts, Mouvement de citoyens et radicaux de gauche) ont suscité un espoir dans le pays, et surtout dans les couches populaires, même si cet espoir est infiniment moindre que celui qui avait suivi la victoire de François Mitterrand en mai 1981. Mais les premières mesures annoncées par Jospin ont été une douche froide pour les chômeurs : il a annoncé, dans son discours d’investiture, en juillet 97, une augmentation de 4% du SMIC, le salaire minimum, mais
rien, pas un mot pour les minima sociaux...
Cet “oubli” renvoyait en partie à des considérations budgétaires (le SMIC, c’est les entreprises, les minima ,le budget de l’Etat !), mais surtout à une vision sociale-démocrate classique envisageant la reprise grâce à des mesures néo-keynésiennes de relance par la hausse des salaires et probablement à des traces de “blairisme” idéologique, un bon chômeur est un chômeur qui cherche un emploi et rien de tel qu’une baisse du revenu pour contraindre un chômeur à accepter n’importe quelle proposition.

Dernière raison à ce mouvement, où en tout cas à son lancement au mois de décembre : l’unité d’action enfin réalisée entre les comités de chômeurs de la CGT et les différentes associations de lutte contre le chômage. Cette unité n’avait pas encore été possible à cause du sectarisme de la direction des comités de chômeurs CGT, une évolution interne de ces comités, soutenue par la direction confédérale, a permis l’arrivée d’une nouvelle direction qui a accepté de travailler avec le mouvement associatif.

Un mouvement qui se construit depuis des années

Si le mouvement des chômeurs de cet hiver est à l’évidence un tournant qui représentera un saut important dans l’organisation des chômeurs en France, ce mouvement a été préparé par des années d’actions et de lutte.

Historiquement, la première structure à prendre en charge les chômeurs a été la CGT. La CGT est le premier syndicat en France, avec une ligne beaucoup plus radicale que les autres confédérations européennes. C’est le seul syndicat qui continue à structurer les chômeurs et qui y consacre un gros effort depuis le début des années 80. Cet effort n’a été que partiellement couronné de succès.
Dans certaines villes, les comités CGT, constitués souvent sur la base de noyaux de salariés syndiqués venant de grandes entreprises ayant connu des licenciements, représentent une réalité importante. C’est le cas à Marseille, où le comité CGT s’est développé à la suite de la fermeture du chantier naval de la Ciotat.
Mais ailleurs, les comités CGT ont du mal à se stabiliser, principalement parce que le monde du chômage, surtout après près de 20 ans de développement d’un chômage de masse, a du mal à s’identifier au monde syndical. C’est particulièrement vrai en France où le syndicalisme est faible et divisé.

C’est devant le constat de ces difficultés que d’autres tentatives de structurations des chômeurs ont eu lieu.
Ce fut d’abord le développement d’associations de chômeurs à la fin des années 80 : le MNCP, mouvement national des chômeurs et précaires qui fédère des associations locales, souvent animées par des militants chrétiens ou des écologistes, l’APEIS, association pour l’entraide, l’information et la solidarité, association créée à l’initiatives de municipalités communistes qui voulaient, en région parisienne, aider à la structuration des chômeurs, en particulier pour s’opposer à la montée électorale de l’extrême droite dans ces banlieues souvent défavorisées.

Ce fut surtout le lancement d’AC !, Agir ensemble contre le chômage, au début 1994. Ce mouvement de lutte contre le chômage a été lancé à l’initiative de syndicalistes (de la gauche de la CFDT, du groupe des 10 - SUD et d’autres syndicats indépendants -, de la FSU - le premier syndicat enseignant -) avec pour idée de lancer un mouvement fédératif associant syndicalistes, associations de chômeurs (le MNCP est partie prenante d’AC ! depuis le début), associations de lutte contre les exclusions (en particulier DAL, Droit au logement, ou le comité des sans logis), et autres composantes, comme la confédération paysanne, la Ligue des droits de l’homme et de nombreux intellectuels.
Le lancement d’AC ! s’est fait à l’occasion des premières “marches contre le chômage” qui ont traversé la France au printemps 94 et qui ont permis de regrouper près de 30 000 personnes à Paris, dont une majorité de chômeurs.

A partir de 94, les mouvements se sont succédés, aussi bien sur le terrain du chômage, avec des campagnes unitaires des associations (AC !, MNCP et APEIS) sur l’indemnisation du chômage en 1996, que sur l’ensemble des questions liées aux exclusions. Le printemps 1995 fut ainsi l’occasion de grandes manifestations sur la question du logement et plus généralement contre les exclusions à l’occasion de l’occupation d’un grand ensemble immobiliser au coeur de Paris, la “rue du Dragon”.
Les “marches européennes” du printemps 1997 ont joué un rôle important. Des dizaines de chômeurs français ont pu ainsi acquérir une expérience très riche en traversant l’Europe pendant deux mois, avec, dans des pays très différents, une multitude de réunions publiques à animer, des rencontres avec des syndicalistes, des élus, des journalistes...
Cette expérience fut rapidement mise à profit : les leaders chômeurs qui ont occupé le petit écran pendant près de deux mois étaient, pour la majorité d’entre eux, d’anciens marcheurs du printemps 97 !

Décembre à mars, 3 mois de mobilisations

Le déroulement du mouvement s’est opéré avec des phases très marquées.

Ce fut d’abord l’installation.
Les occupations ont commencé à Marseille, ville où la CGT avait l’habitude de récupérer, tous les ans, les excédents des “fonds sociaux” des ASSEDIC. Ces fonds sociaux représentaient 2% de la totalité des allocations chômages et étaient utilisés pour pallier aux situations d’urgence. A Marseille, la CGT faisait une manifestation toutes les fins d’années pour que les chômeurs présents touchent ce qui restait en caisse, ce qui permettait à des milliers de chômeurs d’avoir un petit “plus” en fin d’année, ce que la CGT appelait la “prime de Noël”. Les ASSEDIC, dirigés par la CFDT, ont décidé au milieu de l’année 1997 de revoir le système des fonds sociaux, ce qui a signifié concrètement leur fin... Les marseillais de la CGT se sont retrouvés devant des caisses vides, ce qui a été à l’origine de l’occupation des ASSEDIC de la région marseillaise.
Les associations de chômeurs et de lutte contre les exclusions, sans connaître les projets de la CGT, avaient décidé d’organiser, avec le soutien de forces syndicales (le Groupe des 10, avec les syndicats SUD, la FSU et la gauche de la CFDT), du 16 au 21 décembre, une semaine d’action dite “d’urgence sociale” afin de mobiliser contre les inégalités, la montée de la misère et réclamer une augmentation des minima sociaux.

C’est la jonction de ces deux mouvements qui lança le mouvement des chômeurs, avec des occupations dans plus de 10 centres ASSEDIC, en province puis à Paris.
Les revendications affichées étaient la “prime de Noël” de 3000F, revendication partie de Marseille, et surtout l’augmentation de 1500F par mois des minima sociaux (l’ASS et le RMI, 2400F/ mois) revendication portée par les trois associations de chômeurs (AC !, APEIS, MNCP).
La période des fêtes, entre Noël et le 1er janvier, marquée par un creux traditionnel de l’actualité et l’absence du gouvernement, fut occupé médiatiquement par les chômeurs. Tous les soirs, à la télévision, les reportages se succédaient et les questions au gouvernement se multipliaient.

Ce fut ensuite les interventions gouvernementales.
La première a été celle de la Ministre du Travail, Martine Aubry. Celle-ci n’annonça rien sur les revendications des chômeurs et se contenta de tenter de discréditer le mouvement des chômeurs en minimisant le nombre d’ASSEDIC occupées (« seulement 13 ASSEDIC sont occupées »).
En minimisant le nombre des occupations, la Ministre avait créé les références le mouvement. En France chaque mouvement social a ses références, qui permettent d’évaluer sa force et son évolution : en mai 1968 c’était le nombre de grévistes (les 10 millions), en novembre et décembre 1995 le nombre des manifestants (le million), pendant le mouvement des routiers le nombre de barrages sur les routes... Pour les chômeurs ce fut le nombre d’occupations ! Après le discours de la Ministre, les occupations passèrent, en 5 jours de 13 à près de 40 !
Cette montée du mouvement obligea le Premier Ministre à intervenir.
Celui-ci le fit deux fois en janvier et annonça un certain nombre de mesures.
La première, une des plus importantes, fut la reconnaissance officielle des organisations de chômeurs. Celle-ci ont été reçue par le gouvernement au même rang que les confédérations syndicales.
La deuxième a été le déblocage d’un fond d’aide, pour remplacer le “fonds d’urgence”, celui-ci étant crédité de 1 milliards de francs.
La troisième a été l’annonce de l’augmentation de l’un des minima, l’ASS, de 8%. Ce minima n’est touché que par 500 000 allocataires et le RMI, touché par 1 million de personnes, n’a pas été augmenté.

De l’avis de tous les mouvements de chômeurs, ces annonces ont été importantes, mais on était loin des revendications des chômeurs.
D’où la volonté commune de continuer le mouvement.
Mais, après plus de 6 semaines de mouvement, cette poursuite de l’action demandait un élargissement à d’autres couches sociales. Cela fut tenté, auprès des jeunes (des grèves de lycéens avaient eu lieu dans quelques villes de l’ouest de la France) et surtout auprès de salariés.
Le moment choisi pour tenter une jonction entre les chômeurs et les salariés a été le débat parlementaire sur les 35 heures. Il s’agissait de réclamer de réelles créations d’emplois pour s’attaquer durablement au chômage et d’exiger que la réduction du temps de travail se fasse sans perte de pouvoir d’achat pour les salariés ni d’intensification des rythmes de travail par une flexibilité plus grande de l’utilisation du temps de travail.
Le résultat, lors de manifestations le 27 janvier a été pour le moins mitigé puisqu’il y eut une forte présence des chômeurs mais une faible participation syndicale. Celle-ci s’explique par le refus de la CFDT et de FO de participer à toute action sur la réduction du temps de travail (seuls la CGT, la FSU, le Groupe des 10 avec les syndicats SUD et la gauche de la CFDT avaient appelé au 27), mais aussi par des raisons plus profondes : la grande majorité des salariés s’inquiète d’une réduction du temps de travail qui s’accompagnerait d’une modération salariale et d’une flexibilisation accrue des horaires. C’est d’ailleurs là l’un des problèmes majeurs du syndicalisme pour les années à venir.

Devant cette difficulté à élargir le mouvement à d’autres, les chômeurs se sont retrouvés dans une situation paradoxale.
D’un côté, le mouvement a connu l’évolution classique des mouvements en phase de déclin. Les revendications sont passées de grandes revendications nationales à des revendications plus locales : une bonne répartition du fond d’aide d’urgence, le refus des coupures d’électricité et d’eau, la demande de transports gratuits dans les agglomérations, etc.
De l’autre, le mouvement avait ses caractéristiques propres. A la différence d’un mouvement de salariés ou d’étudiants, il ne s’agissait pas de noyaux syndiqués rejoints, le temps d’une grève, par des milliers d’acteurs qui regagneront leurs atelier ou leurs amphithéâtres après le mouvement. Il s’agissait d’un mouvement de militants rejoints par des chômeurs qui voulaient s’engager sur le long terme, qui ont du temps et qui vivent le mouvement comme le début d’une mobilisation de long terme.
D’où une poursuite du mouvement après la fin janvier, et une capacité à réaliser des mobilisations très importante : ainsi le 7 mars les organisations de chômeurs ont pu mobiliser, dans plusieurs villes de France, un nombre de chômeurs comparable à ceux du mois de janvier !

Déjà, de nombreuses leçons

Les leçons de ce mouvement sont d’ores et déjà considérables.
D’abord parce que ceux qui ont conduit ce mouvement sont les chômeurs eux-mêmes, et les plus pauvres d’entre eux, les chômeurs de longue durée, une catégorie sociale atomisée, souvent méprisée, et qui n’avait jamais pu faire la preuve de ses capacités d’action et de mobilisation.
En se mobilisant à partir du plus bas les chômeurs vont donc faciliter les luttes d’autres couches sociales que le syndicalisme n’est souvent plus capable d’organiser, en particulier les travailleurs précaires. D’ores et déjà une première coordination, encore embryonnaire, de salariés sous statut précaire s’est mise en place.

En se mettant en mouvement, et c’est l’autre enseignement essentiel de ce conflit, les chômeurs ont mis en lumière la dégradation générale de la situation sociale en France.
La montée du chômage et de la précarité touche maintenant toutes les strates de la société. Si la majorité des salariés en poste sont encore sous statut stable (fonctionnaires ou salariés à temps plein ayant un contrat à durée indéterminée), plus de 80% des nouveaux emplois sont des emplois précaires. Cette transformation radicale du travail tel qu’il était dans les décennies précédentes touche aussi bien les entreprises privées que les entreprises publiques (La Poste emploie 80 000 salariés sous statut précaire), les PME que les grandes entreprises traditionnellement protégées (Dassault, la grande entreprise d’aviation, connue pour ses hauts salaires y compris chez les ouvriers, est en train de généraliser le travail “à la mission” ce qui fait disparaître la notion de temps de travail hebdomadaire).
Cette montée du “travail atypique” s’accompagne d’un important accroissement des inégalités. Les salaires et surtout les revenus les plus élevés s’envolent vers les sommets pendant que les chômeurs et les salariés les plus pauvres voient leur pouvoir d’achat reculer.
Ces évolutions fragilisent toute la société et sont à la base d’un sentiment largement partagé, l’impression que le “monde marche sur la tête”, que les choses échappent à tout le monde et qu’il faudra bien faire quelque chose... C’est probablement là la racine de cette étonnante popularité des mouvements sociaux en France : le nombre de grévistes n’est pas très important, mais ils sont soutenus massivement par ce que les spécialistes des sondages appellent des “grèves par délégations”. Si l’on en croit les sondages, les grévistes de 1995 étaient soutenus par 55% des français, les chômeurs en luttes par 70% de la population, un peu en dessous des camionneurs qui recueillaient, lors de leurs barrages sur les routes le soutien de 74% de leurs concitoyens !

La troisième grande conséquence de ce conflit concerne le mouvement syndical.
Le clivage maintenant classique dans le mouvements ouvrier français entre les syndicats liés aux luttes et aux mouvements (CGT, FSU, SUD et le groupe des 10 , gauche de la CFDT) et les syndicats qui se contentent de gérer ce qui peut l’être dans le cadre du libéralisme (majorité de la CFDT, CFTC, CGC) continue d’être opérant, mais ce n’est plus une clé d’explication suffisante.
Ainsi les intérêts purement bureaucratiques ont joué leur rôle, en particulier pour FO. Cette confédération, qui avait participé aux grèves de 1995, n’a joué aucun rôle et s’est déclarée opposée à la reconnaissance de la représentativité des organisations de chômeurs, par crainte de voir une nouvelle “concurrence” la fragiliser un peu plus.
Du côté de la CFDT, les choses ont été plus compliquées qu’en 1995. A l’époque, c’est au nom de la lutte contre les exclusions que la CFDT avait défendu le plan Juppé contre les grévistes des services publics... Là, les exclus rentrant dans l’action, l’opposition farouche de la direction de la CFDT au mouvement des chômeurs a fait de nombreuses vagues. En interne, où beaucoup de militant ont été déstabilisés par la position confédérale, mais aussi chez les alliés traditionnels de la CFDT, et l’on a pu voir des intellectuels qui l’avaient soutenue en 1995 (Alain Touraine, Pierre Rosanvallon, etc.) se déclarer en faveur du mouvement des chômeurs.

L’une des facettes du bilan demande une certaine prudence : les conséquences politiques du mouvement des chômeurs sur les forces de gauche.
Pendant la période la plus active du mouvement, celui-ci était soutenu par les formations d’extrême gauche, mais aussi par les Verts et par le PC, ces derniers étant au gouvernement et entendant bien y rester !
La pression principale a porté sur le PS et sur le premier ministre Lionel Jospin ; l’argument des mouvements de chômeurs, repris par les Verts et le PC, était que ce mouvement pouvait être la chance du gouvernement si celui-ci était capable d’entendre les aspirations qui s’exprimaient dans la rue.
Le gouvernement a reçu les chômeurs, des sommes ont été débloquées, mais on est très loin du compte. Et les chômeurs ne sont pas les seuls à considérer que le gouvernement n’a pas répondu à leurs revendications : la côte de popularité de Lionel Jospin a chuté de 9% après sa dernière intervention télévisée, le 21 janvier, quand il a clairement refusé de répondre favorablement à la principale revendication des chômeurs, l’augmentation de 1500F des minima sociaux.
Ce refus n’a cependant pas eu, jusqu’à aujourd’hui en tout cas, plus de conséquences, ni sur les débats internes au PS, où le mouvement n’a pas entraîné de débats majeurs,ni sur la présence au gouvernement des Verts ou du PC.
Les difficultés à transformer, chez les salariés, la sympathie pour le mouvement en mobilisation active explique sans doute en partie les limites actuelles des conséquences politiques du mouvement des chômeurs.

Dernière leçon que nous traiterons ici : la rapidité de la contagion européenne.
Le démarrage du mouvement en Allemagne s’est produit un mois après que le mouvement se soit étendu en France. Les formes qu’il y a pris sont différentes : une journée de mobilisation tous les mois, jusqu’aux élections allemande, à l’automne prochain. Mais la concordance des mouvements est explicite : comme après décembre 1995, mais là beaucoup plus vite, les chômeurs allemands se référent explicitement à l’exemple français. Et, en retour, les chômeurs français s’appuient sur les dates allemandes pour relancer, en mai, leur propre mouvement.
Cette concordance s’explique par les réseaux qui se sont tissés ces derniers mois, en particulier au moment des marches européennes.
Elle s’explique surtout par l’émergence d’un “mouvement social européen”, encore embryonnaire, mais qui est apparu nettement dès 1997 : à Bruxelles au printemps, en soutien aux grévistes de Renault Vilvorde, en juin à Amsterdam, lors de l’arrivée des marches lors du sommet européen et à l’automne à Luxembourg pour la manifestation syndicale lors du sommet social européen.
Ces mouvements dessinent le visage d’une autre Europe, une Europe sociale, démocratique, s’appuyant sur les mouvements sociaux.
A nous de développer cette perspective dans les mois et années qui viennent !

P.-S.

Article paru dans Viento Sur, édition du 10 mars 1998.

Pas de licence spécifique (droits par défaut)

Mots-clés