Vladimir Poutine a dissipé son propre mystère, savamment cultivé lors de l’élection présidentielle de mars 2000. L’ère poutinienne s’affiche autoritaire, libérale, globalitaire. Tel est du moins le projet, sinon le réel pleinement accompli.
Dans la foulée du 11 septembre 2001
Les attentats du 11 septembre ont été saisis par Poutine pour formuler un audacieux pari stratégique : celui d’une alliance « fondamentale » avec les États-Unis. Les libéraux de Moscou ont salué cette « chance unique d’arrimer pour de bon la Russie à l’Occident ». Leurs médias se sont déchaînés contre l’islamisme, les Tchétchènes et les Caucasiens, les Arabes et les Palestiniens, amalgamés pour les besoins de la cause « antiterroriste » [1] La guerre en Tchétchénie a redoublé d’intensité et de cruauté. La vague de xénophobie a entraîné des violences meurtrières et, fin mars 2002, dans la région du Kouban (près du Caucase) des arrestations massives d’immigrés illégaux (turcs meskhètes, kurdes, arméniens), leur internement en camps de filtration, leur déportation annoncée vers leurs pays d’origine. Pour quelles raisons Poutine choisit-il le camp américain ? La plus visible est la légitimation par l’Occident de la guerre en Tchétchénie, où les Russes se posent en « avant-garde » dans la lutte contre le terrorisme. Selon les experts russes — et pas seulement [2] — Washington subirait l’effet-boomerang de plusieurs décennies de soutien aux intégristes musulmans : contre les alliés arabes de l’URSS [années 50-70], la révolution communiste afghane et l’armée soviétique venue à sa rescousse [années 80], puis, dans les années 90, en Bosnie et au Kosovo, en Afghanistan (soutien des talibans), en Asie centrale et au Caucase, dans des régions pétrolières ciblées par les réseaux de Ben Laden. Leurs principales sources de financement et d’encadrement, l’Arabie Saoudite et le Pakistan sont fragilisés en tant qu’alliés des États-Unis. Washington « rejoint » donc Moscou autant que le Kremlin « se rallie » à la Maison Blanche. Chacun a besoin de l’autre.
Alliance tactique ou tournant durable ? On n’en revient certes pas aux idylles du début des années 90. Une lucidité glaciaire est aujourd’hui de mise.
Illusions perdues
Les relations américano-russes sont passées par trois phases. La première commence en 1991 dans l’euphorie de la « victoire sur le communisme ». Le président russe Boris Eltsine lance la « thérapie de choc » recommandée par le FMI et les experts américains, il obtient les crédits précédemment refusés au président soviétique Mikhaïl Gorbatchev, il place à la tête des Affaires étrangères (MID) un Andreï Kozyrev très américanophile qui en écarte les diplomates anti-américains et pro-arabes. Il liquide les parlements et soviets locaux opposés à ses réformes [1993] et marginalise les communistes pourtant forts électoralement. Bientôt cependant, les Russes devront s’inquiéter de l’élargissement à l’Est de l’OTAN (et en 1999, de sa nouvelle doctrine consacrant le droit d’intervention « hors-zone »), des relations militaires nouées par les États-Unis avec l’Ukraine, la Géorgie et l’Azerbaïdjan. Les projets d’oléoducs destinés à exporter les richesses du bassin caspien en évitant le territoire russe — concoctés en Transcaucasie (déclarée « zone d’intérêts stratégique des États-Unis ») et de concert avec la Turquie, ainsi qu’avec le Turkménistan et le régime taliban renforcent les craintes « d’encerclement », alors que l’intervention dans les guerres yougoslaves, au Kosovo et en Serbie, a permis l’implantation américaine dans les Balkans. D’où l’impression d’une stratégie d’affaiblissement de la Russie sur l’ensemble de « l’échiquier » eurasien. À quoi s’ajoute la remise en cause du traité ABM de 1972 et l’intention, confirmée par Bush junior, de la mise en œuvre du « bouclier anti-missiles », qui neutraliserait définitivement la puissance nucléaire russe, déjà fort diminuée et vieillie. En 1996, les Talibans prennent Kaboul avec le soutien américain. Prises de peur, la Russie, les républiques d’Asie centrale et la Chine forment le « groupe de Shanghai » pour résister aux mouvements islamistes et séparatistes.
Dans la deuxième phase, entre 1998 et 2000, s’esquisse un climat de « guerre froide ». Le krach financier de l’été 1998 en Russie ébranle la confiance de la nouvelle bourgeoisie moscovite dans les réformes dont elle a bénéficié jusque-là. La réputation des conseillers occidentaux en prend un coup. Le non-paiement des salaires provoque l’agitation sociale. L’équipe Kirienko, ultra-libérale, cède la place à un gouvernement centriste que dirige l’ex-gorbatchévien Evgueny Primakov, aux affaires étrangères depuis 1996. Ce diplomate, orientaliste de formation, fait évoluer la politique extérieure russe de l’américanisme de Kozyrev vers un rééquilibrage en direction de la Chine, de l’Inde, de l’Iran. En matière économique, Moscou décline les conseils de Domingo Cavallo — inspirateur de la politique économique argentine. Primakov s’oriente vers une restauration de l’État face aux oligarques financiers et aux mafias.
La création de Poutine
Cet épisode sera de courte durée. Les groupes financiers russes et leurs médias se mobilisent contre « le péril rouge » et, de concert avec le président Eltsine démissionnaire, réussissent un coup de génie : capter l’énergie du mécontentement envers le régime pour la convertir en force de propulsion d’un nouveau leader à leurs ordres. Ce sera Vladimir Poutine. En août 1999, l’attaque contre le Daguestan [3] des commandants « islamistes », le Tchétchène Bassaiev et le Jordanien Khattab, suivie des attentats « non identifiés » de Moscou et Volgodonsk (près de 300 morts) mènent au déclenchement de la deuxième guerre de Tchétchénie. Le financier Berezovski, lié par les affaires au mafieux Bassaiev devenu « leader wahhabite », encourage alors Poutine, nouveau premier ministre, à se faire des muscles dans « la lutte contre le terrorisme » [4]. Pas d’hésitation : avec ses copains plutôt jeunes de St. Petersbourg et d’ailleurs, de l’ex-KGB et de l’armée, cette incarnation d’une nouvelle génération qu’est Poutine se laisse fabriquer (à l’américaine) une image d’homme fort. Une frange de la presse occidentale prend peur. De fait, l’OTAN et Washington approuvent les opérations en Tchétchénie et soutiennent la candidature de Poutine à la direction du Kremlin. Le nouveau président ne décevra pas ses supporters d’outre-Atlantique. Certes, il relance la production et les ventes d’armes (notamment à l’Iran), rétablit la mélodie de l’hymne soviétique, rend les honneurs au « grand peuple soviétique » vainqueur de l’Allemagne nazie en 1945. Il sait que les sondages relèvent, encore en 2001, 60 % de « nostalgiques de l’URSS », dix ans après sa chute. Aucune manifestation officielle (ni populaire) ne salue la « grande révolution démocratique » de 1991. De quoi inquiéter les démocrates russes et la presse occidentale : encore une alerte au « retour au soviétisme » !
En fait, les concessions symboliques enlèvent aux nationaux-communistes à la Ziouganov le monopole du patriotisme. Le président n’en est que plus à l’aise pour confier aux libéraux (Gräf, Illarionov) la relance des réformes : nouvelle vague de privatisations des industries, des télécommunications et des terres non agricoles, « rénovation » du code du travail [5] afin de lever les entraves à la flexibilité et aux licenciements économiques (en attendant une loi sur les faillites), débuts de la réforme des loyers et des services communaux tendant à liquider les vestiges de la « gratuité » et du « paternalisme soviétique ». Le libéralisme poutinien va de pair avec une restauration de l’État : collecte des impôts, « verticale du pouvoir » remettant en cause les autonomies régionales. Les libertés de la presse et des syndicats sont restreintes, les oligarques tenus en respect, après l’éviction des deux magnats financiers et médiatiques, Vladimir Goussinski et Boris Berezovsky (homme d’affaires). Des oppositions centristes et régionalistes se rallient au président. La grogne des généraux et des communistes est à peine audible. L’apathie sociale reste générale. Poutine profite d’une conjoncture favorable, due à la hausse de la rente pétrolière et à la chute du rouble après le krach d’août 1998 qui, obligeant à restreindre les importations, a permis la relance d’activités locales. Après neuf ans de récession, la croissance a repris. Elle se maintient à 5 % en 2001. Les arriérés de salaires sont payés.
Quelques francs succès suffiront-ils à Poutine pour gagner son pari d’une entrée dans le Nouvel Ordre Globalitaire ? Beaucoup dépendra des États-Unis. Il est vain d’imaginer qu’ils renoncent à leurs visées hégémoniques. Mais les réaliseront-ils en concertation avec la Russie, en lui laissant une marge d’initiative et des zones d’influence, une place dans le réaménagement de l’économie et des politiques de guerre ?
Allié ou vassal des États-Unis ?
Les signes en provenance de Washington ne sont pas tous encourageants. Radio Free Europe/Radio Liberty (financée par le Congrès des États-Unis) va bientôt émettre en trois langues caucasiennes, dont le tchétchène. Le Pentagone mentionne la Russie comme cible éventuelle de l’utilisation d’armes nucléaires. Il s’est implanté en Asie centrale grâce aux bases militaires « prêtées » par les ex-républiques soviétiques pour la campagne d’Afghanistan. Une nouvelle base est en chantier (avec la France) au Kirghizistan. Plus à l’Ouest, en Géorgie, des dizaines de militaires américains débarquent pour aider à la traque des terroristes d’Al Qaida, dont des hommes du commandant Khattab, signalés dans la vallée de Pankisi. Mais les autonomistes d’Abkhazie et d’Adjarie [6] redoutent que Washington n’aide Tbilissi à les résorber, à reconquérir la république séparatiste abkhaze candidate à l’adhésion à la Fédération de Russie et soutenue par Moscou. Le passage complet de la Transcaucasie [7] de la zone d’influence russe à l’américaine serait ponctué par les offres de service de Washington et de l’OTAN à l’Arménie, pour l’aider à surmonter le conflit du Haut-Karabakh [8]. Au cœur des enjeux : la mise en chantier, prévue cet été, de l’oléoduc Bakou-Ceyhan (Azerbaïdjan-Géorgie-Turquie) et d’autres projets visant à exporter les pétroles de la Caspienne — dont ceux des nouveaux gisements kazakhs de Tenguiz — sans passer par la Russie. La probable offensive contre l’Irak est également à l’ordre du jour. Les défaillances arabes pourraient être partiellement compensées par le « concours » d’anciens pays du bloc socialiste : les républiques baltes, la Géorgie et l’Azerbaïdjan ainsi que la Roumanie et la Bulgarie seraient disposés à coopérer à l’action.
Quelle place pour l’allié Poutine dans ce nouveau rapport de forces en gestation ? Les stratégies se cherchent, tant à Washington qu’à Moscou, où l’on mise sur le rapprochement avec la Chine, l’Inde, l’Iran. Où l’on ne désespère pas non plus d’enrayer la dislocation de la CEI [9] malgré le grignotage américain. La Russie peut encore jouer, notamment en Ukraine, de sa domination énergétique, des liens industriels et humains hérités de l’URSS, des méfiances que suscite l’aventurisme américain dans les populations tant slaves que turco-musulmanes de la CEI.
L’affaiblissement de la Russie voulu par les États-Unis n’est d’ailleurs pas contraire à sa plus grande intégration au sein du système mondial, économique et politico-militaire, mais dans une position périphérique et subordonnée. Cette « vassalisation », accompagnée du pillage des ressources depuis dix ans, bénéficie du concours des élites démocrates russes. La régression démographique, économique, sociale et scientifique n’a-t-elle pas déjà atteint un point de non-retour ?
L’embellie conjoncturelle est fragile, et les tendances lourdes à la chute persistent, comme en témoigne — la fuite persistante des capitaux et des cerveaux. Le grand quotidien libéral de Moscou, les Izvestia, constatant le manque d’assises sociales des réformes de marché, qualifie le président Poutine « d’Atatürk sans Jeunes Turcs » [10] et se fait alarmiste : « Nous avons perdu nos capacités concurrentielles dans pratiquement tous les domaines qui comptent dans le monde contemporain. Encore 10 à 20 ans d’un tel « développement », et nous pourrons dresser une croix non seulement sur l’État influent, mais sur une Russie réellement souveraine. Pour survivre, le pays n’a pas seulement besoin de réformes, mais d’un véritable bond dans l’avenir » [11].
29 mars 2002