Le mouvement socialiste en Turquie, très puissant durant les années 70 malgré ses divisions internes et son sectarisme, n’a pas réussi à se réorganiser après la choc du coup d’État de 1980 et il est resté confiné à des cercles étroits durant plus d’une décennie. Le parti socialiste unifié (BSP), qui a été constitué en 1994, avec la fusion de plusieurs groupes venant d’horizons différents, a brisé cette malédiction, mais ce parti n’a pas réussi à rassembler plus de 3 à 4 000 militants, avec un potentiel électoral d’à peine 1 %. Le mouvement de Dev-Yol (Voie révolutionnaire, l’organisation la plus puissante des années 70), qui a tenté de constituer son propre parti à la même époque, n’a pas réussi à récolter plus de militants que le BSP. Pourtant, en janvier 1996, 15 000 personnes étaient présententes au meeting de fondation du Parti de la liberté et de la solidarité (ÖDP), constitué par une convergence de ces deux groupes.
Même si au départ, l’ÖDP a été fondé formellement par une délégation de 15 personnes (6 représentants de chacun de ces deux groupes et trois délégués représentant les indépendants), qui ont rédigé le programme et « nommé » tous les organes de direction, ce nouveau parti réunissait l’expérience et l’acquis de la totalité des composantes de ces deux groupes et des indépendants (militants de différents horizons ayant rompu avec leurs organisations d’origine). Leur dénominateur commun était la volonté de dépasser le sectarisme et le dogmatisme, et de devenir capable de parler la langue des larges masses de travailleurs.
Dans la période initiale, les problèmes internes de chacune des composantes de l’ÖDP et les relations délicates entre elles étaient considérées comme étant le principal obstacle au développement du parti. L’opinion largement répandue était qu’il serait impossible de maintenir très longtemps un parti aussi hétérogène. Vu de l’extérieur, ce rassemblement de multiples courants, allant des 4 partis pro-moscovites des années 70, jusqu’aux deux puissants courants centristes (Dev-Yol et Kurtulus), en passant par les « trotskystes », semblait peu fiable. Pourtant, tous ces courants étaient passés par un processus d’autocritique et de réévaluation : ils avaient acquis une conscience commune sur la nécessité de dépasser les clivages sectaires pour rassembler leurs forces et rattraper le temps perdu.
En effet, même les anciens partis staliniens pro-moscovites avaient fait des autocritiques beaucoup plus profondes et radicales que la plupart de leurs « partis frères » dans le monde et les murs qui s’écroulaient leur avaient permis d’en tirer des leçons en terme de démocratie et de pluralisme. Dev-Yol a apporté une base militante de masse au parti, grâce aux jeunes générations qu’il a su capter après les années 80 ; Kurtulus, qui a des racines communes avec ce dernier, a connu certaines ruptures avec sa ligne politique traditionnelle, mais a opté sans ambages pour le rassemblement au sein de l’ÖDP. Il faut aussi ajouter le poids des indépendants (un quart de la direction actuelle du parti), issus de courants divers et se définissant en dehors des groupes existants, et qui, sans pour autant représenter une convergence politique et programmatique, luttent pour renforcer l’identité commune du parti.
Ainsi, les groupes d’horizons différents ont chacun contribué de façon décisive à la construction de l’ÖDP, tout en véhiculant leurs propres problèmes internes au sein du parti. Même s’il n’y a pas pour le moment de tendance au dépassement et à la recomposition des groupements hérités du passé, on ne peut pas considérer pour autant dans l’ÖDP n’est qu’une fédération des anciens de l’extrême gauche turque, car c’est déjà l’identité commune autour de l’ÖDP qui prédomine le parti.
Le parti n’a pas encore de publication, en dehors d’un Bulletin périodique et d’une série de documents, constitués des dossiers de différents débats et forums qu’il a organisés. En revanche, chaque groupe a son propre journal, avec des périodicités plus ou moins régulières (il est intéressant de noter que les deux seuls groupes qui publient une revue périodique régulière mensuelle sont paradoxalement Dev-Yol, le grand groupe, et Yeniyol, le plus petit). Mais le congrès du parti qui s’est réuni fin octobre à Ankara, a décidé d’achever les préparatifs pour le lancement d’un organe de presse public du parti.
L’ÖDP prend corps
Le congrès du parti a été précédé d’une conférence nationale de 4 jours, réunissant 1 850 des 2 100 délégués élus par les congrès régionaux et représentant 16 700 adhérents (chiffre officiel du mois de février 1997, date du début du processus légal des congrès régionaux). Cette conférence, à huis clos, avait pour but de permettre à tous les délégués « officiels » et aux délégués « officieux » (ceux qui avaient été privés de leurs droits civiques pour des condamnations antérieures, ainsi que les étudiants et les fonctionnaires, que la loi sur les partis politiques prive du droit d’adhérer à un parti politique) de discuter en toute liberté (c’est-à-dire en dehors du carcan légal qui limite la liberté d’expression) sur les thèmes politiques à l’ordre du jour du Congrès. Les résolutions adoptées par la Conférence ont été soumises au Congrès officiel (qui s’est tenu dans une salle de sports, devant la presse, le commissaire du gouvernement et une assemblée de près de 10 000 militants et sympathisants), qui s’est contentée de les entériner formellement (il en a été de même pour l’élection du CC).
Les résultats du congrès ont confirmé le caractère pluraliste de ce parti, puisque tous les courants (9 listes, voir encadré) ont été représentées au CC (100 membres) en fonction de leur force numérique et quel que soit leur nombre. La représentativité politique proportionnelle a même été privilégiée au sein du BP (24 membres), au détriment du poids numérique (pourtant, le courant Dev-Yol avait obtenu une majorité écrasante au CC avec 43 % des élus).
Désormais, aucune des composantes de l’ÖDP ne peut faire marche arrière. L’identité commune du parti transcende les groupes et se reflète dans son discours, dans son style, mais surtout dans son fonctionnement. Au niveau du discours, l’ÖDP évite systématiquement la langue de bois et tente de développer des moyens innovateurs pour s’adresser aux larges masses, en dehors de son cercle étroit de sympathisants, et ceci, malgré un contexte où la politisation est on ne peut plus superficielle. Ainsi, le titre du rapport financier de ce parti, qui a unit l’amour, la révolution et le socialisme en un seul slogan, était : « Nous sommes le parti de l’amour, de la révolution et des démunis ». La lutte contre la maffia était symbolisée dans les manifestations du parti par des balais (« balayons les gangs maffieux »). La politique des alliances du parti était caractérisée par la formule : « le lierre populaire ».
La pluie remplit le seau
L’ÖDP avait obtenu 1,6 % des voix lors des élections municipales partielles (ayant présenté des candidats dans 5 mairies) et était crédité de 2 % des voix à l’échelle nationale. Aujourd’hui, avec plus de 20 000 membres il est crédité de plus de 3 % d’intentions de vote dans les sondages. Ainsi, pour la première fois depuis le coup d’État de 1980, le mouvement socialiste est représenté par une force qui n’est plus marginale, qui est devenue une réalité avec laquelle il faut compter dans les syndicats et les associations de masse et qui occupe une place réelle dans les médias.
En effet, l’ÖDP a déjà une composition sociale assez représentative : la quasi totalité de ses membres sont des salariés et près d’un quart d’entre eux sont des ouvriers d’usine. Il y a également un grand poids d’employés du secteur public (qui sont actuellement le fer de lance des luttes sociales en Turquie). L’ÖDP réunit aussi des représentants de différents mouvements sociaux, qui ne se définissent pas forcément comme socialistes : des groupes féministes, écologistes, jeunes, des objecteurs de conscience, des militants des droits de l’homme, des militants qui se battent pour les droits des homosexuels (ce qui est une grande exception dans la gauche de cette région du monde), etc. L’ÖDP a également un certain poids dans les syndicats (en particulier la KESK, confédération des syndicats de la fonction publique). L’objectif du parti dans la période à venir est de doubler le nombre de ses membres et son électorat potentiel, en augmentant la part des jeunes, des femmes et des ouvriers dans sa composition sociale.
Le parti remplit d’ores et déjà les conditions légales pour pouvoir se présenter aux élections législatives, puisqu’il est présent dans la quasi totalité des préfectures et sous-préfectures. Le parti possède plus de 300 locaux dans l’ensemble du pays (autrement dit, il n’est pas présent que dans les grands centres urbains). Mais le parti, qui s’organise également dans les quartiers populaires des banlieues, s’est contenté jusqu’à maintenant de rassembler et d’organiser son potentiel préexistant. Il doit désormais s’ouvrir à de nouvelles couches et gagner de nouvelles forces.
Au stade actuel, l’ÖDP est confronté aux mêmes difficultés que les autres partis de masse de son genre dans d’autres pays et il doit prendre des tournants délicats, pleins de dangers. En effet, contrairement au Parti ouvrier turc (TIP) des années 60, qui avait également réussi à rassembler un électorat de 3 %, mais dans des conditions de montée des luttes, l’ÖDP se construit à contre-courant et doit faire fleurir un espoir avec de faibles forces, en plein marasme, sans mouvements de masse des travailleurs, et alors que les partis de centre gauche se sont confinés dans des petits calculs parlementaristes.
Dans un tel contexte de démobilisation générale, l’ÖDP a réussi à transporter 5 à 10 000 personnes à plusieurs centaines de kilomètres de leurs villes, pour les faire participer à des manifestations de protestation dans des villes de province éloignées. Ainsi, début novembre, à l’occasion de la campagne menée pour le premier anniversaire de « l’affaire de Susurluk » (qui avait dévoilé les liens entre la mafia, la police, l’extrême droite et des politiciens du parti de Çiller), plusieurs dizaines de milliers de personnes s’étaient rassemblées à l’initiative de l’ÖDP dans trois villes de province. D’ailleurs, dès le début, les militants de l’ÖDP avaient été à la pointe de la réaction populaire contre ce scandale.
Parmi les autres actions massives réalisées à l’initiative de l’ÖDP, rappelons en avril dernier, le rassemblement de 25 000 personnes en plein centre d’Ankara ; puis le cortège du premier mai avec plus de 25 000 personnes à Istanbul et plus de 15 000 à Ankara, sans compter les milliers de manifestants dans chacune des différentes villes de province ; le million de signatures récoltées durant la campagne de pétitions : « une signature pour la paix » dans la région kurde ; la manifestation « Ne Refahyol Ne Haziro ! » (ni islamistes ni militaires), en juin dernier, qui avait rassemblé 35 000 personnes à Sultanahmet ; ou encore, le récent rassemblement dans le stade de Fenerbahçe, à Istanbul, qui a encore drainé plus de 30 000 personnes. Toutes ces actions, pour spectaculaires qu’elles soient, ne reflètent cependant que la capacité de mobilisation du parti et de son entourage, consolidant les liens avec la base de l’électorat, mais ne sont pas pour autant de nature à entraîner un mouvement social plus large et croissant. Mais quoi qu’il en soit, l’ÖDP a réussit à s’imposer sur la scène politique avec sa personnalité propre et sa façon particulière de faire de la politique.
À nouvelle période, nouveaux problèmes
Dans la période à venir, le parti devra développer une série de tactiques pour politiser la gauche, en s’adressant à des couches plus larges que l’électorat classique du centre gauche. Il n’est pas exclu que le pays s’oriente assez rapidement vers des élections anticipées courant 1998 et le parti doit s’y préparer. Si la loi électorale n’est pas modifiée, nous devrons faire face une fois de plus au barrage national à 10 %, autrement dit au handicap de la pression de la social-démocratie en faveur du « vote utile pour barrer la route aux islamistes et à la droite ». Certaines alliances électorales peuvent alors s’avérer nécessaires, afin d’obtenir une représentation crédible aux yeux des masses.
Dans ce cadre, les relations avec la gauche nationaliste kurde, le HADEP (Parti démocratique du travail du peuple), deviennent encore plus importantes. Malgré un bon score aux précédentes élections dans sa région (Sud-est), le HADEP a eu peu d’échos dans l’Ouest du pays. Jusqu’à aujourd’hui, l’ÖDP avait évité de s’organiser dans la zone des combats (la zone de l’État d’urgence), mais certaines tendances dans le parti veulent remettre en cause cette orientation. Le parti a réalisé plusieurs actions communes avec le HADEP et a mené une politique très prudente à son égard, mais cela n’a pas empêché certaines tensions. Il est vrai que dans un passé assez récent (et même encore aujourd’hui), la mouvance nationaliste kurde a eu une attitude assez sectaire et arrogante à l’égard des composantes de l’ÖDP. Du coup, d’une façon diffuse feutrée, certains secteurs de l’ÖDP ont tendance à pousser le parti à prendre ses distances avec le HADEP. Mais jusqu’à maintenant, la direction du parti a maintenu le cap de relations privilégiées avec le HADEP, en tant qu’interlocuteur légitime de la lutte pour la paix.
Autre question importante que le parti doit résoudre, les tensions inévitables entre le modèle d’organisation qui est imposé par la loi (c’est-à-dire sur la base de la division administrative du territoire) et la nécessité de s’organiser sur les lieux de travail, dans les quartiers populaires et sur les lieux de lutte. Il faut aussi y ajouter les faiblesses de l’appareil du parti et l’amateurisme organisationnel car, en dehors d’un ou deux postes de secrétariat, le parti n’a aucun permanent et tout le travail d’organisation se fait sur la base du bénévolat.
Par conséquent, dans la période à venir, ce n’est plus l’héritage du passé qui déterminera l’évolution et l’avenir du parti, mais sa propre lutte. Désormais, il faudra compter avec l’ÖDP !